Le Prince

De Mohamed Zran

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Il y a dans Le Prince la volonté bien sympathique de suggérer par la fiction le vide béant face auquel se trouve la jeunesse tunisienne : chômage des diplômés, crispations dans les relations familiales, société à deux vitesses sans pont d’accès aux sphères plus aisées, formatage de la pensée, corruption et répression. Le décor de cet amour passionné d’un jeune apprenti fleuriste pour une directrice de banque est ainsi chargé de désespérance vécue au quotidien, tant et si bien que le sujet du film, les essais fleuris d’un amoureux transis pour exprimer son amour à une femme inatteignable, laisse peu à peu la place à une peinture sociale engagée pour culminer dans un thriller amoureux : osera, osera pas ?
Comment ne pas penser à Omar Gatlato, le chef d’œuvre de Merzak Allouache qui avait marqué un tournant dans le cinéma algérien en 1976 : à travers la peinture émouvante et comique du rapport impossible à la femme désirée, Allouache portait en arabe dialectal un regard à la fois empathique et sans concession sur les espoirs déçus et les frustrations de la jeunesse algérienne face à un modèle de virilité inopérant. La différence avec Le Prince est qu’Allouache n’encombrait pas son propos de considérations politico-morales. Il jouait entièrement le jeu de la fiction, suivant sans digressions son personnage dans ses efforts de retrouver la femme dont il a seulement la voix sur une cassette trouvée dans le magnétophone qu’il vient d’acheter à un ami.
Bien sûr, face à un Omar qui n’ose traverser la rue de son rendez-vous enfin acquis, la fin des deux films diffère fondamentalement, et là encore s’affirme le regard messianique de Zran dans sa tentative d’encourager la jeunesse tunisienne à croire que le rêve est encore possible. Pourtant, la réalité est dure et cet éditeur qui publie L’inconnu, une revue au titre évocateur, vivra la pire déception quand il comprendra la futilité de sa décision de rester au pays malgré le comportement des jeunes (« Le matin au narguilé, le soir à la bière, ils n’ont pas besoin de gens comme moi »). Car, comme tant de films du Maghreb, l’attrait d’un ailleurs moins borné motive les êtres et forge un dernier espoir pourtant bien limité. C’est surtout dans ces digressions documentaires que Zran retrouve les intuitions qui faisaient la valeur d’Essaïda, son premier long métrage. La scène où la faillite de l’éditeur est théâtralement prononcée devant un comité de rédaction regroupant une pléiade de personnalités du monde culturel tunisien aux noms légèrement détournés (comme notre ami critique de cinéma Tahar Chekaoui qui devient Tahar Chakri) est à la fois désopilante et terriblement grave. Le déménagement tourné comme un enterrement a aussi cette veine d’un humour à la Tati qui aurait pu éclairer un film souvent trop sage ou trop construit. Nombre de scènes n’apportent pas au récit ce qu’elles ont en potentiel tandis que les zooms ou les insistances sur les regards plombent ce qui aurait pu rester dans la suggestion. Mais la sincérité du propos l’emporte, et surtout cette empathie avec « une jeunesse oubliée qui veut vivre sa vie » qu’évoque le rap final – laquelle ne s’y est pas trompé en faisant aux JCC un triomphe au film.
Trouve-t-elle dans cet amoureux transi un modèle auquel s’identifier ? Cette fascination sans bornes pour la femme idéale n’est pas sans rappeler Layla ma raison de Taïeb Louhichi et tant de poètes arabes. Mais la « bombe » féminine (pour reprendre l’expression de nos fleuristes amateurs) objet de l’amour d’Adel semble plutôt imiter des banquiers fort masculins au service du capital qu’une femme engagée pour changer les choses. Adel est amoureux d’une image, d’une femme entrevue dans la rue, d’un idéal qu’il se forge lui-même plutôt que d’un être réel. Le rêve auquel voudraient pouvoir aspirer les jeunes du film (« il faut que tu gagnes pour qu’on puisse rêver ! ») serait donc bien irréel s’il ne s’inscrivait pas dans un désir de changement social qui, faute de pouvoir en vivre le débat et les prémices, reste lui aussi, comme la revue de l’éditeur, le rêve de l’inconnu.
« Je l’aime, elle me hante » dira Adel. Comment vivre autrement l’inaccessible ? En ancrant ainsi son film dans le vécu quotidien des soûleries et des terrasses autant que des errances et des rêves, Zran nous rend la Tunisie singulièrement familière.

///Article N° : 3574

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