Depuis ses premières pièces, Penda Diouf s’est forgé une place unique dans le théâtre contemporain français. D’origine sénégalaise et ivoirienne, elle est l’autrice d’œuvres remarquables telles que Noire comme l’or (2022), Pistes (2020) et La Grande Ourse (2019), toutes saluées pour leurs récits puissants qui donnent voix aux personnes marginalisées, en particulier aux femmes. Son écriture, mêlant histoires intimes et enjeux politiques et sociaux, reflète un engagement profond avec les thèmes de l’identité, de la discrimination et de l’émancipation. L’entretien suivant explore sa dernière pièce, Noire comme l’or, son processus créatif et sa vision pour un théâtre plus inclusif.
Lou Gargouri : Dans votre pièce Pistes, vous utilisez souvent la métaphore du tissage et du crochet. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix ?
Penda Diouf : Pour moi, l’écriture théâtrale est une forme d’art artisanal. Il y a un fond intellectuel lié à la pensée, mais il y a également une forme qui est très liée au sensible, comme celle qui permet aux artisan.e.s de pratiquer leur art. L’écriture consiste à créer de la dentelle, à choisir chaque mot avec soin, pour trouver l’association la plus juste afin d’exprimer ce qu’on a en tête. Si c’est pour créer un hiatus entre deux mots, ou si c’est au contraire pour créer du lien, de la poésie, du lyrisme. L’écriture s’associe à un travail à toute petite échelle, voire microscopique, un travail d’artisanat qu’on ne voit pas forcément. Et c’est tant mieux si on ne le voit pas quand on lit, mais que c’est le résultat de tout un travail d’orfèvrerie. Cette métaphore du tissage et du crochet est également un hommage aux pratiques féminines traditionnelles souvent dévalorisées. En les intégrant à mon processus d’écriture, je les revendique et leur redonne une place d’honneur. C’est aussi une façon de démystifier le métier d’écrivain, de montrer qu’il s’agit d’un labeur quotidien, d’une pratique minutieuse et répétitive, semblable à celle des artisans.
Il y a aussi une dimension autobiographique marquée dans Pistes. Quelle est l’importance de cette dimension pour vous ?
Dans Pistes, la dimension autobiographique est importante et assumée dans le sens où le personnage s’appelle Penda, où j’utilise la première personne du singulier, et les anecdotes racontées me sont réellement arrivées. Cela étant, il est vrai que j’ai pu écrire d’autres textes qui parfois parlent tout autant de moi par le biais de personnages derrière lesquels je me cache.
Pour ce texte, le choix de l’autofiction a été comme “décidé” par la commande d’écriture de la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) dans le cadre du dispositif « Les intrépides ». On demandait à des autrices d’écrire un texte de dix minutes et de le lire ensuite sur scène. Lorsque j’ai participé à ce dispositif en 2018, je n’étais jamais montée sur scène. Je me suis dit que je ne pouvais pas écrire un texte avec plusieurs personnages, que ça allait être compliqué pour moi, qu’il fallait qu’il n’y ait qu’un seul personnage.
Je me suis demandé si j’avais été courageuse un jour dans ma vie et j’ai pensé à cette phrase entendue régulièrement durant mon road-trip en Namibie : “you are a brave woman”. Le courage, c’est aussi de monter sur scène quand on n’est pas comédienne, pour parler de sa vulnérabilité. C’est donc la commande qui a déterminé la forme et le fond du texte.
L’écriture est pour moi une manière de dialoguer avec mon propre vécu, mes questionnements et mes valeurs, tout en créant des personnages et des situations qui résonnent au-delà de mon expérience. Cette approche permet de donner, je l’espère, de la profondeur et de la vérité à mes textes.
Il est vrai que lorsque j’écris, j’ai besoin de trouver des échos avec ma propre vie. Même si je dois écrire un personnage différent de moi, j’ai toujours besoin de trouver dans ma propre vie ce qui va pouvoir nourrir le personnage en question. C’est un dialogue interne qui se fait à la fois entre mon expérience, ma propre intimité, et ce que j’ai envie d’en donner à voir dans un texte donné. Le processus d’écriture représente une sorte de va-et-vient entre qui je suis, les valeurs que j’ai envie de porter et de défendre, les choses qui m’intéressent et le contexte dans lequel j’écris ou celui dans lequel les personnages évoluent.
Ce qui m’intéresse aussi, ce sont les rapports de domination. Évoquer ces rapports, c’est aussi parler de moi et de mes expériences d’intersectionnalité à différents endroits en tant que femme, noire, de culture musulmane ne rentrant pas totalement dans le cadre de l’hétérosexualité.
Pour moi, raconter des histoires personnelles, c’est montrer comment les vies individuelles sont impactées par des structures et des organisations sociales plus larges. En partageant mes expériences et celles de mes personnages, je veux encourager le public à réfléchir sur ces enjeux, à se poser des questions et à envisager des moyens de transformation sociale face aux dominations systémiques.
Vous revendiquez un féminisme « inclusif ». Que signifie exactement cette notion et comment la mettez-vous en pratique dans votre démarche artistique et au quotidien ?
Je souhaiterais que le féminisme prenne en compte toutes les particularités culturelles, sociales, économiques de toutes les femmes, et pas seulement se contenter des femmes se ressemblant et issues d’un certain milieu social. Lorsque je vois des femmes blanches et bourgeoises prendre parti contre le voile, ça me dépasse. Ce sont des choses qui, pour moi, ne sont pas de l’ordre du féminisme et qui sont encore de la pensée coloniale. Il faut gommer toutes ces questions de colonialité qui perdurent encore aujourd’hui et faire en sorte que les exemples qui soient actuellement proposés aux jeunes filles ne soient pas que des exemples de féministes blanches, mais issus aussi d’autres types de féminisme tout aussi pertinents, intéressants et salvateurs.
En tant qu’autrice, j’essaie à la fois de donner de mon temps et de mes compétences en faisant des retours gratuits sur des textes des jeunes filles, notamment racisées, qui écrivent du théâtre et qui ont besoin d’un avis dramaturgique. Je le fais gratuitement et avec grand plaisir.
Cette démarche de soutien et d’accompagnement me semble essentielle pour encourager les nouvelles voix du théâtre. Je pense à quelqu’un comme Marine Bachelot-Nguyen. Avec elle, nous passons beaucoup de temps aussi à essayer d’accompagner de jeunes autrices. Et je crois que j’aurais peut-être aimé avoir ce type d’accompagnement lorsque j’ai commencé, quand j’avais 18-20 ans.
Quelles réactions ou changements espérez-vous provoquer chez votre public à travers vos pièces ?
J’espère que mes pièces inspirent force et espoir chez le public. Même si j’aborde des sujets très durs comme la question de la domination, ce que je souhaite donner aussi dans mes textes, c’est la question de la force, que les gens se sentent régénérés et qu’ils reçoivent aussi de l’amour en lisant le texte.
Je ne souhaite pas que les spectateur.ice.s ressortent déprimé.e.s ou apathiques. Je veux qu’ils/elles ressentent la possibilité de se recréer et de sortir de l’assignation. Dans Pistes, le personnage sort d’une forme d’assignation en voyageant, en découvrant qui elle est et en repartant sûre d’elle. Dans Noire comme l’or, les personnages sortent tous de l’assignation dans laquelle ils sont au moment de leur naissance. Dans La Grande Ourse, la femme, la mère de famille, sort de son assignation en devenant, d’une façon radicale, un animal puissant qui se bat jusqu’au bout pour sa liberté d’être. Donc voilà ce que j’ai envie de transmettre.
Je cherche aussi à transmettre de l’émotion. Je me souviens de Pistes, par exemple, j’avais fait une lecture à Avignon l’année dernière. Et il y a une femme qui a su que c’était moi qui avais écrit le texte. À la fin, les cinq dernières minutes, elle était devant moi. Elle s’est retournée et m’a tenu la main. Et on est restées ainsi pendant cinq minutes. Je ne connaissais pas cette femme. Je ne connaissais même pas son prénom, mais on a partagé ce moment-là où on s’est tenu la main pendant cinq minutes. C’était extrêmement touchant et c’est un souvenir que je n’oublierai pas.
Un autre exemple qui me vient à l’esprit est lors d’une représentation de La Grande Ourse. Une jeune fille, d’origine sénégalaise, m’a approchée après la pièce. Elle m’a dit à quel point elle s’était reconnue dans le personnage, qu’elle avait compris les passages non traduits en wolof et que cela l’avait aidée à se sentir plus forte et légitime. Ces moments de connexion avec le public sont incroyablement gratifiants et montrent le pouvoir transformateur de l’art.
Comment voyez-vous l’évolution de la représentation des minorités dans le théâtre français ces dernières années ?
Je dirais qu’il y a deux phénomènes. Je pense qu’on est aujourd’hui une société post-MeToo, post-Black Lives Matter. On est une société Netflix aussi. Je pense que les institutions qui sont de gauche, qui se disent de gauche en tout cas, ne peuvent plus se permettre de ne pas poser la question. Cependant, il y a eu ces dernières années énormément de débats sur la question des minorités, et on voit quand même que dans les écoles de théâtre, les choses bougent. Il y a beaucoup plus d’identités diverses et plurielles dans les écoles de théâtre aujourd’hui, que ce soit sur les questions de genre ou sur les questions raciales.
Cela étant, je trouve qu’on n’a pas suffisamment de recul pour voir concrètement ce que ça va donner sur le long terme pour ces jeunes. Est-ce qu’ils vont trouver du travail après l’école ? Si oui, quels types de rôles vont-ils jouer ? Ensuite, il y a ce phénomène de l’arbre qui cache la forêt. Parfois, il y a un artiste qui arrive à échapper et à mener une grande carrière. Mais il y en a combien d’autres qu’on ne voit pas ?
En écriture théâtrale, on n’est pas beaucoup de femmes noires ou même racisées dans l’institution pour l’instant. On doit rester vigilant.e.s au phénomène de tokénisme. On choisit une personne qui nous dispense de nous poser la question de la diversité des récits, des points de vue, de l’exotisation, du sexisme ou du racisme. C’est comme avoir un ami noir. Ce n’est pas parce qu’on a un artiste racisé dans la programmation qu’on lutte de manière efficace contre le racisme. Et la troisième question qui se pose, c’est celle de la maltraitance. En tant qu’artiste, quand tu intègres certains réseaux, certains cercles, etc., il faut voir comment tu y es accueilli.e.
Cette situation est particulièrement frustrante quand on voit que d’autres pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, malgré leurs propres défis, ont réussi à intégrer une plus grande diversité de manière plus systématique dans leurs arts et leur culture. Il y a un sentiment d’urgence à rattraper ce retard en France et à créer des espaces où les voix minoritaires peuvent vraiment s’épanouir sans être constamment reléguées au second plan ou instrumentalisées à des fins symboliques.
Les solos en scène semblent gagner en popularité. Que pensez-vous que cette tendance révèle sur l’évolution du théâtre contemporain ?
J’ai l’impression qu’il y a une question économique. Produire une seule personne en scène est moins coûteux que produire une pièce avec quatre ou cinq comédien·ne·s et une énorme scénographie, etc. Le minimalisme de la forme répond à une urgence économique qui fait qu’on a plus de « chances » que le spectacle tourne et soit produit avec une personne sur scène, un comédien, une comédienne, qu’avec un grand nombre.
Ensuite, c’est intéressant parce que l’autofiction a eu très mauvaise presse pendant longtemps. C’était vraiment la “littérature du pauvre”. Et je trouve qu’aujourd’hui, il y a quelque chose qui a bougé, notamment grâce à Annie Ernaux qui a eu le prix Nobel de littérature et qui est une spécialiste de l’autofiction. Je pense aussi à quelqu’un comme Édouard Louis, traduit et édité dans plein de langues différentes. Là aussi c’est de l’autofiction. Donc, j’ai l’impression qu’il y a un regain d’intérêt pour ce genre qui a longtemps été considéré comme mineur et qui commence, certes tardivement, à gagner ses lettres de noblesse.
La société commence à se dire que ce n’est plus possible d’avoir toujours les mêmes récits, bourgeois, blancs, etc., et qu’il doit y avoir de la place pour d’autres narrations et des récits intimes, universels, mais s’appuyant sur leurs particularités. Je pense à une autrice comme Alice Zeniter, qui a écrit, joué et mis en scène Je suis une fille sans histoire (2021), un seul en scène très intéressant sur la question du féminisme, de l’écriture. Elle parle aussi d’elle dans le texte. Je ne peux que saluer ce renouveau dans la littérature.
Les seuls en scène permettent de rétablir un équilibre de pouvoir sur scène. Lorsque vous êtes l’auteur.ice, le.a metteur.euse en scène et l’interprète de votre propre histoire, vous contrôlez le processus de bout en bout. Cela peut être une manière de s’approprier sa propre parole et de la partager directement avec le public. C’est une prise de pouvoir et, de fait, une affirmation de soi très forte. Toutefois, il faut aussi être prêt à affronter la vulnérabilité que cela implique. Lorsque vous partagez votre propre histoire sur scène, vous êtes exposé.e de manière très personnelle et les critiques peuvent être ressenties de manière beaucoup plus intense.
Le stand-up est un autre exemple de ce phénomène. Par exemple, la série Drôle (2022) met en scène une femme noire française en tant que personnage principal, ce qui est encore rare. Cela montre qu’il y a une demande et un intérêt pour des voix différentes et des perspectives nouvelles. Le public veut voir des histoires qui reflètent la diversité de la société actuelle, et le seul en scène est un moyen efficace de répondre à cette demande.
Pour conclure, pouvez-vous nous parler de vos projets futurs ?
Mon dernier texte, que je viens juste de finir, s’appelle Sœurs, nos forêts aussi ont des épines. La création va se faire en décembre 2024 à la Comédie de Valence. Il y aura aussi des représentations à la MC93 à Bobigny et en Belgique. La pièce traite exactement de cette question-là, à savoir comment on se saisit de la question de la sororité dans un monde patriarcal. L’intrigue part de quelque chose de très concret entre deux sœurs. L’une quitte la France pour s’installer à l’étranger après ses études. Ensuite, ça s’élargit de manière considérable à la question de la sororité et aux difficultés, aux épines présentes dans le fait de dire à quelqu’un « tu es ma sœur » et de l’accompagner comme si elle était notre sœur. Qu’est-ce qui nous en empêche ? Qu’est-ce qui nous gêne ? Qu’est-ce qui nous pique ? Et ce qui fait qu’on est toujours en concurrence les unes avec les autres. Cela empêche clairement une solidarité effective, sereine et saine. Mais je pense que c’est important d’en avoir conscience, de prendre un peu de recul et de sortir du « male gaze » et du « white gaze ».
Cette pièce traite aussi de la manière dont les femmes peuvent se soutenir mutuellement malgré les obstacles sociaux et personnels. La sororité est un concept puissant, mais elle doit être mise en pratique de manière consciente et active pour surmonter les divisions et les rivalités qui peuvent exister entre les femmes. Il s’agit de construire des alliances et des réseaux de soutien qui permettent à chacune de se sentir forte et légitime dans son parcours.
Je travaille également sur un projet de collaboration avec des artistes de différents horizons culturels et disciplinaires. L’idée est de créer une œuvre collective qui explore les thèmes de l’exil, de la mémoire et de l’identité. Ce projet est encore en phase de développement, mais je suis très excitée par les possibilités qu’il offre en termes de dialogue interculturel et de créativité partagée.
Propos recueillis par Khouloud (Lou) Gargouri, doctorante en littérature française et études théâtrales à l’Université de Chicago, spécialiste des dramaturgies féminines du seul.e en scène. Ses recherches portent notamment sur les questions de transmission intergénérationnelle et de représentation des luttes socio-politiques sur les scènes tunisiennes et au-delà.