Morombe, bordant le Canal du Mozambique, au milieu des rizières : un paysan accroupi joue d’une cithare de fer blanc, un jeune garçon à ses pieds. La même musique pourrait être jouée assis sur un muret dans les quartiers les plus urbains du pays. La musique est un riz quotidien à Madagascar, où la mémoire des sons est d’une richesse insoupçonnable et l’échange musical une véritable agora.
Sylvestre Randafison, citharède, luthier et ethno-musicologue a répertorié quatre-vingts instruments parmi les centaines qui sont traditionnellement joués à Madagascar. Aux héritages indonésien et polynésien se sont ajouté ceux des Bantous et des Arabes, puis les apports européens malgachisés des derniers siècles. Randafison rêve de pouvoir fabriquer tous ces instruments et d’en faire un orchestre philharmonique. Comme il le faisait avec ses frères aujourd’hui défunts, ce septuagénaire joue à travers le monde les mélodies, souvent anonymes, du vieux fonds musical malgache. En spectacle, il valorise leur contexte culturel haut en couleur : costumes chamarrés, joutes oratoires, défis dansés, dont les paroles évoluent selon l’actualité. En 2002, son répertoire faisait plus de place aux mélodies guerrières, avec de claires références aux événements politiques de l’année.
L’héritage » mainty » (noir) est antérieur à la traite, véhiculé par les échanges avec les royaumes maures et swahilis, identifiés comme » manga » (bleu) : musique d’élite dont les gardiens sont les » olomainty « , serviteurs royaux, maîtres des cérémonies de cour.
Plus qu’uvre de mémorialiste, la recherche artistique de Olombelona Ricky est une réappropriation créative d’un fonds culturel stigmatisé par l’histoire malgache, celui des Vazimba lacustres. Vaincus par des dynasties ultérieures, ils subissent le sort d’exclusion des adversaires valeureux, réduits à » être des Ancêtres mythiques aux confins de l’Histoire » comme les dénomment les invocations rituelles reprises par un autre compositeur, Vahömbey dans son album » Salanitra « . Ricky en tire un univers musical riche en mélopées et issu d’une démarche spirituelle initiatique. Sur une table d’amphithéâtre universitaire, un graffiti : » Vazimba, olombelona fa tsy biby « , » Vazimba,, humain et non animal « . Son public est jeune et populaire. Grand créateur de sons et de nouveaux instruments il compose pour des spectacles pluridisciplinaires. Il a été en 2002 invité par la Smithsonian Institution (USA).
Ghomi, compositeur sur son clavier, s’inspire des sons de la forêt malgache pour des musiques aériennes et bruissantes. L’essor des valeurs écologiques remet à l’honneur des mondes culturellement enclavés ou en passe de disparaître. On croit entendre siffler les » sirika tanala « , longues sarbacanes des peuples forestiers de l’Est, au milieu des bambouseraies, des cris de lémuriens et des savanes éoliennes du Sud.
Le Sud des grands espaces, domaine des pasteurs, guerriers et nomades : la voix y sert d’abord à se héler, à se mettre en garde, à transmettre les nouvelles sans fil. Le chant a capella y est roi dans une richesse de genres méconnue. Le groupe Salala et d’autres à sa suite les ont fait découvrir à l’étranger. Le même bonheur se retrouve chez les rappeurs des villes : celui du heurt des sons qui se fait chant.
C’est sans doute cette fonction du chant dans tout le pays qui en 2001 et 2002 effraie le pouvoir : les variétés malgaches sont interdites d’antenne. Le public, gavé de variétés internationales, n’y voit d’abord que du feu. Puis, il se rend compte que la censure, non seulement est de retour, mais plus que jamais auparavant : autrefois, seuls certains titres ou chanteurs étaient indexés, jamais un genre en totalité. Le seul équivalent historique est sans doute la censure exercée sur les photographes malgaches dans la période coloniale : il leur était interdit d’avoir studio sur rue, d’opérer sur la voie publique et de traiter certains sujets.
C’est que la chanson est d’abord une activité d’agora. Elle est satirique, didactique, critique, philosophique, créatrice perpétuelle de stéréotypes. C’est le seul genre artistique vraiment populaire. Elle est source théâtrale – pilier du hira gasy, l' » opéra malgache » – commande les danses et accompagne tous les moments de la vie privée et collective. C’est grâce à elle, et non le contraire, que les radios privées foisonnent. Elle a été pendant de longues périodes de l’histoire contemporaine, avec l’homélie, presque la seule expression populaire politique bravant répression et censure, à l’instar du groupe Mahaleo dans les années 1970-80 ou de certains cantiques évacués depuis longtemps des églises.
Le 7 janvier 2002, quand des centaines de milliers de manifestants affrontent les forces anti-émeutes sur la Place du 13 Mai, c’est en chantant l’hymne emblématique de l’insurrection de 1947, mêlé à quelques chansons populaires en ce début de siècle et aux » tubes » du cantique religieux, qu’ils mettent les soldats en déroute et en ramènent certains dans leurs casernes. Le 21 février 2002, à l’annonce de la cérémonie d’investiture, contestée par toute la communauté internationale, une foule en liesse suit la voiture de Marc Ravalomanana et entonne à sa porte » Afaka aho, nandevozina taloha, afaka aho ankehitriny « , « je suis libre, réduit en servitude autrefois, je suis libre aujourd’hui « . C’est en chansons que les malheurs quotidiens sont dévoilés, les dirigeants critiqués et les attentes exprimées. L’action s’y mobilise, les valeurs s’y définissent.
Mais c’est aussi en musique que l’âme fait salanitra, indicible silence avant la parole.
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