Ancien étudiant de l’université catholique d’Afrique centrale à Yaoundé, Joseph Mbarga travaille comme publiciste à Douala dans une agence de communication. Il représente la Ronde des Poètes dans la Province du littoral.
Le député-maire aimait bien les bains de foule. Mais celui-là tombait mal. On venait de lui dérober ses belles chaussures au cours de la dernière séance parlementaire précédant les élections générales. Séance mouvementée !
En sortant du Palais de la Solidarité Agissante, l’illustre homme avait attendu en vain que son chauffeur vînt le chercher. Celui-ci s’était-il laissé surprendre par quelque embouteillage dans la ville ? Mais voilà: Elie, le député-maire de Babaville était contraint de se trouver un taxi, une habitude perdue depuis fort longtemps. Si au moins il n’était pas pieds nus
Au bout d’un moment qui lui parut une éternité, l’élu Elie -comme il aimait qu’on l’appelle- s’engouffra dans un taxi, se soustrayant du même coup aux regards perplexes autour de lui.
-Vents-Et-Marées, indiqua-t-il au taximan.
-Dedans chef, fit le chauffeur. On va passer par le quartier de la Révolution Nationale.
Le parlementaire se sentait désormais à l’étroit dans le taxi, coincé entre l’une des portières arrière et deux passagers qu’il n’osait regarder, de peur d’être reconnu. Il aurait du reste préféré le confort et la tranquillité de l’une de ses propres voitures. Mais déjà, les autres occupants du véhicule le dévisageaient avec insistance. Même le chauffeur jetait des coups d’il en tapinois sur le rétroviseur pour vérifier qu’il transportait son propre député et son propre maire. Un silence suspect régnait dans le taxi. Le maire ne se faisait plus d’illusions. Des questions allaient fuser. Il fallait prendre les devants.
-Jeune homme, tu vas me conduire jusqu’à chez moi, d’accord?
-Non monsieur le député-maire, répondit le chauffeur avec emphase.
-Mais on est où là? Demanda l’honorable passager avec de grands gestes. Tu viens toi-même de dire que je suis le député et le maire de cette magnifique métropole. Fais-moi confiance tout de même, hein!
-Vous faire confiance? Je n’ai entendu que ça de vous toutes ces années. Mais comment vous croire quand je regarde autour de moi? Si je vous avais reconnu de loin, je ne me serais jamais arrêté.
La tension monta d’un cran entre le taximan et son passager qui pointait un doigt vers lui.
-Surveille ton langage petit ou tu vas le regretter. Et puis même, n’est-ce pas toi-même tu m’as voté comme tout le monde ?
Laisse comme ça ! Que je n’avais rien à faire ?
En tout cas, tant pis pour toi, moi je suis sûr que tout le monde ici a voté pour moi il y’ a cinq ans et que vous allez encore le faire bientôt, hein ma sur?
Le maire posa une main sur l’épaule de sa voisine. Il attendait une réponse réconfortante, habitué qu’il était à recevoir des motions de soutien en toutes circonstances.
La femme à ses côtés secoua énergiquement la tête de gauche à droite.
-Hé pardon, se contenta-t-elle de dire en dégageant la main du maire de son épaule tandis que les autres occupants du taxi éclataient de rire.
Comme le taximan se dirigeait vers la Montée du Grand Bûcheron (en hommage au député-maire pour les nombreux sacrifices consentis au service de la cité), le ciel s’obscurcit brutalement. C’était la saison des pluies et plutôt mauvais signe pour le taximan qui redoutait l’aggravation du mauvais état des routes. Car les routes de Babaville étaient plutôt capricieuses : poussière et bosses en saison sèche; boue et flaques d’eau en saison des pluies, sans compter les immondices qui jonchaient la chaussée. Toutefois, le maire n’appréciait que modérément les remarques sur l’état de sa ville. Il rappelait très souvent que même Paris, qu’il prenait la peine de visiter régulièrement, ne s’était pas fait en un jour.
La pluie tombait maintenant à grosses gouttes. Les pneus du véhicule dérapaient dans la boue. Le taximan, ayant laissé à destination tous les passagers à l’exception du député, préféra ne prendre aucun risque. Il gara sa voiture le long du trottoir pour attendre la fin de la pluie. Monsieur le député-maire quant à lui exigea que le taximan le conduisît chez lui. Ce n’était tout de même pas sa faute si la voiture qu’il avait eu le malheur d’emprunter ne pouvait pas braver les intempéries comme l’aurait fait l’un de ses véhicules tout-terrain. Le premier magistrat de la ville, en juriste avisé, rappela au taximan ses devoirs envers les clients. Mais ce dernier resta impassible.
Attends alors, conclut le député, comme tu ne comprends pas la force du droit, je vais maintenant faire valoir le droit de la force.
Et, sans plus attendre, il sortit du taxi, ouvrit la portière avant puis tira le chauffeur en lui assenant un coup de poing. Le taximan toucha son nez endolori et entreprit aussitôt de riposter.
Non, surtout pas ça cria le député en pataugeant dans la boue, les paumes de ses mains tournées vers son adversaire. Est-ce que tu sais que je jouis pleinement de mon immunité parlementaire même sous la pluie
?
Il n’eut pas le temps de bien poser sa question. Bousculé par le taximan, il s’étala dans la boue dans un bruit sourd.
Après la pluie, le député-maire fut retrouvé à bout de forces, baignant dans une flaque d’eau. Cette nouvelle fit bientôt le tour de la cité. Mais personne ne réussit à dire comment tout cela était arrivé. On élabora une multitude d’hypothèses, chacun essayant de comprendre ce qui avait conduit l’élu Elie à l’hôpital.
Guéri de ses coups et remis de ses émotions, Monsieur le député-maire annonça qu’il tiendrait une conférence de presse quelques jours plus tard. Les observateurs avertis de la scène politique locale prédirent que ce serait là un tournant dans la vie politique de la cité. Chaque spécialiste y alla de son analyse. Certains, dans leurs éditoriaux, pointaient déjà un doigt accusateur sur les instigateurs du complot politique dont avait été victime le maire. D’autres affirmaient au contraire détenir des preuves irréfutables que le maire avait monté lui-même cette grosse farce, surtout qu’on était à l’approche des élections.
Le jour de la conférence arriva enfin. La salle de presse du Palais de la Solidarité Agissante fut prise d’assaut par une kyrielle de journalistes. L’événement était retransmis en direct par les radios et les télévisions locales. Lorsque le maire prit la parole, les techniciens ajustèrent leurs appareils ; les différents analystes tendirent l’oreille et toute la salle fit pareil. Et l’élu Elie parla. Directement, sans tousser. Le seul fait qu’il ne toussa pas fut le premier temps fort de la conférence. D’habitude, lorsqu’il prenait la parole en des circonstances aussi solennelles, le député-maire toussait et se raclait bruyamment la gorge au micro. Pourquoi changeait-il de style ?
Alors que tout le monde se posait encore cette question, l’orateur avançait dans son propos. Il annonça à la stupéfaction générale qu’il ne se présenterait pas aux prochaines échéances électorales. Après avoir expliqué dans les détails sa mésaventure avec le taximan, il revint à la disparition de ses chaussures.
-Au cours des débats à l’assemblée, ajouta-t-il, je m’étais déchaussé pour me mettre à l’aise et dormir un moment pendant l’intervention d’un collègue. Plus tard, je m’étais réveillé au milieu d’une salve d’applaudissements. J’avais aussi applaudi très fort, mais j’allais constater peu après que mes chaussures avaient disparu.
Le conférencier se dit alors prêt à répondre aux questions. Les journalistes émérites se regardèrent confusément, constatant que toutes les questions préparées étaient devenues obsolètes. Aucune question ne fut posée et la conférence de presse prit fin.
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