Achille Ngoye rêve d’écrire un polar où le sorcier remplacerait le détective.
Agence Black Bafoussa a été, en 1996, le premier polar d’un auteur africain publié dans la Série Noire de Gallimard. Quelle est l’histoire de ce texte ?
J’avais déposé le manuscrit dans une dizaine de maisons. Des réponses négatives sont tombées assez vite, et l’une d’elles, révélatrice du parcours du combattant, m’était parvenue 48 heures après le dépôt ! Deux ou trois maisons ne m’avaient pas répondu, dont Gallimard qui s’était manifesté un an plus tard, pour dire qu’il prenait le manuscrit. Il semble que le texte ait circulé dans la maison avant d’atterrir dans la Série Noire. En fait, je l’avais adressé aux éditions Gallimard, et non à une collection particulière, afin de lui donner des chances de survie
Comment as-tu choisi le polar ?
Il s’agit d’un choix délibéré. Originaire de l’ex-Zaïre, observateur discret du système Mobutu, je tenais à témoigner de la nocivité de ce système à travers une fiction. J’ai donc cherché un genre qui permettait d’écrire dans un langage dégagé, sans trop de contraintes, des faits ignorés à l’étranger, afin d’atteindre un large public. Bien que Kin-la-Joie soit né de cette quête, c’est Agence Black Bafoussa qui a exaucé mes vux. Un constat m’avait dicté ce choix : beaucoup d’ouvrages d’auteurs africains, quoique bien ficelés et d’un intérêt réel, restent inaccessibles à cause de leur langage hermétique, ou parce qu’ils sont mal distribués ou hors de portée, ce qui leur aliène des lecteurs potentiels. Par ses prix modiques, le polar constitue un créneau de large diffusion. Son langage branché, soft, permet de véhiculer des informations et de passer des messages.
Dans tes livres, la sorcellerie et la pression psychologique sont des armes au moins aussi redoutables que les revolvers et les fusils.
On ne peut pas ne pas en tenir compte. Un exemple : au Nigeria, il y a quelques mois, 1000 personnes sont mortes dans des affrontements interethniques. Et cela, pour une histoire de sorcellerie : deux membres d’une tribu avaient été transformés en chiens par un sorcier de l’autre ethnie, et un de ces chiens était mort ! Cette tragédie est suffisamment éloquente pour ne pas occulter le rôle du sorcier dans les sociétés dites traditionnelles. Dans nos milieux, animistes, dès la tombée de la nuit, quand on ne veut pas voir les flics se mêler d’une affaire, on recourt à l’occulte pour la régler : vol de bétail, adultère, décès mystérieux, conflits entre individus etc. C’est le sorcier qui mène l’enquête. A sa cadence. Avec ses outils et ses méthodes. Parler de cette autre façon de démêler les embrouilles et de maintenir l’ordre traditionnel est, à mon avis, un apport à la littérature policière. A vrai dire, j’aimerais me passer de détective, pauvre humanoïde, et ne parler que du tout-puissant sorcier.
As-tu déjà envisagé de faire un polar avec un sorcier ?
J’en parle dans mes romans, sans pour autant les planter au centre de l’intrigue, car le lecteur occidental ne prend pas ça au sérieux. Il trouve que cela relève du folklore. Mais peut-on parler de folklore quand mille cadavres jonchent les rues dans une affaire de sorcellerie ou lorsqu’un prélat catholique, avant de prendre la route, consulte d’abord son féticheur attitré ? Pour tout dire, je me force à mettre un peu de détectives dans mes textes, afin d’avoir une intrigue classique. Inutile de dire que le lecteur africain, lui me comprend
La langue de tes romans est un mélange d’argot et d’africanismes. L’argot semble tenir une place de plus en plus importante.
Les mots argotiques, je ne les cherche pas. Peter Chaney, une de mes premières lectures policières, dans les années soixante, se bourrait de mots argotiques, introuvables dans le dico, ce qui transformait mes lectures en apprentissage du chinois. Je me suis cultivé de ce côté-là depuis. A présent, mon plus grand souhait serait d’utiliser des africanismes sans avoir à les expliquer. Que les gens comprennent qu’il s’agit d’un langage parlé dans une partie du monde et que, d’un pays à un autre, en Afrique, le français s’enrichit et s’adapte au génie local. Après tout, quand le Québécois écrit, il écrit dans sa langue et n’explique pas ses subtilités. Très franchement, j’aimerais écrire un autre Kin-la-Joie, truffé d’africanismes et de proverbes africains.
///Article N° : 77