Evénement : les éditions Cotovia à Lisbonne ont réuni il y a peu l’ensemble de l’oeuvre poétique de Ruy Duarte de Carvalho publiée entre 1970 et 2000 soit dix minces recueils suivis d’un addendum (1). Outre que ces textes étaient introuvables depuis longtemps, leur publication dans un même volume et dans l’ordre chronologique de leur production, permet d’embrasser la thématique globale de ces écrits et de prendre la pleine mesure du geste qui les a fondés.
L’auteur a longtemps été professeur de sociologie et à ce titre, il a résidé des années durant à Luanda. Cependant son premier métier – il fut technicien agricole – l’a amené à fréquenter certaines populations rurales. L’intérêt qu’il a manifesté à leur égard ne l’a jamais quitté. Dans une interview accordée en novembre 1992 à la revue Notre Librairie, il déclare que la culture angolaise n’est pas limitée aux grandes agglomérations du nord du pays ; « il y a aussi le sud, la dispersion absolue pour tout : la nature est dispersée, l’homme s’est dispersé, l’activité économique est basée sur la transhumance, dans un pays sec » (2). Ce sont les peuples du sud du pays qui le passionnent. Dans d’autres publications (3) il en étudie non seulement l’histoire par le biais de récits racontés par les gens du cru, mais l’idéologie politique (rapports avec l’occupant portugais avant l’indépendance ; relations avec le MPLA et l’UNITA, incidence du Programme Alimentaire Mondial sur l’économie locale, conséquences de la guerre sur les réseaux commerciaux etc). Toutefois, ces recherches sont absentes de la poésie consignée dans le recueil qui va retenir notre attention tout au long de ces pages. Car c’est avec un autre regard que Ruy Duarte aborde ces peuples du Sud. angolais. Curieusement, si les deux premiers livres rassemblent des textes rédigés entre les années 70 et 74, donc à une période où la guérilla menée contre l’occupant faisait rage, la référence aux événements s’y veut diffuse, contrairement à la poésie d’un Agostinho Neto ou d’un Amilcar Cabral. Nous ne sommes pas en présence de manifestes poétiques portés par une idéologie conquérante maintes fois affirmée mais d’un geste poétique personnel dont les diverses facettes constituent la trame et en même temps la forme des textes réunis dans la présente réédition.
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Je, les autres, la terre : le point majeur de ses pages est sans conteste ce qu’on peut appeler l’écoumène et qu‘Augustin Berque définit comme la « relation d’un groupe humain à l’étendue terrestre ». C’est précisément cette dernière qui est prospectée par Ruy Duarte.
Sans aller plus loin, une première objection se fait jour : peut-on parler de prospection dans ce domaine (dans les textes groupés sous le titre Lavra) ? Il ne prospecte pas ici au sens habituel de rechercher par tous les moyens mis à sa disposition (enquête sur le terrain, confrontation de documents de toutes sortes). Il n’ignore pourtant rien de ce travail d’investigation lorsqu’il fait métier de sociologue chez les pasteurs Kuvale et qu’il situe cette communauté sur le plan géographique, économique, linguistique et politique (4). Mais ici, l’intention est différente : il ne s’agit pas d’observer les autres pour comprendre leurs motivations (en l’occurrence leur relation aux affrontements entre UNITA et MPLA) mais de s’observer soi-même au contact des autres. Autant la visée sociologique demande l’oubli de soi pour s’ouvrir à l’autre, autant la visée poétique pose comme préambule la démarche inverse en ce qu’elle s’assigne comme objet le sujet lui-même en tant qu’il entre en contact avec un milieu naturel et humain spécifiques et qu’il est alors le siège de sensations et d’un travail de la conscience dont l’enregistrement constitue la matière même de l’oeuvre. La prospection est bien réelle mais elle concerne avant tout la forme dans laquelle cette matière va s’écrire. Ce point sera développé ultérieurement.
Pour l’heure, revenons à la notion d’écoumène. En soulignant son caractère relationnel, Berque veut marquer son côté dualiste ; cette notion n’étant pas interchangeable avec celle de lieu, point de l’espace circonscrit par les coordonnées abstraites (créées pour les besoins du géographe) que sont les plans méridiens, les parallèles etc. Ici il n’est pas question d’une portion de l’espace terrestre mais de l’individu (ou d’une société d’individus) en tant qu’il(s) évolue(nt) dans cette zone. Ce n’est donc pas le topos mais la chôra en tant qu’elle désigne le lieu d’existence et non pas une donnée cartographique qui est au centre de la poésie de Ruy Duarte. Le premier recueil publié Chao de Oferta (1972) pourrait se traduire en français par « terre d’asile » ; un tel intitulé est riche de sens. Il marque la destination foncièrement humaine de l’espace ; la terre est faite pour être habitée de toute éternité et réciproquement, l’homme ne peut se penser et être compris qu’en rapport avec ce milieu – un recueil plus récent du poète porte le titre de Habito da Terra (1988). On lit dans le premier texte cité : « Dans la superficie blanche des déserts / dans l’atmosphère différente des distances / dans le vert bref de la pluie de novembre / j’ai laissé graver mon visage / ma main / mon vouloir et mon sperme » (5). Il n’est donc pas indifférent de vivre sous telle ou telle latitude ; le voyageur attentif à la mouvance de son être note cette « imprégnation du lieu et de ce qui s’y trouve » comme l’écrit Berque. Il se sent façonné par l’extérieur non seulement dans son aspect physique (du soleil et du vent dépend la texture de sa peau) mais dans son psychisme et jusque dans sa virilité.
Les zones semi-désertiques situées au sud de l’Angola, terres des nomades et de leurs troupeaux, offrent une expérience – limite à cet égard. Plus que tout autre milieu naturel, pour qui y séjourne volontairement après avoir vécu dans une région totalement différente, elles sont le théâtre de sensations, de questionnements jusqu’alors inconnus ; ce qui, rétrospectivement, équivaut à une sorte de psychanalyse. « Le désert offre cette particularité qu’on y marche vers soi-même » écrit Mohammed Dib (6). Il est le lieu de retrouvailles avec Dieu pour nombre de mystiques ou d’esprits qui désirent approfondir le rapport qu’ils entretiennent avec ce qu’ils considèrent comme la voix divine. Arrêtons-nous sur ce point pour saisir toute l’originalité du projet de Ruy Duarte.
Dans l’histoire de la chrétienté, le désert (entendu au sens de lieu éloigné de toute agglomération mais présentant suffisamment de richesses naturelles pour permettre à des hommes d’y subsister) a joué un rôle fondamental dans la formation de la pensée et de la morale chrétiennes. On sait que nombre d’individus (en majorité des hommes) choisissaient de vivre une existence a-sociale bien avant le message de Jésus-Christ. ; Pline l’Ancien notait déjà la présence importante de Juifs esséniens retirés sur les falaises de la Mer Morte au II ° siècle avant notre ère : « la foule est grande de ceux qui sont attirés chez eux (‘les solitaires et singuliers ») par le dégoût de la vie ou les aléas de la fortune » peut-on lire dans son Histoire Naturelle (7). Par la suite, nombre d’anachorètes chrétiens vivront dans des grottes naturelles ou bien en groupes dans les déserts d’Egypte, le mont Sinaï ou dans la région palestinienne de Gaza. Ils sont animés par le souci de se délivrer de la vanité du monde social, de tuer en eux le désir amoureux ou ambitieux, d’écarter tout esprit de concupiscence. Beaucoup d’entre eux, rongés par le remords d’avoir mené une existence contraire à l’esprit de Dieu, s’exposent à « des jeûnes pendant des semaines entières »comme le relate Saint-Jérôme et comme le feront maintes courtisanes durant les premiers siècles de notre ère. Au-delà de cette auto-pénitence, il y a la volonté de rencontrer Dieu. « Celui qui désire entendre la voix de Dieu, qu’il se retire dans la solitude » peut-on lire sous la plume de Saint Bernard.
Le trajet parcouru par Ruy Duarte est sensiblement différent. Chez lui, nulle trace de problèmes de conscience religieuse ni d’ailleurs, d’aucune autre espèce. Il n’a jamais rejoint le sud du pays en vue d’une espèce de purification touchant l’imaginaire, l’intellect ou les sens Lorsqu’il s’aventure dans cette zone, c’est seulement pour exister davantage. Il pourrait reprendre à son compte ces lignes de Pierre Loti : « L’air est enivrant à respirer ; il semble que la poitrine s’élargisse pour mieux s’emplir ; on est comme retrempé de vie plus jeune, de joie physique d’exister » (8). Car loin de se lamenter sur la dureté des conditions de vie dans ces contrées – ce que font généralement les ethnographes dans le récit qu’ils donnent de leurs expéditions (9) – le poète angolais ne retient que le positif durant les séjours qu’il fait auprès des indigènes. Lui aussi observe une surdimentionalité de son être sensoriel et intellectuel : « Je vais suivre et dépasser le gros mur des montagnes. Je vais cheminer droit devant moi et rechercher le miroir des eaux… J’ai face à moi tous les continents, l’étendue superbe des océans… la vastitude du ciel et les grands horizons de la folie » (p 55). Le contact avec le lieu de vie des Kuvale et des populations alentour permet au poète – cinéaste d’atteindre une espèce de science muette de l’ambiance spatiale : »A la vague géographie des absences j’impose un paysage / réassumé, renouvelé d’ardeurs et de clartés aimables » (p 57). Celle-ci pénètre le corps pour y inscrire la dynamique des couleurs et des formes évoluant selon l’heure de la journée, la saison ou l’environnement : « le soir est tombé dans la coquille vide de ma poitrine. Epuisé je retourne à la pierre / et au coeur d’une bête fatiguée » (p 58). Au fur et à mesure de ses séjours dans cette région, il assiste à une osmose surprenante entre l’événement environnemental (atmosphérique) et son être propre le plus profond : « Je suis dans le giron sec des matins / je suis dans le giron venteux des déserts » (p 61). L’aurore, la nuit, le vent, les formes du relief ne sont pas simplement des composantes du milieu ; elles ne sont plus extérieures au sujet, elles sont vécues dans et par le corps entier en ce qu’il se trouve transformé par leur présence. Il s’ensuit un agrandissement du moi, lequel, au lieu d’être divisé à cause des limites et interdits imposés par le milieu culturel ambiant, apparaît comme démultiplié. L’individu ayant réussi cette symbiose se déleste de cet esprit d’unicité qui le faisait considérer l’environnement comme une somme indéfinie de produits inertes ou vivants destinés de toute éternité à satisfaire ses besoins pour s’immerger dans un milieu qui, de ce fait, découvre toute sa somptuosité. « (L’homme) s’enivre de formes : le ciel, le soleil, les pierres. Il s’accumule en lumière, en vent, en sable et en ombre « . (p 64). Le voilà au même niveau que les éléments géographiques qu’il perçoit, « l’ombre de la montagne, la forme du granit, le poids de ce sol, la force de ce vent » (ibid) ne sont plus des objets de perception qui lui font face dans leur altérité ; ce sont des composantes d’un tout où se confondent « la personne et la scène » selon l’expression de A. Berque.
Cette « fusion entre l’être et la terre » (10) a pour effet d’humaniser, d’individualiser les coordonnées topologiques, notions abstraites en elles-mêmes servant à localiser un point ou une zone de l’espace géographique. L’intégration voulue et vécue de l’homme à un milieu naturel habité abolit l’étrangeté des reliefs, des distances, des couleurs, de tout ce à quoi s’intéresse le géographe : »Il réordonne les horizons, il atteint les formes du regard, il progresse dans les travaux de conquête et appelle à lui les références du lieu…Un homme va fonder les géographies, va féconder les latitudes nues et violer le secret des falaises » (p 64). Parce que le monde physique s’offre dans toute sa plénitude au corps, lequel a la capacité de s’ouvrir à lui dans sa diversité multiple, la notion même de frontière n’existe pas. Fort de son aptitude à capter ce qui l’entoure, à l’accueillir dans son être, il se sent chez lui « parmi les ruines d’Ashenti, les constructions jalouses du Bénin, les ailes circulaires du Zimbabwe……les marchands de Kano, Zaria et Nok etc. » (p 71). Pas de mystères, pas de dangers inhérents à certaines parties du monde, pas de zones foncièrement inhospitalières ; tout est en harmonie avec l’homme pourvu qu’il sache l’appréhender et l’accumulation des noms de lieu contenus dans le poème auquel on vient de faire référence montre à l’évidence que pour celui qui vit en pleine concordance avec le monde naturel et humain, il n’est rien qui ne soit étranger à sa compréhension et à son statut d’homme.
Cet élargissement des capacités réceptives se double d’une aptitude jusqu’alors insoupçonnée à découvrir les trésors de connaissances antérieures, à pénétrer comme par enchantement dans la mémoire des peuples de ces lieux ; Ruy Duarte connaît alors « les royaumes du passé et le sursaut stimulant de la pénétration possible des âges » (ibid). Là encore, on croise les réflexions de Berque pour qui la relation écoumènale « n’est point seulement archaïque ou originelle (à notre origine) mais originaire (au fond de notre être) ». Le poète pratique ici un raccourci dont il ne rend compte nulle part ; on peut estimer néanmoins que vivre en phase avec cette terre et ces gens induit chez lui une adoption très profonde de leur mode de vie, de leurs valeurs culturelles, de leur conception de l’avenir et du bien-être (circonscrits aux potentialités calendaires), des relations « amoureuses », de la mort physique etc, autant d’éléments qui s’articulent sur une très large assise du savoir et des croyances des autochtones. « Quand il se penche dans l’écho de ses actes, c’est pour excéder les barrières de la mémoire » (p 65). Observant le berger « affligé d’être vivant » (p 67) lorsqu’il perçoit la plainte d’une bête malade au sein de son troupeau ou « découvrant la perfection du geste » du pêcheur (ibid), le poète a conscience de comprendre le pourquoi des comportements collectifs, supra-individuels, élaborés au long des siècles et qui sont hautement culturalisés. Ce faisant, il dépasse non seulement les limites spatiales de son environnement habituel mais aussi les frontières temporelles imposées par le cadre de sa quotidienneté ; il est en phase aussi bien avec les hommes qui lui co-existent qu’avec l’humanité tout entière. Car « la vie renouvelle le sang et les générations fidèles » (p 77). Et Ruy Duarte d’expliciter : »Dans chaque nouveau être / effleure le plasma de la grandeur éteinte » (ibid). La durée n’est pas source de dispersion pour ce qui est du savoir (ou du savoir-faire) ; bien au contraire, celui-ci se maintient intact dans le temps. Ainsi de la compréhension par les sens de notre rapport au monde extérieur naît une réappropriation des faits de civilisation déposés dans le passé.
Selon Ruy Duarte, le lieu porte en lui tous les faits humains qui s’y sont déroulés au cours du temps. Comme d’autres ethnologues, il perçoit que ces espaces sont « habités d’une présence intacte, secrète, engloutie dans les frondaisons d’une histoire oubliée » (11).
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Genèse de l’écrit poétique : comment la réactiver ? Le lieu parle les événements ; le problème est alors de capter ces paroles. Et il se pose à tout ethnographe. Mais quand ce dernier veut faire oeuvre poétique, la question se fait doublement complexe. Dans son étude d’une communauté villageoise du Vaucluse : Menerbes (12), François Bourgue écrit : « Pour trouver la terre ménerbienne, il me fallut l’aborder de différents côtés avec les hommes, l’interroger avec les mots et le sens des Ménerbiens et d’après ce qu’ils faisaient… Tout dans la vie des gens, leurs gestes, leurs paroles, leurs manières de sentir me renvoyait à la terre. La terre les habitait autant qu’ils l’habitaient » (p 119). Le chercheur a bien conscience de la nécessité de parler le milieu rural qu’il prospecte avec les mots des gens du lieu, il sent parfaitement que « (son) savoir citadin et universitaire (les) lui cache ». Il lui faudra maîtriser le patois local et la signification particulière attachée à chaque réalité, et par-delà cet effort, connaître les activités, les moyens et les modes de vivre des ruraux, ce qui lui permettra de pénétrer leurs croyances, leurs craintes, leur relation au temps calendaire etc. Cette optique n’est pas celle de Ruy Duarte dans le temps où il compose les textes rassemblés dans l’ouvrage qui nous intéresse. Car ce qui est au centre de ces écrits, c’est moins le projet de comprendre les cultures du sud angolais – projet qui trouve sa concrétisation dans d’autres textes de l’auteur – que celui de noter pensées et sensations qui se font jour au contact d’un vécu qui rassemble faune, flore, et gens profondément différents de ceux qu’on rencontre ailleurs (en particulier dans le nord du pays). Il est clair que les deux perspectives ne sont pas indépendantes l’une de l’autre et que le chercheur ne peut faire totalement l’économie de son émotivité. Mais dans le cas qui nous concerne, le but poursuivi est de concevoir une langue qui soit à même de faire connaître les transformations qui s’opèrent dans l’être-au-monde de l’individu en prise directe avec ce milieu.
Ici intervient ce que l’auteur nomme lui-même un « art poétique ». Car si le lieu est parlant comme le soutiennent certaines ethnographes, ce n’est jamais que par l’entremise de celui qui connaît les moyens d’enregistrer ce qu’il dit. Recueillir sur le papier les odeurs d’un troupeau, les formes maternelles d’une femme, les angoisses nées de la nuit tombant sur le campement, ne va jamais de soi ; il s’agit de fixer les moyens qui sont à la disposition du scripteur pour objectiver ces impressions mais aussi les conséquences que cela entraîne quant à la conscience que le sujet écrivant acquiert de lui-même par son geste d’écriture. Le texte introductif du recueil Habito da terra se veut à cet égard fondateur puisqu’il dessine l’archéologie de l’acte poétique expérimenté par son auteur. Deux notions délimitent sa réflexion : « d’un côté l’intention, une morale héritée. De l’autre le cours des mots, le sillage de son écho, les sons et les gestes qui se suivent les uns les autres, un son qui demande un son et cette réponse est déjà un bulbe d’émotion autonome, pour fleurir à maturité, à la rébellion de l’intention première » (p 229). Donc l’intention face à la langue. Deux concepts frontaux et antinomiques qu’il s’agit d’explorer.
Le premier désigne un projet d’écriture dont le »vague » (p 230) s’explique par son extériorité vis-à-vis du sujet. Il vient d’ailleurs ; c’est un héritage supra individuel issu du savoir acquis scolairement qui commande l’angle de vision du poète, qui guide son regard et lui commande d’explorer tel ou tel pan de la réalité, occultant du même coup tout ce qui n’en fait pas partie. La seconde notion, « le cours des mots », se pose comme contradictoire de la précédente. Elle n’est le fruit d’aucun savoir antérieur mais jaillit du contact sensoriel avec le monde ; il ne souffre donc d’aucune limite, aucun a priori ne vient en gauchir la progression. A ce titre, il constitue « une réponse »(p 230) à l’intention, premier facteur déclenchant de la création poétique. Car ce continuum trouve son origine dans l’environnement humain prospecté par le poète ; en cela, il est effectivement opposé à l’acquis venu d’ailleurs, même si ce dernier est l’étincelle indispensable qui allume le désir de création. Mais aucune de ces deux instances ne suffit à rendre compte de l’acte poétique. Elles n’en sont que les conditions de possibilité. A la racine de celui-ci, il y a un sentiment très particulier que Ruy Duarte nomme « l’urgence » : « Urgence d’un signe que commande l’émotion. Emotion de l’urgence antérieure à la norme » (ibid). Quiconque a la veine poétique ressent une sorte de pulsion langagière qui le pousse à s’exprimer devant le spectacle du monde. Le vivant comme l’inerte suscite une prise de parole irrépressible dès l’instant où l’un ou l’autre est considéré comme signe d’autre chose. Ce désir d’expression, par sa violence, ne connaît aucun principe régulateur, il demande seulement une concrétisation rapide. L’important est de livrer au lecteur cette émotion, source de toute poésie, en tant qu’elle est connaissance première, irremplaçable.
Et en ce point, le poète touche sa limite. Car ce besoin de dire devient vide s’il ne trouve pas un support dans lequel il peut prendre corps ; c’est pourquoi Ruy Duarte note : »Emotion de l’urgence antérieure à la norme : traduction » (p 230). Cette dernière notion nous oblige à poser la question : comment donner corps au besoin d’exprimer ce monde ? Un peintre ou un sculpteur devra choisir les formes et les couleurs adéquates, un photographe se demandera quel est le meilleur angle de vue pour donner à voir le mieux possible tel ou teI objet ; pour un poète, le problème est plus complexe. Il doit d’abord choisir dans quelle langue il va exprimer ce qu’il ressent. Tous les chercheurs travaillant sur le terrain insistent sur la nécessité de maîtriser la langue et la culture des autochtones. D’où le premier impératif d’une poésie typiquement luso-africaine : « dire en portugais une notion nyaneka »(ibid). Par extension, et puisque la langue est porteuse d’une « vision du monde », le poète qui maîtrise le parler indigène incorpore les valeurs des natifs et s’éprouve comme étant un des leurs. Dans un texte de prose non repris (pour cette raison) dans le volume que nous sommes en train de parcourir et intitulé Como se o mundo tivesse leste (1977), Ruy Duarte note : « Je me sens enveloppé dans un climat de compréhension dont je ne tenterai pas de porter témoignage, aussi insensé que cela puisse paraître (….) Je suis arrivé il y a peu à Tchimutengue où sur l’invitation de José, j’ai participé aux cérémonies organisées pour fêter la puberté de sa fille la plus jeune » (p 9). Parvenu à ce niveau d’acculturation, tout s’éclaire pour le créateur. Cette transformation d’être qu’il ressent, il la fera connaître selon les lois propres à la poésie traditionnelle des populations qui l’ont adopté, celle-ci sera le vecteur le plus adéquat à cette entreprise puisqu’elle exprime la manière dont les autochtones comprennent et vivent leur environnement. D’où cette remarque de l’auteur : « A la recherche des coordonnées, j’ai besoin de recourir lentement comme un compas pour comprendre dans le texte où je m’inscris, ce que je sais qu’il y avait déjà ; les lois qui dévoilent quelque angoisse, la vocation de la pause » (p 229). Le passage que nous avons souligné montre à l’évidence que, une fois dominée la sensation d’être immergé dans un milieu naturel et humain qui est le sien et dans lequel il a sa place pleine et entière, se pose, pour le poète, la question de savoir par quelles voies cette sensation va devenir scriptible. Dans un premier temps, le moyen le plus sûr d’y parvenir paraît être d’adapter les modes d’expression pratiqués en milieu pastoral par les gens du cru. Que recouvre cette »adaptation » ? « Attentif depuis toujours aux paroles du lieu, je ne sais rien des signes si je ne les confirme pas par la rencontre de la mémoire et de la matrice » (ibid). C’est dire clairement que toute signification en terre africaine est fondamentalement culturalisée : tout objet perçu par les sens est rattaché à une valeur partagée par tous les membres de la communauté. C’est à ce titre – et uniquement grâce à cette valeur ajoutée – que l’étranger peut saisir la signification attachée à tel ou tel existant du monde extérieur. Il doit nécessairement connaître cette « mémoire » pour construire un texte poétique. L’interrogation de Ruy Duarte ne prend pas comme point de départ un texte écrit proposant le dit d’un locuteur kuvale, nyaneka ou kwanyama ; elle porte directement sur la performance observée de ce dernier et non sur un matériau second qui ne peut être que rebâti selon les moyens linguistiques voire dans le pire des cas, selon les critères poétiques de la langue dans laquelle est livrée le texte. Or, G.Calame-Griaule l’a bien montré, la signification ne tient pas seulement dans l’expression langagière ; elle s’extériorise aussi dans la gestuelle du locuteur, poète et récitant. « Le son et le geste qui se suivent, un son qui montre un geste, lequel exige un son libéré, et l’acte est déjà un bulbe d’intention indubitable » (p 230). Cette circularité entre le sonore et le visuel au niveau comportemental, le poète doit parvenir à l’exprimer scripturalement. « Organiser le geste comme s’il s’agissait d’un texte. Allitérer les actes. Rimer, quand cela est possible, le geste et l’intention qu’on attribue au trait ». (ibid).
Car en fin de compte, tout est coordonné et dans le trajet qui va de l’émotion ressentie devant tel ou tel objet perçu par les sens jusqu’à son expression poétique, il n’y aucun hiatus ; la chaîne est ininterrompue, ce qui rend possible la production poétique. Selon Ruy Duarte, tous les éléments intervenant dans la production poétique obéissent à une double norme : d’une part, ils ont leur raison d’être en eux-mêmes ; d’autre part, ils sont structurés selon une loi unique et non modifiable. « Image, règle, rigueur. Raison de l’image. Rigueur, raison de l’image, raison d’être du son, une construction qui impose ce que l’on veut dire, raison du son qui impose ce que l’on dit, raison de tout ce qui est équivalent à ce que l’on dit » (p 231). Depuis l’émotion ressentie, origine de l’acte d’écriture, jusqu’au texte définitivement composé, rien n’est dû au hasard des rencontres entre mots ou entre « images » ; tout est le fruit d’un engendrement régulé et toute la difficulté consiste à rester fidèle à ces lignes de force, à ces structurations. Ruy Duarte est donc à cent lieues de la conception surréaliste selon laquelle « l’image est une création pure de l’esprit » (13). Il ne s’agit pas, comme le préconise André Breton, d’établir des « rapports lointains et justes » entre « deux réalités rapprochées » mais de relever les liens qui, dans la culture prospectée, unissent tel et tel pan du réel. L’important n’est pas de faire oeuvre d’originalité en affichant une liberté aussi grande que possible dans la mise en concordance d’objets n’ayant aucune relation dans le domaine extra-poétique ; le but n’est pas la recherche d’une puissance émotive maximale chez le lecteur comme on peut le voir dans les oeuvres de jeunesse d’ Eluard, de Char, de Soupault et de Breton publiées durant la période propice à l’écriture automatique et aux manifestes destinés à la justifier (1919-30). Tout l’effort de Ruy Duarte consiste à parvenir à exprimer dans sa langue maternelle la manière d’être et d’éprouver le monde ambiant dans l’Angola méridionale en une totale conformité avec celle des autochtones. Quand Ruy Duarte se fixe comme objectif de « dire en portugais une notion nyaneka »(p 230), il ne s’agit nullement d’une transcription littérale, terme à terme, mais d’un délicat travail de création langagière à tous les niveaux (lexical, syntaxique, prosodique, typographique) qui soit à même de recueillir et de donner à lire dans la langue seconde toute la charge sémantique attachée au mot dans la langue originelle. Comme le notait Paul Valéry, « le poète n’a pas pour fonction de ressentir l’état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres » (14)
A lire les textes contenus dans le recueil qui retient notre attention, il semble que leur auteur y parvienne en suivant deux voies différentes quant à leur origine mais qui présentent des analogies formelles quant à leurs résultats : celle de la poésie orale traditionnelle, celle de l’écriture graphique. Si aucune référence explicite n’est faite à la seconde – mais cela n’empêche pas que Ruy Duarte connaisse ce type d’écriture par la lecture des textes poétiques d’Aragon, d’Apollinaire, Queneau, Prévert pour nous en tenir à la seule poésie d’expression française – il en va autrement pour la poésie traditionnelle africaine. Jamais la création poétique ne peut se faire ex-nihilo, elle s’appuie nécessairement sur des données antérieures qui lui servent de garde-fou et de modèle.
Le livre V qui correspond au recueil intitulé Ondula, savana branca (1982) donne un certain nombre de « références ethniques » (p 226). La « note » introductive (pp 155 – 156) fixe clairement l’objectif de cette publication : elle précise que celle-ci s’inscrit dans une problématique développée dans des travaux antérieurs de l’auteur et qui porte sur « l’expression orale africaine ». Dans ce texte, il s’agit de « reconvertir en poésie quelques matériaux d’origine africaine ». Abandonnant ses propres observations, Ruy Duarte s’attachera ici à donner une version « poétique » de textes déjà existants parus dans des « langues de grande expansion » mais non encore accessibles en portugais. Ainsi, il donnera la version portugaise du texte de présentation qui ouvre l’étude de Ulli Beier : The Origine of Life and Death, African Creation Myths publiée en 1972 à Nairobi, de tel ou tel extrait d’une anthologie yoruba éditée à Cambridge, d’un chant pygmée de la forêt équatoriale recueilli par le R.P Trilles en 1931 ou encore d’une pièce poétique boshimane, zouloue, bambara, kwanyama ou somalienne. On dénombre ainsi dix-neuf ethnies prospectées quant à leur production poétique.
Ce matériau préexistant est donc double puisqu’il est constitué de poésies (au sens large – le terme incluant chant, prières, etc) et d’extraits d’observations sur le terrain émanant d’ethnographes. Que va faire Ruy Duarte ? Il va le traiter non pas d’un point de vue critique (lequel consisterait à ratifier telle ou telle interprétation par ses propres observations mais aussi à infirmer telle autre thèse) mais d’un point de vue poétique. Pour ce faire, il va proposer soit la traduction de poésies orales recueillies dans les ouvrages référencés à la fin de son recueil, soit la mise en poésie de passages sélectionnés dans telle ou telle étude ethnographique. Dans le premier cas, il s’agit de faire connaître à des lecteurs lusophones certaines poésies orales traditionnelles – la visée recherchée, d’ordre pédagogique, est la divulgation de ces performances auprès de lecteurs lusophones. Le travail de Ruy Duarte ne consiste pas seulement à sélectionner certains textes qu’il juge représentatifs de la culture dont ils émanent mais à les réécrire pour en donner une version « poétique ». C’est ce qu’il fait notamment avec des chants et imprécations kwanyama ; ces textes étaient connus des lecteurs lusophones (ils ont été publiés en 1972 dans les n ° 112 et 113 de la revue Portugal em Africa), Ruy Duarte leur donne une nouvelle vie car il les « reformule », les « remet en ordre »(p 156). Nous verrons par quels procédés tout à l’heure.
Dans le second cas, la finalité est la même mais le support diffère : ainsi l’échantillon de poésie nyaneka est-il élaboré à partir d’une collection de 166 proverbes collectés parmi cette population ; de même, les pièces titrées « Bambara » et « Peul » sont conçues à partir des études de l’ethnologue français Dominique Zahan et des travaux de Hampate Ba et G. Dieterlen portant sur les sociétés d’initiation de ces communautés. Il ne s’agit plus de transcrire en portugais des textes relevant des productions orales issues de cultures africaines ; l’objectif consiste à les transformer en écrits poétiques, étant entendu qu’ils émanent de chercheurs « plus préoccupés par l’intérêt informatif des témoignages que de leur qualité littéraire » (p 156)
Lorsque Ruy Duarte travaille sur des textes poétiques déjà transcrits en anglais, en français ou en portugais, il fait fonction de traducteur d’une de ces langues en portugais ; lorsqu’il s’appuie sur des extraits en prose, il réinterprète les textes sur lesquels il s’appuie pour les mettre en poésie. Que le matériau donné ait une forme poétique ou qu’il soit de la prose, la difficulté consiste à « respecter la spécificité de la pensée » véhiculée par ces textes. Cela n’a rien d’une banalité car les « versions » qu’il donne de telle poésie akan, dinkas ou xhosa ne sont jamais des traductions littérales. Comme pour la réécriture « poétique » de morceaux de prose, il s’agit de « tenter un équilibre entre fidélité et liberté » (ibid). La difficulté est de permettre au lecteur lusophone d’accéder à la sensibilité, aux valeurs, aux croyances des autochtones africains par le biais d’une traduction de leurs performances orales les plus représentatives de leurs modes de vie et de pensée et qui en propose une lecture intégrale et en même temps accessible à un amateur de poésie dont la langue mère n’est pas une langue africaine mais occidentale. Pour cette raison, une traduction mot à mot serait vouée à l’échec, ne serait-ce que parce certains éléments signifiants du réel africain sont sans équivalent dans la langue portugaise. Ce recueil de Ruy Duarte ne peut être un simple « instrument de divulgation » ; nous avons affaire à un « travail de création poétique »(ibid) et qui plus est, à un travail personnel, non seulement parce que, comme le précise l’auteur lui-même, il assume la responsabilité des éventuelles déviations sémantiques par rapport à ses sources, mais parce qu’en se livrant à une pareille transcription, il fait oeuvre originale. Selon la formule d’Henri Meschonnic, il y a là « une reconnaissance et une création de soi dans une autre » (15).
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Poésie traditionnelle africaine et poésie graphique : Car c’est par son oeuvre poétique et par une constante réflexion sur son propre cheminement que Ruy Duarte parvient à incorporer l’être-au-monde africain jusqu’à vivre consubstantiellement le penser et le sentir de l’autochtone qu’il fréquente dans les zones semi – désertiques du sud angolais. Lorsqu’il écrit ce vers :
Dans ton ventre je dépose des paysages (p 278)
un lecteur verra une synecdoque par laquelle le poète pose une relation d’inclusion entre les items »ventre » et « paysage » – relation et qui prend place dans un système de correspondances dont la trame distingue selon J.P. Richard une oeuvre poétique de toutes les autres. Mais Ruy Duarte s’inscrit complètement dans la poésie traditionnelle africaine et partant de cette constatation, ce caractère distinctif s’annule. Il en reprend à son compte toutes les prémisses. Il faut les rappeler sommairement. Considérons l’extrait suivant : « Le mot dort / sur le flanc des montagnes / il fait des nuages du temps / et creuse des rivières / avec les chutes d’eau du son » (p 407). Ceci n’est pas la transcription en portugais d’un dire autochtone mais une création personnelle et pourtant, elle reprend une idée-force qui est au coeur de la plupart des cosmologies et mythologies africaines, à savoir que toute création matérielle (l’homme y compris) dérive du mot. Lorsque Ruy Duarte fait du langage le moteur originel du monde vivant ou inerte, c’est qu’il a assimilé le mécanisme cognitif de l’homme africain et que pour lui, il ne s’agit pas d’une simple construction de l’esprit apte à expliquer l’origine de tout ce qui est dans le monde mais une chaîne principielle pourvue d’une logique irrévocable et dont la puissance d’engendrement est corroborée par les dires des Anciens, porte-parole du travail de la création du monde. Un texte comme Notion géographique – Proposition pour quatre voix et choeur (pp 72- 92) est conçu comme une sorte de théâtralisation de ces données. L’une des voix professe ainsi : « Je possède la forme en érection du mot / de la rencontre au ventre affable de la matière / J’en appelle au silence qui précède le Verbe / au Verbe qui féconde le rien / et en fécondant invente / et en inventant nomme / et en nommant modèle / et en modelant produit / et en produisant offre / la forme cohabitable que le silence accepte » (p 89). Ruy Duarte fait sienne la conception du langage qu’il puise à la source des ethnies qu’il fréquente depuis longtemps et toute référence à un texte précis en la matière serait superflue.
Ceci dit, en quoi Ruy Duarte fait-il oeuvre personnelle puisque ces propres écrits – ceux qui ne sont pas explicitement référés à tel ou tel document collecté par un chercheur sur le terrain – véhiculent la Weltanschauung des communautés du sud angolais dans son ensemble et à tous les niveaux ? En quoi se distinguent-ils de ces textes ethnographiques ? Ces derniers dans leur version portugaise, présentent généralement une « charge poétique évidente » (p 155) mais qui demeure surnuméraire, pourrait-on dire, en ce qu’elle vient s’ajouter à une visée prioritairement informative du texte ; l’ethnographe ayant consigné par écrit ces productions orales a pour objectif de les faire connaître dans une transcription aussi fidèle que possible et non d’en faire saillir la richesse poétique. Le geste de Ruy Duarte sera précisément de mettre en valeur le caractère poétique de ces écrits.
Comment poétiser ces écrits ? « La forme avant tout ». Ce précepte énoncé dans l’Art poétique (p 234) trouve sa pleine applicationdans les Proverbes et citations qui constituent la majeure partie du recueil intitulé Habito da terra. Partant de textes très courts notés dans la langue où ils ont été produits (le kwanyama, le nyaneka) ; Ruy Duarte en donne d’abord la traduction littérale puis se livre à une réécriture de ce discours en opérant une série de transformations syntaxiques mais en maintenant les termes pivots du texte initial.
Voici d’abord la transcription française (traduite du portugais) de la citation kwanyama :
Les durs travaux qu’on lui a donnés à faire dans la hutte
fermer d’une ligne un trou dans un étang
avec un panier transporter de l’eau
abattre un boeuf avec une aiguille
le dépecer rien qu’avec les mains
Mettre par terre un arbre rien qu’avec les ongles
sécher la farine en l’éparpillant dans l’eau » (p 241)
Partant de cette suite propositionnelle, Ruy Duarte entreprend une série de permutations qui renforcent le sens du texte primitif (pour chaque geste de la vie quotidienne, il convient de choisir l’instrument adéquat car la pensée est à l’oeuvre dans le fait le plus banal de la vie) et qui, en même temps, démontent (déconstruisent) les expressions toutes faites, laissant libre cours à une utilisation purement ludique de la langue. Il transforme ainsi le texte initial de la manière suivante :
« abattre un boeuf avec un panier
mettre par terre un arbre sans utiliser un balai
sécher la farine rien qu’avec les ongles
transporter l’eau en l’éparpillant dans l’eau
balayer les macutas (16) avec une aiguille
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mettre à terre les eaux sans utiliser les ongles
fermer d’une ligne un trou dans les mains
abattre les macutas avec un panier
avec un boeuf abattre un tank
transporter un boeuf écorché avec les ongles
mettre à terre les ongles avec les mains
mettre à terre l’eau sécher la farine transporter les ongles
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Eparpiller les aiguilles en abattant les paniers balayer les balais en se servant d’un tank avec des trous.
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fermer la farine
mettre à terre les ongles
dépecer les anguilles
abattre les tanks
transporter des trous
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balayer les aides
sécher seulement
renverser les lignes
renverser les lignes
renverser les lignes
renverser les lignes
.
Nous sommes là en présence d’une expérience sur la langue qui n’a rien de spécialement « poétique » au sens habituel du mot en ce sens que ce ne sont pas les capacités émotives ou l’imaginaire du lecteur qui sont visés mais son pouvoir d’être réceptif au travail sur la langue. On connaît la remarque de Mallarmé au peindre Edgar Degas : « ce n’est pas avec des idées qu’on fait un poème, c’est avec des mots ». Comme ce dernier, Ruy Duarte a compris que son activité, en tant que poète, est centrée sur le langage lui-même et que son activité, dans le temps de sa création, devient autonome de toute représentation extérieure, se déployant dans le pur jeu de ses composantes. Tout se passe comme si le langage n’avait plus pour fonction première de communiquer une information mais pouvait se mirer dans son propre fonctionnement, sans autre souci que d’engendrer un nombre indéfini de variantes d’un même énoncé.
Conçue comme telle, la poésie mettra en avant toutes les procédures susceptibles de rendre son message visible. Ruy Duarte donne ici une indication intéressante : dans la note d’introduction au livre V, il dit « avoir travaillé la poésie française ou anglaise » (pp. 155-156) Cela nous autorise à survoler cette production. Sans entrer dans des analyses pointilleuses pour ne pas alourdir notre propos, essayons d’en dessiner les grandes lignes.
Remarquons d’emblée que les hardiesses d’écriture de la « la poésie moderne » qu’on peut dater de Mallarmé avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard s’inscrivent dans un long travail réflexif touchant la lecture et le sens du message. Au IV ° siècle, Saint Jérôme donne une traduction de la Bible. Il y introduit deux innovations majeures : d’abord il scande le texte par une ponctuation rudimentaire qui va se développer au Moyen-âge, ensuite en chapitres, lesquels sont scindés en versets numérotés à l’encre rouge (17). Le dernier aspect dénote d’une conscience claire des aspects visuels de la lecture, de la nécessité d’exprimer le texte comme objet sémiotique régi non seulement par des lois purement logiques (fonction de la ponctuation) mais aussi par des indicateurs non verbaux qui permettent au récepteur de distinguer des « blocs de texte » séparés du reste par deux blancs et qui peuvent être lus ou ignorés par le lecteur, au gré de ses attentes ou de son degré d’attention. De même que le prêtre pouvait retenir, selon ses intérêts du moment, tel ou tel verset de par sa situation spatiale au sein de la page, l’amateur de la poésie de Ruy Duarte peut à loisir détacher tel ou tel ensemble textuel d’un contexte plus vaste pour en apprécier l’organisation interne : point n’est besoin de lire intégralement Proverbes et citations (pp 240-263) pour observer le travail effectué par le poète (sur le texte-référence donné dans une langue d’Afrique ; il suffit de mettre en relation telle strophe avec le texte de départ, ou bien deux strophes rattachées à la même base (citations extraites du registre proverbial kwanyama ou nyaneka) pour comprendre que le poète fait oeuvre personnelle en exploitant les possibles commutations dans l’ordre paradigmatique ou permutations dans l’ordre syntagmatique ; montrant par là que la poésie est d’abord une affaire de langue.
D’autres passages du même recueil affinent la recherche. Ruy Duarte ne part pas toujours d’un donné extérieur ; il propose un texte en prose de son cru, ponctué classiquement. Puis il le retranscrit « poétiquement » en assurant une disposition en vers, une ponctuation plus aléatoire – toutes les virgules ne figurent pas dans ce second texte, ce qui laisse une plus grande liberté de lecture -, une segmentation de la chaîne linéaire obtenue par le rejet en début ou en fin de vers, ce qui a pour conséquence la création d’effets de sens originaux qui n’apparaissent pas dans le texte en prose. La mise en vers de ce passage aboutit à une plus grande lisibilité puisqu’elle donne immédiatement accès aux termes clefs /peuple /, /terre / et /eau /. Elle décante également le passage en ce qu’elle élague certaines phrases en même temps qu’elle introduit d’autres suites syntagmatiques qui en « résument » l’esprit. Outre la segmentation du texte en séquences séparées par des blancs, Ruy Duarte a recours à d’autres marqueurs typographiques tels les caractères d’imprimerie. Certes, leur nombre est limité à trois (bas de casse, italique, majuscule), ce qui est peu par rapport au poème mallarméen cité plus haut qui, lui, en emploie une dizaine, réunissant grandes capitales et diverses variétés de bas de casse. Mais leur fonction est caractéristique. Si le bas de casse est l’élément neutre du point de vue typographique, la majuscule est là pour exposer une phrase qui, sémantiquement, est le pivot autour duquel est organisé le sens du poème ou du « bloc textuel » dont elle fait partie. C’est bien le cas pour le syntagme « A REVELIA DA INTENCAO DO OFICIO » qui conclut le second texte de la page 245. Quant aux italiques, leur rôle est essentiellement de noter une démarcation entre le texte qu’ils donnent à lire et ce qui suit. Les citations en langue locale africaine sont données en italiques alors que leur traduction est écrite en romains. Quelquefois le rapport entre les types de caractères s’inverse. La page 249 présente une série de syntagmes donnée sous une forme typographique habituelle puis réécrite tel quel en italiques ou inversement. Mais quel que soit le caractère choisi primitivement, le changement de forme d’imprimerie a pur but de renforcer le syntagme et d’attirer l’attention du lecteur.
Autre signe visuel employé par Ruy Duarte : les blancs. A cet égard, il faut nous arrêter sur les pages 248 – 251 car elle est exemplaire quant à leur utilisation. Comme dans les textes précédents, l’auteur part d’une citation en kwanyama qu’il traduit en portugais et sur laquelle il extrapole longuement. En page 248, il propose une première version du diptyque en réécrivant les groupes de mots qui le constituent et en y apportant des digressions qui sont autant de variations sur leurs constituants. La page 249 reprend mot à mot le texte de la page précédente dans le but de le distribuer différemment sur la page. Ici, les blancs ne servent pas simplement à isoler des strophes ; ils balisent l’espace de la page aussi bien horizontalement que verticalement. Le texte ne se présente plus comme une série finie de strophes séparées par des vides typographiques mais comme un ensemble de quatre colonnes verticales dont chaque ligne est faite d’un syntagme puisé dans la première version (celle de la page 248). Cette spatialisation apparaît d’abord comme purement ludique mais elle n’est pas pour autant gratuite. La reduplication avec changement de caractères devient un procédé de valorisation stylistique et on peut appliquer ici ce commentaire du poème de Mallarmé : »cette disposition de « buissons typographiques » (Francis Ponge), d’agglutinés et de trous, offre l’avantage de porter son propre rythme, l’imposant au lecteur qui s’arrête plus longtemps aux mots importants ou court sur les phrases fuyantes, traversant la page de biais, empruntant un chemin de traverse qui lui fait voir un nouveau paysage » (18). Et de fait, la page ne se lit pas comme un morceau de prose ou de poésie classique. La disposition des suites d’items oblige le lecteur à une attention accrue. Le texte n’est plus un produit tout fait ; il est en quelque sorte co-écrit par le couple auteur-lecteur en tant que ce dernier peut isoler tel ou tel fragment et le corréler à d’autres. Cette liberté dans le positionnement du regard vis-à-vis de l’écrit est exactement celle de l’auteur dans le temps de sa propre écriture. Tous les deux rattachent les constituants syntagmatiques dont la suite forme le texte de départ de diverses façons, retrouvant « les moyens de composition qui sont ceux de la peinture, de la musique, ou de l’architecture : répétition d’un même élément, variantes, associations, oppositions, contrastes etc » selon une remarque très pertinente de Claude Simon (19).
S’agissant de Ruy Duarte, ces diverses opérations permettant d’obtenir des hypertextes (au sens où Genette définit le terme (20) ne peuvent être comprises comme un pur jeu sur la langue. Quelle que soit la forme considérée (celle du texte original ou celle de ses variantes hypertextuelles), on lit facilement l’opposition entre les sèmes « vie » et « mort » matérialisés respectivement par les items (ou groupes d’items) « des enfants », « des bourgeons », « des mots » pour le premier cité et « du sable », « sans dents » ou « les champs de sable » pour le sème « non-vie ». Il s’agit de dénoncer l’insuffisance alimentaire, source de malformations physiques (il y a « des enfants sans dents ») et intellectuelles (« du côté des dents ne poussent pas les mots ») et d’écrire l’espoir en des lendemains meilleurs (« les dents percent du côté du sable » ; « du côté des dents percent les bourgeons »).
Paul Valéry, disciple fervent de Mallarmé dans sa jeunesse, se disait ébloui par la virtuosité scripturale de son maître qui, selon lui, avait réussi à inscrire « la trace visible de l’idée » ; « l’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles », le poème donnant « le spectacle idéal de la Création du Langage ». Mais tout cela apparaît de moindre importance aux yeux de Mallarmé lui-même, qui confesse à son élève : »la disposition typographique formait l’essentiel de ma tentative ». D’autres créateurs ont oeuvré dans cette voie jusqu’à faire dépendre le poétique de la seule typographie. C’est le cas de Michel Butor qui avec Illustrations, Mobile ou Travaux d’approche, associe un important arsenal d’imprimerie à une disposition très diversifiée des vers sur la page, à tel point que le plaisir du lecteur est plus visuel ou conceptuel que purement émotionnel. C’est d’abord la virtuosité qui est mise en avant. Ces textes sont faits pour être vus plus que pour être lus. En ce point, Ruy Duarte se démarque nettement de ce courant. Chez lui, on ne discerne pas cette volonté d’atteindre une signification par une occupation originale de l’espace paginaire et le recours à une multiplicité de signes typographiques. Nulle part, la forme poétique ne prend le pas sur le contenu. Et même dans ses pages les plus surprenantes quant aux signes typographiques employés, la signification globale n’est pas uniquement dépendante de cet appareil sémiotique complexe qu’est la typographie ; l’ancrage dans la poésie ou les autres formes d’expression traditionnelle des populations de l’Angola du sud est toujours manifeste et constitue le sol sur lequel la création personnelle de Ruy Duarte prend appui. Les pages intitulées « extracçao kuvale : das leituras da carne »(pp 342 – 345)et « extracçao pessoal : colocaçao pastoril : pauta para entoar hilos, salmos e preces clanicas » (pp. 345 – 373) font mention d’un grand nombre d’indicateurs typographiques (points de suspension sur la moitié voire la totalité d’une ligne, absence de majuscule en début de vers mais segmentation du texte par des termes notés en majuscules, usage de parenthèses, de crochets, de barres obliques, de caractère gras, d’italiques, de termes grecs, de chiffres romains et gothiques) mais leur nombre ne masque pas pour autant l’assise culturelle (kuvale) de ces pièces puisqu’elles rappellent le mode de vie pastorale de ces populations, leur environnement, l’importance des pluies, leurs représentations collectives -le boeuf comme symbole sexuel et signe zénital de la Vie, les bons augures pour voyager, la liaison entre fécondité des femmes et rythme lunaire, la symbolique du souffle et de la forge, l’animalisation des rapports sexuels etc. Loin d’être une jonglerie réglée sur les mots et leur assemblage syntaxique ou rhétorique, la poésie de Ruy Duarte est tout entière axée sur un dehors qui le déborde ; un dehors civilisationnel qu’il s’agit de faire connaître par le biais d’une langue européenne suffisamment maîtrisée pour qu’elle soit à même d’ouvrir le lecteur d’une part à des pans entiers de la vie pastorale en Agola et d’autre part à la manière dont l’individu nommé Ruy Duarte appréhende ce réel. Loin d’être des procédés par lesquels celui-ci fait montre d’une virtuosité incontestable dans l’écriture poétique, les caractéristiques typographiques comme la restructuration de certains textes ne sont autre chose que des techniques scripturales susceptibles de retrouver certaines constances de la poésie orale africaine, telles les redites destinées à faciliter la mémorisation ou à mettre en exergue telle ou telle idée. Car c’est dans et par cette matrice que l’auteur se fait poète. C’est en façonnant sa langue mère (le portugais) de telle sorte qu’elle puisse dire la vision du monde des autochtones de l’Afrique profonde que Ruy Duarte entre en poésie. « Ce que je sais / quelqu’un me l’a légué /…/ La parole antérieure / survient et transforme déjà mon futur » note l’auteur (p 189) qui, ainsi, fait se rejoindre matériau ethnographique et travail poétique.
(1) Ruy Duarte de Carvalho : Lavra- Poesia reunida 1970-2000 – 445 pages – Ediçoes Cotovia 2005. Depuis, l’auteur a fait paraître Desmedia (Cotovia – 2007 – 324 pages).
Par ailleurs, il a réalisé plusieurs courts-métrages dont l’un « Faz la coragem, camarada » (Courage camarade) en 1977 qui porte sur l’action d’un groupe de résistants face aux occupants sud-africains dans le sud de l’Angola et des longs métrages comme « Nelisita » (1982) et « le Message des îles « (1989).
(2) Ruy Duarte de Carvalho : écrire en Angola – Propos recueillis par Christine Messiant in revue Notre Librairie n ° 115 -octobre-décembre 1993 p 60.
(3) Voir par exemple l’étude intitulée Paix et guerre chez les pasteurs Kuvale (traduite par C. Messiant) parue dans Politique africaine n ° 95-Mars 1995.
(4) Ibid. Voir p 87 en particulier.
(5) Lavra op cit p 35. Dorénavant, les citations de Ruy Duarte sont extraites de cet ouvrage.
(6) Mohammed Dib : Le désert sans détour – Edit Sindbad-1992. Cité d’après la réédition à La Différence -2006 -p 54.
(7) Pline l’Ancien : Histoire naturelle V, 17. La référence et ce qui suit concernant l’expérience du désert chez les premiers chrétiens s’appuie sur le texte de J.Y Leloup Désert, déserts-Albin Michel 1996
(8) Pierre Loti : Le désert – 1895- Cité par J. M. Moura : L’exotisme – Dunod 1992 p 74.
(9) Voir par exemple Wilfred Thesiger : Le désert des déserts- trad franç Plon 1978- Réédit Presse Pocket 2003 et certaines pages de L’Afrique ambigue (1934) de Michel Leiris.
(10) Ana Malfalda Leite : Oralidades & escritas na literaturas africanas- Ediçoes Colibri -1998 p 134
(11) Pascal Dibie : Du côté de Chichery – la – Ville (Yonne) in Voyages ethnologiques – Edit 10 x 18 – 1976 – p 210. Ce travail tend à opposer la richesse des « connaissances paysannes » à « la connaissance au singulier de la ville » qui développe des concepts abstraits, porteurs d’une tout autre conception de l’univers.
(12) Texte paru dans Voyages ethnologiques ibid pp 119-143
(13) A. Breton : Premier manifeste du surréalisme 1924
(14) P. Valéry : Poésie et pensée abstraite -1939 – in Variété).
(15) H. Meschonnic : la rime et la vie 1989- Rééd in Gallimard – Coll Folio-Essais 2006 p 266
(16) macuta : ancienne mesure servant à peser l’or
(17) Pour de plus amples informations, on se reportera à Christian Vanderdorpe : Du papyrus à l’hypertexte- Essai sur les mutations du texte et de la lecture – Edit – La Découverte – 1999.
(18) Marthe Gonneville : Poésie et typographie(s) – Etudes françaises 18-3.
(19) Claude Simon : entretien avec Philippe Sollers. Cité par Vanderdorpe p 40
(20) G. Genette nomme hypertexte « tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple(…) ou par transformation indirecte » (Palimpsestes- Le Seuil- 1982 – p 14)///Article N° : 7203