À l’occasion d’une conférence donnée le 23 février 2009 dans le cadre des 4 saisons du Lire à Figeac, Roland Colin interroge les rapports entre écriture et oralité et la manière dont ces deux versants de la parole s’articulent dans l’histoire.
La parole est fondatrice de l’humanité. Les hommes de Neandertal, eux-mêmes, possédaient un langage. Dès les origines, s’est posée la question des traces. Ce que nous appelons l’art pariétal des cavernes – ainsi des chevaux de Pechmerle et de l’abondance des signes qui les entourent – répondait au besoin d’évoquer, de représenter, de transmettre, de signifier. C’est donc le degré initial de l’écriture, s’ajoutant à l’oralité qui trouve ses droits, par ailleurs, dans nombre d’autres espèces animales.
Les systèmes d’écriture les plus anciens sont partis du dessin figurant la réalité : idéographes et idéogrammes appelant, par un exercice de l’esprit, le passage, mixte d’abord entre image et son, puis basculant, dans la voie nouvelle, vers la représentation symbolique codée. On peut dire, d’une certaine façon, qu’il n’y a aucune société humaine sans écriture. Ainsi donc, le processus du signe mis en partage renvoie à la nuit des temps. Toutefois, les formes prises par l’élaboration de codes investissant la parole ont conduit, passé un certain seuil, à reconnaître, à des étapes différentes de l’histoire, la naissance de ce que l’on a appelé « l’écriture proprement dite ». Parmi les plus anciennes : le cunéiforme de Sumer, le hiéroglyphique des Egyptiens, l’écriture encore en partie mystérieuse des Maya – pour une grande part détruite par les conquistadores. Dans tous ces cas de figure, la maîtrise des pratiques d’écriture n’était pas sans relation avec les positions de pouvoir. On peut dire donc qu’à la fois elles induisaient une division des positionnements spécifiques à l’intérieur des structures sociales, tout en remplissant des missions d’intérêt collectif.
Dans ces situations, à l’intérieur d’un même peuple, on en vient à distinguer les « lettrés » et les « non-lettrés ». L’une des illustrations les plus marquantes est offerte par le mandarinat chinois. On peut évoquer aussi la place des scribes dans la société de l’ancienne Egypte.
Par contraste, l’oralité est omniprésente dans les cultures humaines, avant l’écriture proprement dite tout comme à travers elle. L’oralité habite l’écriture, dans la mesure où toute chose écrite peut être lue à voix haute : elle est produite par des locuteurs s’adressant à d’autres locuteurs. Elle représente le degré fondateur de la parole. Pendant des millénaires et bien plus, et jusque dans le monde contemporain, la culture humaine s’est développée à travers la parole. La parole inscrite charnellement dans le corps de l’homme l’habite et le met en mouvement. On peut dire ainsi que le chant et la danse sont indissociables de l’oralité. L’oralité, habitant le corps entier, par-là même engage la personne, les personnes dans un jeu collectif. Il y a une dimension chorale dans la conversation qui est aussi le degré premier du théâtre et de la danse.
Comment donc ces deux versants de la parole, oralité et écriture, s’articulent-ils dans l’histoire en affectant le lien social ? Je prendrai l’Afrique comme terrain de référence, non seulement parce que là se situe le berceau de l’humanité, mais aussi parce que ce continent nous donne à voir la gamme la plus étendue et significative, largement étalée dans le temps jusqu’aux problèmes les plus actuels, des rapports oralité / écriture. À telle ou telle étape, on pourra y reconnaître des situations qui nous renvoient bien plus au Nord, dans la France historique et contemporaine.
Les préhistoriens démêlent laborieusement, avec, de temps à autre, des avancées fulgurantes, l’écheveau des langages de nos origines. Le pôle de l’Égypte antique, dont on retrouve les traces jusqu’au cinquième millénaire avant notre ère, occupe une place prééminente, particulièrement dans la création de l’écriture. La colonne vertébrale de cette civilisation était le Nil. Au sud et au sud-ouest vivaient des populations noires, dont l’histoire du peuplement s’avère complexe. On admet aujourd’hui que les interactions étaient nombreuses avec le monde égyptien. Les textes hiéroglyphiques nous apprennent que les maîtres de ballet et de musique des cours pharaoniques ont été, à maintes reprises, des Pygmées, eux-mêmes, certainement, occupants antérieurs, et se métissant avec des populations nilotiques et bantoues. Des symboles égyptiens ont pénétré certaines cultures noires. On ne peut guère en dire plus.
À une période plus récente, les Carthaginois, ancêtres au moins pour partie des Berbères, avaient créé une écriture propre. Les Berbères Touareg d’aujourd’hui en ont gardé la connaissance et l’usage sous la forme du « tifinar ». Mais les peuples noirs au-delà du Sud-saharien, Soudanais, Nilotiques, Bantous sont restés, de façon générale, étrangers aux systèmes d’écriture, à quelques exceptions près, très localisées.
Par contre, l’oralité y était fertile, puissante, se traduisant en productions langagières riches et différenciées en centaines de langues. Civilisation de la parole et du signe, s’appuyant sur une symbolique et une mythologie n’ayant rien à envier aux Égyptiens et aux Grecs. Les signes tangibles, là où l’écosystème en fournissait les matériaux, prenaient souvent forme à travers la statuaire et les masques, habités par la parole. J’ai connu un sculpteur samogo, dans la région du Kènèdougou, il y aura bientôt soixante ans, qui me rapportait son art de faire. Il sculptait en chantant, incorporant, me disait-il, sa parole dans le bois. Le masque est indissociable de la danse et de la parure du corps, où tout est signifiant, tout comme les scarifications et tatouages rituels, écriture de la peau. Cette intelligence du sens est dispensée par l’initiation qui permet la maîtrise des signes, en perpétuant, reproduisant, développant le lien social. Les premiers explorateurs n’y ont vu que du feu, s’abritant derrière les jugements péremptoires de « fétichisme » et de barbarie. Les maîtres d’initiation étaient nécessairement des maîtres de la parole, usant, lorsqu’il le fallait, d’une langue secrète pour préserver l’agencement des pouvoirs.
On doit noter aussi l’existence, plus ou moins développée selon les peuples, d’une « écriture sonore » : les langages tambourinés. J’ai gardé un souvenir très vif de séjours en pays mandjak, au nord de l’actuelle Guinée-Bissau, où je découvrais ces tambours qu’on nomme bombolon. Lorsque le soleil décline et que les travailleurs reviennent des champs, alors que la vie sociale reprend ses droits, les tambours parlants, dans chaque village, entament un fascinant jeu de communication. Les rythmes traduisent d’étonnantes productions langagières, limpides pour les locuteurs de la langue. Ainsi, à des kilomètres à la ronde, se diffusent de place en place les nouvelles, les interpellations, les messages socialement utiles : écriture sonore indubitablement efficace et riche de sensations créatives, une écriture en mouvement, portée par le vent.
L’Islam, peut-être plus que toute autre, est une religion de l’écriture, en connivence avec ses cousines, les « religions du Livre » (Ahel el kitab), judaïque et chrétienne. Si le christianisme est apparu le premier, dans notre ère, sur le versant Est de l’Afrique, en Éthiopie, il ne déborda guère de ce noyau initial pendant très longue période. Par contre, la religion musulmane, plus tard venue, ne franchissant la barrière saharienne qu’aux abords de l’an Mil, entama une progression, à la fois lente et soutenue, vers les terres du Sud. Aussitôt conquis le désert, des foyers d’Islam flamboyants s’installèrent dans certains hauts lieux, véritables Universités coraniques médiévales, s’accompagnant d’une production écrite prestigieuse, dont les manuscrits ont été conservés jusqu’à nos jours. Ainsi des bibliothèques insérées dans le tissu social, spécialement à Chinguetti en Mauritanie et à Tombouctou dans la boucle du Niger, ont su garder leurs trésors fragiles à travers les siècles.
Le personnage du « marabout », sage, guide spirituel, parfois magicien, enseignant et interprète du message sacré, capable donc de lire le Coran et d’enseigner à le lire, est le vecteur par excellence de l’expansion religieuse, au sahel d’abord, en savane ensuite, avant d’atteindre plus laborieusement les zones forestières méridionales. L’Islam, vecteur d’écriture, pénétrait de la sorte, à l’aide de multiples canaux, par une manière de capillarité, dans des terroirs où régnait depuis des millénaires l’oralité puissante des cultures et religions des terroirs. On a longtemps nommé ces dernières « animistes », alors qu’aujourd’hui on a pris le parti de récuser ce terme. Il suffit de s’entendre. Il est sommaire d’y voir des cultes prêtant une « âme » aux choses. En réalité, il s’agit toujours de cultes de la Vie, saisie sous toutes ses formes, du végétal à l’animal et à l’homme. Les « animistes » mesurent l’extraordinaire solidarité / dépendance entre tous les « porteurs de vie », ainsi que, logiquement, leur enracinement dans le terreau qui les potentialise et les nourrit : le minéral, l’eau, la force du soleil. Philosophie de la force, des forces, des jeux de forces dominant le système des idées. À l’heure des grandes prises de conscience écologiques contemporaines, il serait léger de s’en tenir à une condamnation d’archaïsme, ce que l’Occident a fait, oubliant ses propres « animismes » antécédents, qui ont pourtant laissé d’impressionnantes traces, ne serait-ce que dans ma Bretagne natale. Ces philosophies de la vie, apanages de chasseurs, pêcheurs, cueilleurs, agriculteurs, éleveurs, donnaient une place de choix à la parole, fondement du lien social, sous toutes ses formes vivantes : mythes, contes, récits, proverbes, soutenus par la musique et le chant et scandés par la danse et le mime, engagement total des corps. J’en appelle, là encore, à la mémoire de mon terroir breton, et à ses cousinages dans d’autres provinces profondes de notre pays.
Or donc, en Afrique, l’écriture vint d’abord par le marabout prêcheur, s’attachant, hormis les temps guerriers de djihad, à se faire une place dans la société telle qu’elle était. Je me suis trouvé, dans mes années de jeunesse, vivant au Kènèdougou, en pays sénoufo du Sud de l’actuel Mali, exactement sur le front d’avancée de l’Islam lettré venant en interaction avec les oralités paysannes des religions du terroir. J’y rencontrais de petits marabouts qui s’intégraient, la plupart du temps sans trop de difficulté, à la société villageoise. Ils y étaient les colporteurs initiaux, même si leur savoir était sommaire, de l’écriture coranique. L’écrit prend alors un statut social assorti d’un certain prestige puisqu’il soutient des pouvoirs occultes et sacrés. Ces marabouts vont prendre de la sorte un statut de notables dans la société rurale.
Peu à peu, la cohorte des convertis s’élargit. On observe alors deux cas de figure. Dans le premier, progressivement, l’Islam s’affirme en force, et le dignitaire religieux y acquiert un véritable pouvoir. Le nombre des lettrés en arabe s’accroît et l’arabe devient une langue associée à la vie du groupe. Il arrive, et c’est le cas dans la vallée du Fleuve Sénégal, que les plus avancés des lettrés utilisent la graphie arabe pour écrire leur propre langue maternelle, le peul (pulaar). On dispose ainsi de textes littéraires peul écrits en lettres arabes. Au fil du temps, certains marabouts parmi les plus importants, se nourrissant de l’influence de grands pôles de spiritualité extérieurs, fondent des confréries soufi qui leur sont reliées : notamment Tidjanya et Qadriya. Parfois, et c’est le cas des Mourides sénégalais, la symbiose avec les pratiques du terroir y laisse apparaître des composantes syncrétiques. Dans tous les cas, l’oralité première demeure vivace, spécialement dans la vie sociale et familiale.
Le second cas de figure montre le foyer musulman environné d’une organisation socio-religieuse « animiste » faire bon ménage avec elle, selon une sorte de division du travail laissant apparaître des phénomènes marqués plus nettement de syncrétisme. L’Islam était, à l’origine, une religion de nomades, de guerriers, de commerçants, alors que les cultes du terroir sont reconnus dans bien des cas comme plus efficaces lorsqu’il s’agit d’entretenir la fécondité de la terre. Parfois, le syncrétisme donne lieu à la création de mouvements de type messianique, tel le prophétisme du « dieu de San », que j’ai connu au Sud-Mali dans les années cinquante.
Dans les sociétés étatiques des zones du sahel et des savanes, on voit apparaître très tôt une division sociale en castes. L’une d’elles est celle des griots. Ces derniers sont, par excellence, les « gens de la parole », faisant fonction de gardiens de la mémoire des rapports lignagers, sociaux et politiques, et les authentifiant. Ils demeurent résolument étrangers au monde de l’écriture dans l’exercice de leur art, illustrant l’efficacité supérieure de l’oralité. Par leur récitatif ritualisé, ils confirment, affermissent ou détruisent les réputations, alliant souvent le chant et le rythme au beau langage. Ils sont indubitablement les détenteurs d’un contre-pouvoir nécessaire au maintien de l’ordre social dominant. Les griots ont traversé le temps d’avant les colonies, la colonisation, et tiennent encore la part belle dans les jours présents.
Avec la colonisation territoriale, inaugurée dans la seconde décennie du XIXe siècle, deux courants nouveaux se font jour : l’introduction de la culture écrite du colonisateur, induisant la fondation du système scolaire ; le prosélytisme chrétien développé par les Missions, qui, lui aussi, soutiendra un recours à l’écriture, notamment pour accéder aux textes sacrés, et transmettre le catéchisme.
L’écriture à l’européenne a pris place de la sorte dans les sociétés et les cultures paysannes de l’Ouest africain au début de l’avant dernier siècle. La colonisation territoriale succède à la colonisation mercantile lorsque à la fin des guerres napoléoniennes la traite atlantique des esclaves est proscrite par le Congrès de Vienne en 1815. Ainsi prend fin le commerce triangulaire. La nouvelle colonisation aura notamment comme objectif d’exploiter la force de travail indigène sur place, renonçant donc à la transporter au-delà des mers dans l’économie des plantations. La compétition coloniale conduira les nations européennes à s’approprier chacune le plus vaste espace possible. Entre 1815 et 1885 – date de la Conférence de Berlin sanctionnant les règles du partage – l’Afrique est quasiment entièrement conquise et découpée par ses nouveaux maîtres en territoires coloniaux.
S’agissant de la France, dans cette aventure expansionniste, le Sénégal fait figure de tête de pont. Louis XVIII nomme, en 1816, le colonel Schmaltz gouverneur du territoire, avec mission de conquérir et de mettre en valeur le plus de terres possible. À cette fin, il est nécessaire de disposer, parmi les sujets colonisés, d’auxiliaires de l’encadrement expatrié. Il faudra instruire ceux-ci, dans leurs fonctions de relais intermédiaires, pour traduire et faire appliquer les ordres des Blancs. Le gouverneur décide de créer en conséquence une première école à Saint-Louis du Sénégal. Il fait venir un jeune instituteur, Jean Dard, qui appartient au mouvement de l’Enseignement mutuel. Ce dernier découvre avec effarement que ses élèves ne parlent pas français, alors que lui-même ignore leur langue. Faisant acte de bon sens élémentaire, il estime nécessaire de les initier à la lecture et à l’écriture dans leur langue maternelle. Ne doutant de rien, il apprend le wolof, rédige la première grammaire et le premier dictionnaire en langue africaine. On introduira ensuite le français comme langue seconde.
Le projet suscite d’immenses débats empreints de passion. La nation colonisatrice n’est pas préparée à reconnaître à des langues orales, jugées rudimentaires et barbares, la dignité de langues écrites, qui les mettrait à égalité avec celle des Maîtres. Cependant, dans un premier temps, Schmaltz prend le parti de l’efficacité et soutient Jean Dard. L’école mutuelle de Saint-Louis, malgré les tempêtes, fonctionne une vingtaine d’années, non sans succès. À partir de 1840, date d’expansion massive de la culture de l’arachide, les vents contraires l’emportent. On fait venir, en lieu et place, les Frères de Ploërmel pour créer un système d’enseignement reposant exclusivement sur le français, et se chargeant d’éradiquer l’usage des langues maternelles. Les auxiliaires des Blancs seront dès lors formés à l’image fidèle de leurs Maîtres. Le système perdurera tout au long de l’histoire coloniale à suivre, c’est-à-dire pendant un siècle et demi, et ses conséquences contemporaines sont loin d’être effacées.
Il est intéressant de noter qu’une politique comparable avait pris forme sur le sol métropolitain. La Congrégation des Frères de Ploërmel avait été fondée en Bretagne dans le dessein d’éradiquer la langue bretonne, véhicule majeur, jusqu’au XIXe siècle, de l’oralité paysanne, au bénéfice du français, langue écrite d’adhésion pure et simple à la culture du pouvoir central, et donc aussi dispensatrice d’un lien social uniforme et conforme au modèle général. Ainsi, en exportant en Afrique les Frères enseignants, leur doctrine et leur pédagogie niveleuse des différences, on disposait d’une arme efficace pour faire prévaloir un modèle de rapports sociaux répondant au projet de la nation colonisatrice.
Dans la société coloniale prenant forme au long du XIXe siècle, la classe lettrée indigène, ordonnée strictement à la langue du colonisateur, marquait, par délégation de l’autorité supérieure, sa position de domination sur le peuple majoritairement cantonné dans son oralité première. Toute promotion dans le cursus de pouvoir exigeait que l’on quitte la formation orale pour accéder à la formation lettrée en langue étrangère. On pouvait alors observer la constitution d’une division de classes dont la clé était la maîtrise de l’écriture. Tout lettré ayant réussi le passage se voyait vocation à s’intégrer dans la classe des fonctionnaires où prenait forme peu à peu une nouvelle configuration de l’inégalité. Le processus se déployait lentement, car le pouvoir colonial, malgré une idéologie théoriquement assimilationniste, contrepoint de sa mission « civilisatrice », rechignait à passer le relais aux nouveaux « assimilés ».
Lorsque enfin, à l’issue de la Seconde guerre mondiale, le système colonial se fissura avant de s’effondrer – du moins formellement – les nouveaux maîtres émancipés héritèrent structurellement des fractures sociales antérieures. Un fossé profond séparait ainsi la classe dirigeante lettrée et légitimée par un modèle exogène, et les classes dirigées, confinées dans une culture orale endogène. Ces dernières se trouvaient en effet dépouillées des instruments leur permettant d’assumer et de promouvoir de l’intérieur leur accession à une modernité qui leur soit propre.
Au moment des indépendances, autour de l’année emblématique 1960, les problèmes de fond surgirent en force. Sur quelles bases construire les nouvelles nations, organiser les nouveaux États ? À partir de quelles options et de quelles références promouvoir leur développement ? Questions cruciales commandant l’avenir. La problématique de l’oralité et de l’écriture n’y était pas en position seconde.
Le thème de l’alphabétisation avait été pris en compte par l’UNESCO lors de la Conférence de Téhéran en 1965. Il en était ressorti une option pour « l’alphabétisation fonctionnelle ». On reconnaissait par-là que la maîtrise de l’écriture était un ressort essentiel des pratiques de développement. La voie était ouverte, de la sorte, pour que l’on positionne l’écrit dans la vie, dans la société réelle, et donc que les langues maternelles puissent en être la pierre angulaire, sans fermer la porte pour autant au pluralisme langagier. En somme, on revenait à Jean Dard. Cependant, dans bien des cas, les experts et techniciens revendiquaient d’être en première ligne, et le « fonctionnel » fut souvent entendu au sens étroit et utilitariste du terme, les bénéfices sociaux et le respect des identités culturelles se perdant alors dans les sables.
Parallèlement, et spécialement dans le monde francophone, les langues de l’oralité première se sont heurtées à de nombreuses réticences pour se voir reconnaître le droit de cité dans les systèmes d’enseignement. On retrouvait alors, curieusement, des argumentaires proches des grands débats du temps de Jean Dard. Seuls quelques pays, le Mali en particulier, se résolurent à des options claires. La « pédagogie de convergence » malienne articule de façon efficace l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en langue maternelle, et l’accès au français, langue de communication élargie. Les résultats sont probants, mais les appareils institutionnels restent encore tributaires de frilosité pour donner à une telle réforme toute la portée que l’on peut en attendre.
On peut aussi se référer à l’expérience passionnante menée par Mamadou Dia ; chef du gouvernement sénégalais de l’indépendance, entre 1958 et 1962. Ayant opté pour une démocratie participative, il eut l’audace de créer un système d’éducation populaire dénommé Animation rurale qui avait vocation à s’implanter dans toutes les communautés de base pour mettre à leur service un outil d’éducation et de formation permanente intégré dès le départ dans la socioculture traditionnelle. L’Animation pratiquait une pédagogie du développement qui fonctionnait en première instance dans l’oralité de la vie villageoise, en la faisant s’ouvrir progressivement au partenariat avec l’appareil d’État qui, lui, utilisait ordinairement le support de l’écriture. On voyait ainsi les démarches d’oralité et d’écriture collaborer en osmose croisée, s’enrichissant mutuellement sans se détruire. Le résultat en était une véritable participation populaire au développement et à la vie démocratique. Cependant, malgré le succès marquant de cette politique, qui contribuait de façon profonde à mettre à bas l’économie de traite héritée de la colonisation, les forces contraires se coalisèrent et réussirent à éliminer Mamadou Dia de façon cruelle, en décembre 1962. Amilcar Cabral, la figure de proue de la lutte de libération en Guinée-Bissau, lui aussi éliminé sauvagement par les pouvoirs colonialistes, a écrit que l’arme de la culture est le ressort décisif de l’émancipation des peuples.
Des enseignements peuvent être mis en évidence à partir de cette revue des problèmes et des expériences, qui nous concernent dans notre vécu actuel.
Les questions posées par le rapport de l’oralité à l’écriture, nous renvoient à la problématique fondamentale de l’appropriation par les acteurs de la vie en société de leurs outils de conception, de création, de communication. Dans les cas évoqués, l’oralité s’est identifiée à l’outil d’expression humaine faisant corps avec le sujet. L’écriture, qui permet aux productions de se détacher de leur auteur, a un rôle de premier plan à jouer pour maîtriser l’aventure collective des hommes. Mais elle ne garde son sens, ne demeure sous leur contrôle qu’à la condition qu’ils puissent se l’approprier pleinement, non pas pour reproduire, mais pour produire de l’intérieur des réponses à la mesure des objectifs et des besoins de tous et de chacun. Cela suppose que les acteurs humains puissent se voir reconnaître le droit d’acquérir, de maîtriser les moyens de créer, de gérer, de communiquer. Ces moyens, au stade où nous sommes, impliquent une alliance, on peut même dire un alliage entre les différents supports de la parole, y compris dans leur développement technologique les plus récents. Une telle entreprise semble vitale pour défendre et promouvoir la démocratie réelle, et pour pouvoir coaliser les énergies humaines, au Nord comme au Sud, face aux défis immenses que nous devons affronter.
Par delà les vastes positions de principe, on doit y voir de graves interpellations concrètes touchant particulièrement les politiques et les pratiques d’information, de formation, d’éducation concernant tous les humains. Pour progresser dans cette voie, il serait bien utile de mettre en partage les expériences menées à différents niveaux, dans différents pays, à travers des réseaux de réflexion et d’échanges reliés aux terrains de l’action, en retenant la leçon de Mamadou Dia : le développement, qui nous concerne tous, commence à la base, et, pour ne pas perdre son âme, il doit toujours garder la sève de ses racines.
Les 4 saisons du Lire à Figeac sont organisées chaque année, en quatre temps, par l’association Lire à Figeac en partenariat avec le Musée Champolion et la Bibliothèque intercommunale autour du thème « Voyage au cur des langues ».
Plus d’infos :
À l’occasion de la 11ème édition du Festival culturel Africajarc (du 23 au 26 juillet 2009), aura lieu une rencontre autour des liens entre oralité et écriture contemporaine (littéraire et cinématographique) en Afrique à laquelle participeront, entre autre, Roland Colin et Boniface Mongo Mboussa.
Pour en savoir plus : http://www.africajarc.com///Article N° : 8732