« Le théâtre doit toujours se questionner, c’est la condition essentielle à son renouvellement  » : entretien avec Essia Jaïbi

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Metteuse en scène engagée et figure montante du théâtre tunisien, Essia Jaibi nous parle de ses dernières créations, Métamorphose 2, Flagranti et Stigma, de son rapport à l’héritage artistique de ses parents, le couple mythique Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, et de sa vision d’un théâtre ouvert, inclusif et en prise avec l’histoire et les mutations de la société tunisienne. 

Métamorphose 2 marque votre seconde collaboration avec votre mère, la grande comédienne Jalila Baccar, après Madame M. Comment s’est passée cette nouvelle expérience de création mère-fille ?

Essia : Madame M et Métamorphose 2 sont deux expériences très différentes. Madame M était mon premier spectacle. Comme pour tout premier spectacle, il y a beaucoup de tâtonnements et ce n’est pas évident. De plus, ma mère n’était pas seule sur scène, il y avait beaucoup de jeunes comédiens débutants, comme moi. Jalila avait donc aussi ce rôle de guide et de transmission.

Par contre, avec Métamorphose 2, on s’est vraiment retrouvées en face-à-face, dans un rapport plus direct de metteuse en scène à comédienne. De cette confrontation est née une vraie rencontre entre nos deux approches du théâtre, entre ce qu’elle a envie de dire et ce que moi j’ai envie de dire. Nous avons beaucoup questionné ce qui pouvait créer une divergence entre nous : le pays, le théâtre, l’avenir, la position des femmes, le rapport mère-fille, les liens intergénérationnels. Et ce sont nos questionnements qui ont nourri notre collaboration dans ce spectacle.

La pièce met en scène ce dialogue complexe entre une mère comédienne seule en scène et sa fille, à la fois metteuse en scène et voix off. Peut-on y voir une métaphore des transformations de la société tunisienne ?

Essia : Effectivement, il y a de ça. Je veux d’abord préciser, que contrairement à ce qu’on pourrait croire, Jalila n’a fait qu’un seul spectacle en solo avant:  À la recherche de Aïda en 1998. Par conséquent, la forme du solo constituait un vrai défi pour nous deux avec ce face-à-face entre elle sur scène, et moi présente par la voix off. Nous avons voulu nous confronter aux questions qu’on évite, sur l’état du pays, notre position en tant qu’artistes et notre impact réel. Le personnage de la mère incarne une certaine lassitude, un désenchantement, alors que la fille garde une foi dans l’avenir du théâtre tunisien. Leur dialogue condense les questionnements de deux générations sur l’évolution du pays. Les transformations de l’actrice, entre passé et présent, deviennent aussi celles de la Tunisie en quête d’elle-même.

Ce jeu de métamorphoses entre les rôles est au cœur du spectacle. Que révèle-t-il de l’évolution de la condition des femmes artistes en Tunisie ?

Essia : L’idée est née d’un souvenir d’enfance. Enfant, j’observais ma mère se transformer sur scène presque tous les soirs, passant d’une vieille dame dans Familia (1993) à une quadragénaire dans Soirée particulière (1997), puis à une psychologue dans Junun (2005). J’étais à la fois fascinée et effrayée par ces métamorphoses. En grandissant et en devenant metteuse en scène, j’ai éprouvé le désir de faire jouer ma mère. Métamorphose 2 (2021) réunit la Jalila d’aujourd’hui, qui accepte d’être dirigée par moi, et tous ces personnages issus de notre mémoire commune, mais vus sous un angle différent. Pour moi, en tant que fille, il s’agit d’une perception extérieure de l’actrice, tandis que pour elle, il s’agit d’une perception intérieure. En faisant revivre ses rôles, nous faisons également revivre des pans entiers de l’histoire du théâtre et de la société tunisienne pour les spectateurs. Les femmes que Jalila a incarnées reflètent profondément leur époque, des années 70 à aujourd’hui.

Les personnages des années 70, tels que ceux évoqués lorsqu’elle parle de Al Tahkik [L’Enquête] (1977)  ou lorsqu’elle jouait aux côtés de Raja Ben Ammar, illustrent une période particulière de l’histoire tunisienne, mettant en lumière le statut des femmes travailleuses et bien d’autres aspects. Au fil du temps, comme dans l’exemple de Familia, nous abordons des réalités telles que la vie des femmes âgées dans la Tunisie des années 90, offrant ainsi un témoignage sur l’évolution du regard porté par le théâtre et les spectateurs sur le statut des femmes. Jalila a toujours mis en avant des personnages féminins forts, non seulement en tant que combattantes directes, mais également en tant que figures emblématiques de leur époque. Revoir ces personnages aujourd’hui enrichit également l’œuvre contemporaine, car Métamorphose 2 est nourrie de ces différents personnages féminins que je n’aurais peut-être pas rencontrés ou que le théâtre actuel ne m’aurait pas présentés. Il s’agit véritablement d’une rencontre, celle de deux femmes qui racontent les histoires de nombreuses autres femmes.

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Dans Métamorphose 2, on sent une tension constante entre la mère et la fille, les personnages représentés. Est-ce le reflet de la tension entre vous, les deux créatrices ?

Essia : Oui et non. Bien sûr, au théâtre, nous jouons avec ces tensions, en les accentuant. Dans tout processus de création, il y a des confrontations, car il s’agit d’une véritable rencontre qui bouleverse et questionne. Pour Métamorphose 2, je suis partie du conflit intérieur de ma mère avec son métier et avec l’état du théâtre en Tunisie. Je l’ai poussée à en parler à travers le prisme du jeu théâtral. Nous avons utilisé nos propres tiraillements et nos différences de perspectives comme matière première du spectacle, en les mettant en abyme dans la relation entre la comédienne et la voix de la metteuse en scène, sa fille. Cependant, il s’agit d’un miroir déformant ; nous avons utilisé nos questionnements réels pour écrire une fiction.

Au-delà des questions d’identité, envisagez-vous d’aborder sur scène des thématiques plus larges comme l’écologie ?

Essia : Absolument, c’est essentiel et on est en plein dedans. Je pense que n’importe quel sujet traité sur scène doit intégrer une dimension écologique, car l’acte créatif et le processus de création doivent intrinsèquement interroger notre relation à l’environnement. Est-ce qu’on est responsable dans notre manière de créer ? Est-ce qu’on est responsable dans notre manière de nous déplacer ? Est-ce qu’on est responsable dans notre manière de fabriquer des décors ? Est-ce qu’on est responsable dans notre manière d’éclairer nos spectacles ? Ce sont des réflexions indispensables chez l’artiste. Par ailleurs, il est crucial de voir ces thématiques se refléter de plus en plus dans nos productions artistiques, et je m’engage résolument dans cette direction.

Il y a une thématique qui m’attire particulièrement et qui, pour moi, est urgente et que j’intègre maintenant de plus en plus dans chacun de mes spectacles, c’est celle de l’eau. Quand on vit en Tunisie aujourd’hui, on sent qu’il y a un vrai problème d’eau depuis quelques années. C’est une crise qui ne cesse de s’aggraver, et qui reste pourtant sous-estimée et insuffisamment traitée. Il s’agit d’une urgence, mais il n’y a pas de réelle prise de conscience à grande échelle. Comme avec Flagranti et d’autres spectacles, pourquoi ne serait-ce pas le théâtre qui porte cette question au cœur des débats ? Le théâtre a justement cette capacité unique de susciter une prise de conscience profonde et durable, qui peut compléter et enrichir les approches académiques, médiatiques et familiales. En abordant ce sujet sur scène, nous pouvons créer une expérience esthétique, textuelle et dramaturgique puissante et engageante.

Le rôle du théâtre, surtout dans un pays comme la Tunisie, c’est aussi de traiter ces questions cruciales, car il existe un besoin urgent de sensibilisation que les autres canaux n’abordent pas nécessairement de manière adéquate. L’art, et le théâtre en particulier, peut et doit être un vecteur de messages de prise de conscience écologique et de responsabilité environnementale.

Vos spectacles puisent dans une multitude d’inspirations. Quels artistes vous ont le plus marquée ?

Essia : C’est une question difficile. Je dirais que mes influences sont multiples et pas seulement théâtrales. Le cinéma, la littérature, la danse m’inspirent aussi. Mes influences sont un méli-mélo de choses très diverses, qui vont des films de Bergman au clip de Beyoncé en passant par le théâtre de mon père et les écrits de Brecht ! J’assume cet éclectisme et  je pense qu’il se ressent dans mon travail. C’est ce foisonnement-là qui nourrit mon imaginaire et contribue à la richesse et à la diversité de mes créations.

Et avec qui rêveriez-vous de collaborer ?

Essia : Il y a plein d’artistes que j’admire et que j’aimerais rencontrer, mais pas une personne en particulier. Pas seulement des metteurs en scène de théâtre, mais aussi des chorégraphes, des cinéastes etc. J’aime l’idée de croiser les disciplines et de voir ce que ces rencontres peuvent produire. Cependant, il s’agit aussi d’une question d’affinités humaines et de désir commun. La collaboration doit être motivée par un projet qui fait sens pour toutes les parties impliquées.

Métamorphose 2, comme vos autres spectacles, tourne à l’étranger, de la Fondation Sharjah Art au festival SommerBlut à Cologne en Allemagne. Quel est l’enjeu de cette diffusion internationale ?

Essia : Même si je crée avant tout à partir de la Tunisie et pour le public tunisien, j’essaie toujours de faire en sorte que mes spectacles touchent à l’universel, par leur forme ou leurs thèmes. J’ai la chance qu’ils rencontrent un écho fort à l’étranger. Il est essentiel pour moi de confronter mes créations à d’autres regards, d’autres codes culturels. Non pas pour lisser mon propos, mais au contraire pour créer du lien et du dialogue par-delà les différences. Cette diffusion internationale permet également de donner une autre image du théâtre tunisien, loin des clichés, et en phase avec les grands enjeux contemporains.

Que préparez-vous pour la scène tunisienne et ailleurs en ce moment ?

Essia : En ce moment, je travaille également à la diffusion de mes trois dernières créations : Métamorphose 2, Stigma et Flagranti. Ces spectacles continuent de tourner. Parallèlement, je co-écris un texte dans le cadre d’une commande pour un collectif d’autrices et dramaturges francophones, le projet White Spirit, dont les phases d’élaboration se sont principalement déroulées lors de récentes résidences à Avignon et à La Chartreuse en avril prochain.

Après une longue phase de gestation et de confidentialité, mon nouveau projet mêlant théâtre et digital, El Project Ejdid, est en pleine diffusion depuis le 16 septembre. Sur Instagram, en partenariat avec le média créateur de contenu Faza, deux épisodes hebdomadaires sont publiés pour révéler les différentes étapes et les multiples enjeux auxquels nous faisons face dans la création théâtrale. Enfin, je travaille aussi sur la publication en version bilingue (arabe et français) du texte de Métamorphose 2.

Pour finir, quels sont vos rêves pour l’avenir, en tant que metteuse en scène et citoyenne engagée ?

Essia : Mon vœu le plus cher, c’est que le théâtre continue à se questionner lui-même, toujours, car c’est la condition essentielle de son renouvellement. Ce n’est que de cette manière qu’il peut évoluer et se développer. En tant que metteuse en scène tunisienne, même si j’ai fait mes études en France et que je connais bien le théâtre français et européen, je ne parle que du pays que je connais le plus, c’est-à-dire mon pays. Dans un pays tel que la Tunisie, l’important aujourd’hui, en tout cas, et à mon échelle, c’est de questionner le théâtre et en même temps de le rendre dans sa forme et dans ses formats un outil indispensable pour questionner notre réalité. Il doit rester fort, il doit rester ouvert, il ne doit pas se refermer sur lui-même et ne parler qu’un langage uniforme, qu’un langage renfermé. Le théâtre doit s’ouvrir, doit s’adresser au plus grand nombre, doit faire parvenir des idées, doit montrer un angle de vue différent, doit proposer une esthétique différente et c’est tout ce que je souhaite au théâtre et c’est tout ce que j’essaye de faire.

En conclusion, mon rêve, c’est de continuer à faire du théâtre et peut-être d’autres choses à part le théâtre, mais de continuer à créer, à montrer un autre angle de vue, à faire bouger les lignes dans une société où ce n’est pas toujours évident, où ce n’est pas toujours très rapide de faire bouger les lignes, mais de tenir bon et de s’entourer de personnes qui continuent à y croire et à vouloir faire en sorte que ce pays aille mieux. Voilà, c’est tout ce que j’espère : que notre pays progresse et s’améliore.

Propos recueillis par Khouloud (Lou) Gargouri, doctorante en littérature française et études théâtrales à l’Université de Chicago, spécialiste des dramaturgies féminines du seul.e en scène. Ses recherches portent notamment sur les questions de transmission intergénérationnelle et de représentation des luttes socio-politiques sur les scènes tunisiennes et au-delà.


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