Mutt-Lon ne cesse de revisiter l’histoire de son pays (le Cameroun) et de donner à voir la complexité de ses fils, leurs souffrances pour lutter contre l’oubli. Célia Sadai, pour Africultures, en parlait sur TV5 monde il y a quelques semaines [revoir la vidéo]. Pour Khalil Diallo, lui-même romancier, les livres de Mutt-Lon s’élèvent comme une façon de réconcilier le pays avec son passé et, on pourrait voir son œuvre comme un appel au devoir de mémoire. Son troisième roman, Les 700 aveugles de Bafia, paru aux éditions Emmanuelle Collas, vient confirmer ce sentiment et représente une importante avancée de son œuvre.
Il y a, bien souvent, beaucoup de choses à dire quand on achève la lecture d’un roman. Passé le temps du silence, l’heure est venue d’aborder le dernier Mutt-Lon qui s’avère passionnant, haletant et révèle une page oubliée de l’histoire de l’Afrique Equatoriale Française. Dans ce nouvel opus, Mutt-Lon nous conduit au cœur de la mission Jamot envoyée par l’administration coloniale française pour lutter contre la maladie du sommeil causée par la mouche Tsé Tsé. Cette mission fut une réussite, les patients furent guéris, mais dans la circonscription administrative de Bafia, ils devinrent mystérieusement aveugles.
L’auteur nous invite alors à découvrir les raisons de ces soudaines cécités, qui provoquent une insurrection. Avec la tension d’un thriller, Mutt-Lon nous prend par la main pour nous faire découvrir le destin croisé de deux femmes puissantes de la mission : Damienne Bourdin, jeune Marseillaise, médecin des troupes coloniales, fraîchement arrivée en Afrique et Edoa, nièce du chef suprême Atangana, infirmière auxiliaire autochtone et princesse Ewondo, perdue de vue depuis le début de l’insurrection. Damienne a cinq jours pour quitter Yaoundé, traverser la forêt et retrouver Edoa au fond de la circonscription de Bafia[1], dans la région du centre à une centaine de kilomètre de Yaoundé, afin d’éviter une guerre qui plongerait le pays dans le sang. Le ton est donné pour laisser l’auteur de Ceux qui sortent dans la nuit, Prix Kourouma 2014, dévoiler tout son talent dans la chronique de cet événement qui, aujourd’hui au Cameroun, semble n’avoir jamais existé.
« Notre seul devoir envers l’histoire est de la réécrire » disait Oscar Wilde, Mutt-Lon, L’enfant du terroir, l’a très bien compris. Il nous plonge dans ce deuxième roman publié à Paris dans une minutieuse exploration de l’histoire de son pays dont il nous fait revisiter le passé traumatique. Il dresse un portrait extrêmement vivant des traditions camerounaises, et particulièrement Bafia ; met en scène les personnalités historiques qui ont mené cette lutte contre la maladie, ceux qui l’ont subie et ceux qui exploitaient d’autres personnes. Dans ce roman, le travail de documentation est impressionnant et la force du récit réside dans sa fluidité de l’écriture. Mutt-Lon n’est pas un tendre. La langue employée est, il me semble, à la hauteur de l’engagement de l’homme : tranchante. Directe. Sans effets de manche. Il me disait il y a quelques mois « tu es un poète, ça se sent », lui est un styliste, il donne vie aux villages camerounais de l’entre-deux guerres. Loin de tout manichéisme, il crée des personnages vivants, doués du meilleur comme du pire, qu’ils soient colons comme Prouvat ou Cournarie, ou bien autochtones comme Abouem et Ndongo. Il sait décrire sentiments et scènes, tout en gardant l’intensité du récit et la tension romanesque intactes. Les 700 aveugles de Bafia est un roman qu’on lit toujours entre deux fils.
Mutt-Lon est doué pour combattre l’oubli, pour dire le passé. N’est-ce pas cela aussi la littérature ? Dans son premier roman, il nous plongeait dans l’intimité d’un village bassa du 18e siècle, ici, la lutte contre l’oubli est aussi personnelle, plongée dans les souvenirs de Damienne, d’Édoa, avant de se faire plus large : la petite histoire inscrite dans la grande afin de revisiter l’histoire coloniale, dont on parle souvent sans aller aussi loin dans la confrontation entre deux cultures, le déracinement, les luttes politiques…
Mutt-Lon possède une force d’évocation peu commune qu’il utilise pour faire resurgir les non-dits de l’histoire, ceux qui gangrènent les relations humaines, familiales et politiques. Il arrive à faire exister ses personnages dans un contexte historique délicat, sans parti pris, sans excès de pathos. Il y a aussi beaucoup d’humour dans le texte, de la satire pour nous faire découvrir les lieux de la mémoire, et nous permettre de respirer, un peu, entre deux moments de tension.
Les 700 aveugles de Bafia est un roman sur la lutte de pouvoir à plusieurs niveaux sous forme de Game of Thrones entre autochtones, entre occidentaux (au sein même de l’administration coloniale), entre les pouvoirs européens et les royaumes sous domination coloniale. C’est aussi un roman d’amour et de désir. De peur et, surtout, comme chez tous les textes de Mutt-Lon, de la magie, sur fond de fantastique avec les gris-gris de Ndongo qui ont à plusieurs moments sauvé Damienne d’une mort certaine en la rendant invisible et l’éloignant des dangers. L’auteur signe un roman passionnant, drôle et haletant. Un texte qui renferme aussi une part de notre humanité et celle du Cameroun en particulier, que l’auteur s’évertue à exhumer : la violence, l’hypocrisie, la lâcheté, la candeur, la virilité, l’égoïsme, l’amour, le désir, et la mort.
Au-delà de la question centrale de la mémoire et de l’oubli, Mutt-Lon réussit la prouesse d’insuffler à ce texte des réflexions plus larges et universelles qui traitent le cheminement intérieur des hommes qui m’est si cher et que je qualifie d’exil en soi, et celles du devoir, de la reconnaissance, de la rancœur, et du pardon.
Khalil DIALLO
[1] Les Bafia sont aussi un peuple au Cameroun