Poète habitué des routes africaines, Patrice Monfort témoigne ici de la réalité humaine du secteur informel à travers les handicapés passeurs d’essence frelatée à la frontière bénino-nigériane. Ses photos accompagnent son récit (comme sur tout le site, cliquer dessus pour les agrandir).
» En Afrique, tout le monde fait du commerce. Et ce qui importe, c’est ce qui est commun aux hommes, ce qui les lie : le trafic. «
Ryszard Kapuscinski, Ébène, Aventures africaines
En Afrique, la survie passe par la débrouillardise, le système D. Surtout dans les régions où le pétrole coule à flots. Ainsi en va-t-il pour les nombreux handicapés qui pratiquent la contrebande d’essence entre le Nigeria et le Bénin et qui se sont regroupés au sein de l’Union des Handicapés Non Mendiants du Bénin (U.H.M.B.). Car plus qu’ailleurs, l’auto emploi des handicapés est une nécessité de survie. Ou alors, il n’y a aucune autre alternative que la mendicité au coin de la rue
Il est six heures du mat’
Le jour se lève et déjà Sémé Kraké bourdonne d’agitation en cette saison des pluies. De nombreux automobilistes se pressent pour faire le plein d’essence dans une cohue indescriptible.
Surnommé ironiquement » Koweit City » par les Béninois, ce poste frontière avec le Nigeria est le lieu principal de la contrebande d’essence et de tous les divers trafics qui alimentent l’économie informelle transfrontalière et permettent un minimum de subsistance aux populations locales qui sont essentiellement Yoruba, Fon et Goun.
Ce » no man’s land » ressemble à une fourmilière en perpétuelle ébullition : des entrepôts frigorifiques se dressent sous des auvents de palmes, des buvettes bruyantes résonnent aux sons du makossa, du high-life et de l’afro-beat ; ça et là, des panneaux publicitaires rouillés pour des marques de champagne et les innombrables sectes évangéliques qui pullulent dans le golfe de Guinée, tels les Chrétiens Célestes ou Les Faux Prophètes Du Dernier Jour…
C’est un souk de commerces hétéroclites, totalement en vrac, qui s’est improvisé ici avec son incroyable vitalité, son chahut indescriptible et totalement délirant. Une bourgade de bric et de broc fourmille d’énergie autour de ce poste de douane.
À » Sémé Kraké Border « , la plupart des baraques, construites en planches de bois et de tôle ondulée, sont des entrepôts regorgeant de produits manufacturiers les plus divers : magnétoscopes, télévisions, ordinateurs, téléphones portables, lunettes de soleil et même de la mort au rat
Le marché des cambistes est particulièrement animé toute la journée et les voyageurs se bousculent pour obtenir du Naira. Les changeurs d’argent, pour la plupart Haoussa, les interpellent, la calculatrice à la main et l’oreille rivée au téléphone cellulaire pour connaître les derniers cours du change de la monnaie du Nigeria.
Monnaie de Singe face au Dollar ou à l’Euro
Une agitation surréaliste règne dans la » République de Koweit City » : des camions remplis à ras bord de sacs de riz subventionné par la Communauté Européenne s’embourbent et provoquent l’encombrement au poste de douane.
C’est un marché africain fantasque et multicolore à ciel ouvert. Le désordre n’est pourtant qu’apparent. L’organisation sociale est extrêmement structurée. Chacun y a sa place. Tous les » petits boulots » coexistent. On y vend de l’igname, de la bière ou des cigarettes à l’unité.
Des ateliers de mécanique s’affairent à réparer des carcasses de voitures ou les engins des zémidjans (littéralement » prends-moi » en Fon), les fameux taxis motos qui provoquent les embouteillages pollués de Cotonou.
À » Sémé Kraké Border « , on trouve tout ce dont un quidam de passage peut avoir besoin. Y compris des prostitués. C’est la vie palimpseste tempo afro-beat de » Koweit City « .
Tropicalized Ink.
Sous un soleil de plomb, Pierre Hounkpe, alias » Adjos Le Débrouillard « , s’arrête sur le bord de la route et hèle la jeune vendeuse d’une buvette adjacente : » Donne-moi une Béninoise en bouteille
Et surtout pas en pagne ! »
On lui sert sa bouteille de bière sur ce qui ressemble à un char d’assaut tropicalisé, sa vespa » bombée » sur laquelle il trône. Il s’occupe de faire le plein de » carbu « , ce qui n’est pas le moindre paradoxe pour un trafiquant d’essence.
C’est la réalité quotidienne de ces » petites gens » qui tentent de se » démerder « , de » débrouiller « , dans cette Afrique urbaine que l’on ignore toujours avec autant de dédain. Avec une condescendance typiquement occidentale.
Mama Afrika.
» Adjos Le Débrouillard » ne prend pas la peine de descendre de son engin. Il ne peut mettre pied-à-terre. Paralytique d’enfance, atteint de la poliomyélite faute d’avoir été vacciné et soigné à temps, Adjos a les membres inférieurs complètement atrophiés. Il éprouve beaucoup de difficultés à se mouvoir : il ne peut que ramper par terre et il se déplace le plus souvent à l’aide d’une planchette à roulettes.
Son assistant » valide « , sa » doublure » s’occupe de le seconder en » moyennant maigre finance « . Il gère toutes les taches élémentaires qu’ » Adjos Le Débrouillard » se retrouve incapable d’accomplir tout seul.
Sans assistance extérieure.
Par exemple : remplir son réservoir d’un gallon d’essence ou dasher les flics, refiler un bakchich aux douaniers pour qu’ils ferment les yeux sur son activité illicite.
Cette misère de l’existence n’est qu’apparente.
Un trompe-l’oeil.
La vespa trafiquée d' » Adjos Le Débrouillard » transporte près de 400 litres d’essence en fraude et lui rapporte pas mal d’argent. Au point de » prendre » une seconde femme et d’envisager bientôt de construire une maison en » dur « .
Propriétaire de son engin, il gagne un revenu mensuel supérieur à celui d’un cadre moyen béninois soit presque 360 000 CFA par mois, environ 550 euros.
» Adjos Le Débrouillard » a une cinquantaine d’années. Il est Fon. Il s’est reconverti dans la contrebande de kpayo (littéralement en Goun » ce qui est trafiqué, frelaté
« ) il y a déjà dix ans. Il opère entre Sémé Kraké, la frontière avec le Nigeria, et Cotonou, capitale économique du Bénin.
» Adjos Le Débrouillard » est un transporteur de vespa handicapé, membre de l’U.H.M.B., l’Union des Handicapés Non Mendiants du Bénin.
» Vespa bombé ô ! » n’est pas encore un tube musical mais cela ne saurait tarder.
C’est une appellation locale contrôlée.
Sur un air de rumba zaïco langa-langa : » Vespa bombé ô ! »
L’engin d' » Adjos Le Débrouillard » est constitué d’un moteur de vespa situé sur le côté latéral droit et de deux bras latéraux qui portent deux roues et sont reliés au milieu par un réservoir détachable d’une capacité de 250 à 400 litres. Le réservoir est surmonté d’un siège (qui n’est malheureusement pas éjectable) et l’ensemble est dirigé par un guidon soutenu par la troisième roue. L’engin donne l’aspect d’une Vespa à trois roues avec un phare et deux feux rouges.
» Vespa bombé ô ! » Cela fait penser à une sorte de humvee tropicalisé que chaque conducteur customise, arrange et décore à son propre goût. La vespa » bombée » d’ » Adjos Le Débrouillard » est son bien le plus précieux. C’est à la fois son outil de travail et la bénédiction des esprits de ses ancêtres. Waka-Waka.
Juju connection
» Vespa bombé ô ! »
La plupart des transporteurs handicapés étaient souvent des mendiants aux carrefours de Cotonou et de Porto-Novo ; d’autres étaient de petits artisans frappés par la récession économique ou des apprentis en manque de formation. Ces trafiquants ont alors trouvé une opportunité de reconversion, en tant qu’handicapés moteurs, dans le commerce informel d’essence entre le Nigeria et le Bénin.
C’est aux alentours de 1985 que cette activité a débuté par quelques handicapés qui eurent l’idée de s’approvisionner en kpayo à Sémé Kraké, à Igolo et à Owodé.
Estropiés mais pas manchots.
Ils fabriquent la première Vespa tricycle, y soudent un grand réservoir et filent vers la frontière du Nigeria. Ils en reviennent chargés d’essence qu’ils revendent alors au prix du marché noir.
L’idée se propage rapidement comme la fièvre Ebola.
Leurs comparses se mettent alors tous à fabriquer des véhicules similaires et multiplient les allers-retours. Les douaniers n’osent pas vraiment arrêter ces handicapés récemment sortis de la misère surtout quand ils filent un billet dans la poche.
Au passage.
Alors comme une hémorragie incontrôlable, leur nombre ne cesse d’augmenter jusqu’à être maintenant près de deux cents affiliés à l’U.H.M.B.
L’Union des Handicapés non Mendiants du Bénin est une association née en l’an 2000 qui a son siège à Djeffa sur la route de Porto-Novo. Chacun paye sa taxe, une contribution de 500 CFA par jour à ce » syndicat des éclopés « .
Cette cotisation sert à prendre en charge les handicapés en cas d’accident et à résoudre certains problèmes liés aux activités de contrebande : les tracasseries douanières ou policières.
Beaucoup de personnes en Afrique considèrent le handicap comme la sanction sociale d’un comportement parental répréhensible par les divinités voudouns
Comme un mauvais sort jeté sur l’individu.
Sur le continent africain, les handicapés sont encore trop souvent regardés de travers et craints par les populations locales. Waka-waka. Un juju, un gri-gri en pidgin, broken english.
Ce trafic de kpayo, ce bizness d’essence n’est jamais sans risque et les juju sont souvent impuissants. Il arrive que des transporteurs handicapés se transforment en torches humaines lorsque des accidents surviennent.
» Il n’y a pas de travail, raconte » Adjos Le Débrouillard « . Nous sommes bien obligés de commercer. Autrement, il n’y a plus que la délinquance et la mendicité. »
Du Nigeria voisin, la manne de l’or noir, le bonny light, fait vivre beaucoup de monde
» Adjos Le Débrouillard » est un trafiquant.
Un paralytique contrebandier de l’or noir pour qui la frontière de Sémé Border n’est que virtuelle.
C’est une ligne imaginaire sur une carte de géographie. Sémé Border, c’est le check point de tous les trafics juteux
N’ayant aucune existence réelle pour les populations locales, cette frontière est forcément poreuse et les tracasseries des forces de l’ordre sont coutumières, de part et d’autre de la frontière. Il n’y a pas de contrôle de douane : rien que du racket.
» Les douaniers ne sont jamais vraiment embêtants
» me confie un contrebandier anonyme et qui tient à le rester comme quasiment la plupart des membres de ce » syndicat des éclopés « , paralytiques trafiquants de kpayo.
Il faut dire que l’existence de mêmes ethnies des deux côtés de la frontière (du Nigeria au Bénin, de Badagry à Porto-Novo), voir de mêmes familles coutumières, favorise les échanges.
Et la famille, c’est la mafia.
La sécurité sociale du pauvre, c’est la mendicité
C’est notamment le cas de la plupart des Yorubas qui font de la contrebande » en pagaille » de ces nombreuses voitures volées en Europe et qui transitent par le port de Cotonou.
C’est maintenant le lieu principal de passage des marchandises à destination du Nigeria et des pays enclavés que sont le Niger et le Burkina Faso, au Nord du Bénin, et la ville se trouve sur l’important axe routier reliant Lagos à Abidjan.
À moins de deux heures de route de Cotonou, la mégapole Lagos, capitale économique du Nigeria, a une population de 14 millions d’habitants ; soit quasiment le double de la population du Bénin.
Une bonne partie de l’activité commerciale avec le Nigeria tourne autour de ce trafic local transfrontalier : marchandises de contrebande, produits volés.
C’est pourquoi les autorités nigérianes ont toujours et constamment à contre temps – accusé le Bénin d’être un refuge pour les bandes armées de contrebandiers et de gangsters qui franchissent chaque jour allègrement la frontière.
En août 2003, le président nigérian Olusegun Obasanjo a fait fermer la frontière pendant une semaine pour protester contre le braquage de sa fille (arguant d’une forte criminalité transfrontalière telle que des » attaques à mains armées, de la contrebande ou la traite des êtres humains « ) dont le véhicule fut retrouvé quelques jours plus tard à Cotonou, dans un parc de voitures d’occasion.
Ce réseau de voleurs, sous la houlette du parrain local Amani Tijani, maintenant écroué en prison au Nigeria après avoir été extradé du Bénin, bénéficiait de complicités au plus haut niveau de l’Etat béninois, dans l’entourage direct du président de l’époque Mathieu Kérékou. Alias » Le Caméléon «
Les barrières ont été rapidement levées pour rétablir le business, as usual, à l’issue d’une rencontre bipartite entre les deux présidents qui eut lieu à la frontière, mais du côté nigérian. Cet incident a poussé le Nigeria à interdire durablement l’importation des marchandises d’occasion et de produits manufacturiers provenant du Bénin ; déstabilisant son économie déjà si fragile, si dépendante du géant pétrolier voisin.
Just like that.
Ce » petit » business de kpayo semble rentable pour quasiment tout le monde ; mais seulement en apparence.
Le prix auquel le carburant est livré au bord des routes du Bénin a toujours été plus bas que le prix officiel : 515 francs CFA pour un litre à la SONACOP, Société Nationale de la Commercialisation des Produits Pétroliers, contre 325 à 350 francs CFA actuellement au marché noir, sur la chaussée entre Porto-Novo et Cotonou.
Ce kpayo que l’on appelle bonny light au Nigeria et qui provient de ce poumon vert écologique et véritable éponge à pétrole qu’est le Delta du Niger, rentre en contrebande au Bénin à un prix défiant toute concurrence sur le marché régional.
Les pénuries de carburant au Bénin, maintenant aggravées par les grèves des revendeurs illégaux de produits pétroliers, poussent les Béninois à s’approvisionner systématiquement au Nigeria voisin.
On retrouve ce même problème de pénurie d’essence, ce trafic transfrontalier de l’or noir piraté jusqu’aux frontières du Bénin, du Ghana et de la Côte d’Ivoire.
Alors que le Nigeria, principale puissance économique de la région et sixième producteur de l’OPEP (un peu plus de 2 500 000 barils de brut par jour), connaît régulièrement des problèmes de pénurie d’essence raffinée à la pompe de ses stations services, l’essence de contrebande non raffinée abonde dans les pays limitrophes comme le Bénin.
Les autorités nigérianes tentent régulièrement et sans beaucoup de conviction- d’endiguer, toujours sans grand succès, cette contrebande dirigée en sous-main par des puissantes mafias liées à l’ancienne oligarchie militaire qui gouverna d’une main de fer ce pays durant près de trente ans avec la bénédiction du FMI.
Si le Nigeria est l’éléphant de l’Afrique, un titan démographique, ses plus de 130 millions d’habitants ne bénéficient pas pour autant des retombées économiques de l’exploitation de son or noir.
Sous les apparences d’une relative prospérité économique due à la récente envolée des cours du baril de brut, ce capitalisme de rente contribue à laminer lamentablement son économie nationale ; y compris celle des pays limitrophes.
Le gouvernement actuel d’Obasanjo tente d’augmenter régulièrement le prix de cette essence toujours subventionnée au Nigeria mais il reste contraint de maintenir le prix du litre à un taux relativement bas afin de calmer le mécontentement latent de la population nigériane.
Les grèves paralysent fréquemment le pays et les sabotages d’oléoducs redoublent dans le Delta du Niger (principale zone pétrolifère), faisant perdre des centaines de millions à l’Etat nigérian chaque année.
Le kidnapping des employés étrangers des compagnies pétrolières y est devenu monnaie courante.
Kidnapping off-shore.
Le bunkering est une une pratique locale, typiquement nigériane, qui consiste à siphonner des oléoducs et semble affecter près de 5 % de la production pétrolière nigériane.
Ce qui occasionne souvent des explosions meurtrières qui défrayent régulièrement la chronique de la presse nigériane voir même internationale.
La contrebande d’essence nécessite forcément une organisation sophistiquée bénéficiant de protections au plus haut niveau de l’Etat.
De nombreux camions-citernes n’arrivent jamais à destination et vont revendre leur contenu dans des pays frontaliers.
Sur les quatre principales raffineries du Nigeria, une seule fonctionne à plein régime à Kano, dans le Nord du Nigeria. Les autres étant en réfection ou réduits à l’état squelettique d’éléphants blancs.
Le Nigeria est constamment confronté à ces pénuries que l’on nomme en pidgin : Fuel Scarcity.
On assiste alors à d’interminables queues d’attente de véhicules dans tout le pays où la plupart des stations services ne sont que des structures fantômes, rarement opérationnelles.
Il reste alors le marché noir.
Black market.
C’est au début des années 80 qu’a commencé au Bénin la vente en vrac des produits pétroliers en provenance du Nigeria par des particuliers.
Ce commerce illicite est devenu particulièrement florissant vers les années 90.
Il y a trois raisons fondamentales qui peuvent expliquer ce développement : la crise économique qui perdure de manière lamentable au Bénin tout comme au Nigeria et qui conduit ces pays à l’incapacité de payer les salaires ou créer des emplois conséquents ; l’épidémie du phénomène taxi moto plus connu sous les noms de » zémidjans » ou » okadas » ; la chute irrémédiable, compte tenu du cours du baril de brut, du Naira.
Le Naira, la Monnaie de Singe du Nigeria.
Au départ, ce sont les populations frontalières qui allaient s’approvisionner en carburant pour leur usage personnel.
Avec le temps, celles-ci ont commencé par amener de petites quantités pour amortir le coût du déplacement et elles ont pris goût au bénéfice que ce commerce leur procurait.
Et pourtant nul n’ignore le danger que représente la contrebande du kpayo.
C’est un produit inflammable et l’on a en mémoire tous les incendies et toutes les pertes en vies humaines qu’on a pu déplorer du fait de la commercialisation frauduleuse de ces produits frelatés dans les ghettos d’Ajegunle à Lagos ou de Jonkey à Cotonou.
Encore récemment.
Depuis la crise économique qui a frappé le Bénin à la fin du régime » marxiste-léniniste » ( » laxiste-béniniste « ) de Mathieu Kérékou, et avant le passage à cette fameuse conférence nationale de 1988-1989, s’est développée une atmosphère économique délétère.
Le chômage faisant rage et la misère étant endémique, la vente illicite de l’essence trafiquée a été tacitement tolérée, sinon encouragée, par les autorités locales.
De nombreux sans emplois se sont alors engouffrés dans la filière pour gagner de quoi survivre tant bien que mal. Aucune statistique n’est produite sur le nombre de » kpayo » mais il semble qu’ils soient des dizaines de milliers à travers tout le Bénin qui possède près de 750 kilomètres de frontière avec le Nigeria, sur toute sa longueur orientale.
L’ampleur de la distribution de l’essence frelatée est telle que l’ancienne Société Nationale de Commercialisation de Produits Pétroliers (S.O.N.A.C.O.P.) a été incapable au Bénin de construire suffisamment de stations services dans tout le pays. La privatisation de la SONACOP en 1999 et la libéralisation du secteur n’ont pas changé la situation à ce jour.
Pour l’exemple, il n’existe que quatre stations services à Porto-Novo, capitale administrative du Bénin.
Et de même, il n’existe aucune station-service sur les 30 kilomètres de la nouvelle autoroute entre Cotonou et Porto-Novo, totalement occupée par des vendeurs illicites de kpayo.
Alors, lorsque le gouvernement béninois tente d’interdire la vente de l’essence trafiquée, les automobilistes font de longues queues (tout comme au Nigeria) devant les rares stations services pour se ravitailler, parfois tard dans la nuit.
Spectacle pathétique.
Le kpayo gangrène le Bénin de fond en comble, à tous les étages de la société : il est devenu un » acteur informel » de la vie sociale et économique.
Selon certains experts internationaux, la filière du kpayo constitue aujourd’hui une sorte de gage de stabilité pour éviter une éventuelle explosion sociale. Plus de 50 pour cent des Béninois vivent en dessous du seuil de pauvreté, avec moins d’un dollar par jour. Sur une population de 6, 7 millions d’habitants, selon l’Institut National des Statistiques (I.N.S.A.E.). Mais certains économistes croient que ce taux est bien plus élevé.
Ces » Bonnes dames » et les enfants qui vendent ce liquide ocre dans des bouteilles en verre sur la chaussée sont parfaitement conscients d’être l’enjeu de manuvres, à la fois de politique locales et économiques internationales, qui les dépasse au-delà de leur propre survie quotidienne.
Bien qu’elle soit dangereuse et illicite, la vente d’essence kpayo permet à des milliers de Béninois d’avoir une activité lucrative, de tenter de joindre les deux bouts dans une conjoncture économique de plus en plus difficile, et les autorités actuelles croient encore et toujours pouvoir s’accommoder tant bien que mal – de ce commerce clandestin et de ces répercussions dans la société civile béninoise.
À travers le commerce du kpayo, on arrive à remonter la filière de tous les bénéficiaires de la contrebande d’essence à tous les échelons des états béninois et nigérians.
C’est un tableau assez édifiant de ce que peut être le capitalisme de prévarication en quête de rapine sur le continent africain, soif d’or noir et de bois d’ébène.
Le prix du litre à la pompe continue d’augmenter régulièrement et s’aligne sur les cours mondiaux actuels. Le baril de brut dépasse actuellement les 70 dollars en moyenne.
En fin de journée, sur le bord de la route, les reflets obliques du soleil dévié par le liquide translucide du kpayo donnent une irisation particulière (légèrement orangée) aux embouteillages poussiéreux et pollués de Cotonou, affres des mégapoles délirantes du continent noir.
» Kpayo vient de Sémé Border par Vespa bombé ô ! » indique Magloire qui gère avec sa » tantine » un de ces petits commerces illicites de carburant sur le bord de la route, à PK 6, en banlieue de Cotonou.
L’essence est livrée dans des jerricans en plastique de 50 litres. Magloire la transvase ensuite dans de vieilles bouteilles de whisky et de rhum d’un litre. Ils vendent aussi de l’huile de moteur du kpayo mélangé- dans de petites bouteilles de Fanta présentées sur leur table en bois à côté d’une dame-jeanne de 20 litres d’essence proposée aux automobilistes.
Badagry Express Road
Sémé Border.
Cette contrebande d’essence est un des multiples reflets de cette économie informelle qui permet à tant de gens de survivre sur le continent africain.
Un des principaux problèmes que crée cette activité illicite de trafic de l’or noir, c’est qu’elle engendre de la pollution (le kpayo étant à haute teneur en plomb) ; ce qui s’avère être maintenant un réel problème de santé publique : les populations locales sont, de plus en plus, touchées par des problèmes de maladies respiratoires chroniques, asthmes, cancers, etc
Le gouvernement du Bénin a récemment privatisé pour sa part l’entreprise d’Etat chargée de la distribution de carburant en son sol, la SONACOP.
De nombreux scandales ont éclaboussé cette transaction qui semble franchement douteuse à y regarder de plus près.
Le prix du litre à la pompe continue d’augmenter régulièrement et s’aligne sur les cours mondiaux actuels alors que le baril de brut dépasse toujours les 70 dollars en moyenne annuelle.
Les trafiquants paralytiques, les Mad-Max de l’or noir trafiquent sans vergogne.
L’odeur incommodante des déversements de carburant frelaté est partout, aux alentours de Badagry, Porto-Novo et Cotonou.
C’est souvent insoutenable de miasme et de puanteur. Même les moustiques n’y survivent pas. Le feu de brousse couve sous la cendre du trafic de kpayo.
Feu de brousse dans la jungle de l’or noir. Il suffit d’une étincelle pour provoquer une explosion dans le ghetto qui peut tout embraser.
Feu de brousse. Le risque est réel. Tout le monde le sait. Et on l’accepte avec une bonne dosse de fatalité.
Feu de brousse.
A la rupture de stocks des stations service est venue s’ajouter une grève des » kpayo « , les revendeurs illégaux de carburant, installés au bord des routes béninoises qui s’approvisionnent au Nigeria.
Cette grève décidée par différentes associations de vendeurs illégaux de carburant a eu pour objectif d’amener à la négociation la Commission Nationale chargée de l’Assainissement du Marché Intérieur des Produits raffinés et de leurs dérivés (C.O.N.A.M.I.P.).
La revendication principale étant d’être autorisés à vendre des carburants au même titre que les stations officielles.
Certes, la qualité et la pureté du produit laissent à désirer mais cette essence frelatée est 20 % moins cher que le carburant vendu à la pompe dans les stations services agrées de la SONACOP qui, aujourd’hui, n’ont plus quasiment aucune goutte d’essence à proposer à leurs éventuels clients. Les pompes sec.
Pompiste dans une station d’essence de la SONACOP, société béninoise récemment privatisée qui se taille la plus grosse part de distribution, Kunle résume ainsi le sentiment général. » On dit que c’est une pénurie artificielle pour faire monter les prix. » me raconte-t-il.
Sans blague.
En août 2005, une opération de ratissage des rues par les forces de l’ordre dans la capitale politique du Bénin, Porto-Novo, avait provoqué une émeute des » kpayo » qui avaient fait deux morts et plusieurs blessés graves.
Le Bénin est entièrement dépendant du Nigeria pour son approvisionnement en produits pétroliers dont la commercialisation par le secteur informel représente près de 70 % de la consommation du pays selon les statistiques de l’Institut National de la Statistique Appliquée à l’Economie (I.N.S.A.E.) et fait perdre annuellement aux opérateurs agréés et à l’Etat 15 milliards de francs CFA (près de 23 millions d’euro).
Dès lors, les voitures se font particulièrement rares devant les stations services modernes de Cotonou où les pompes sont à vide et le personnel à toujours l’air d’être désoeuvré.
Sur les présentoirs de fortune installés aux abords des routes de Cotonou et de Porto-Novo, des centaines de mobylettes font la queue pour se procurer de l’essence de contrebande en provenance du Nigeria, ce fameux kpayo.
Ou bonny light.
C’est à voir.
Aujourd’hui, le trafic a repris de plus belle et la police ne fait rien pour l’arrêter.
La corruption au Bénin est tout aussi endémique que chez son immense voisin nigérian, mais forcément à une échelle relativement moindre.
Et comme pour illustrer cet état de fait, à quelques mètres du présentoir de Magloire, ce jeune » businessman kpayo « , un officier de police béninois remplit nonchalamment le réservoir de sa voiture avec de l’essence kpayo ; cette essence frelatée achetée à un autre revendeur contrebandier.
En dépit des dernières mesures d’augmentation des prix de l’essence décrétée par le gouvernement béninois depuis le début du conflit en Irak, les distributeurs privés considèrent maintenant que les propositions financières faites par les autorités nationales en place sont toujours insuffisantes et renâclent à approvisionner les pompes à essence des stations services.
Et donc, à lutter efficacement contre la concurrence déloyale des contrebandiers d’essence frauduleuse.
Kpayo connection.
» C’est la faute à Cojo ! » La conjoncture qui va de mal en pis. Surtout depuis la dévaluation du CFA. Adjos est le parfait exemple de cette débrouillardise africaine, cette » démerde « , pour survivre dans un contexte de crise.
Il aurait pu être un de ces innombrables mendiants handicapés que l’on trouve aux carrefours des mégapoles africaines.
Ce n’est pas un handicapé moteur. C’est un véritable entrepreneur. C’est un individu libre qui s’est fabriqué son emploi au péril quotidien de sa vie.
C’est ainsi que des handicapés ont trouvé leur place dans la société béninoise et un véritable statut social : en refusant coûte que coûte- la mendicité au prix du salaire de la peur.
Quelques extraits des statuts de l’U.H.M.B. et de son règlement intérieur :
L’Association est apolitique sans considération religieuse ou tribale.
L’Association a pour but de lutter contre la mendicité et de s’entraider si besoin est.
Tout membre voulant intervenir au cours des réunions doit lever son doigt avant que la parole lui soit accordée.
Tout membre à qui l’on a posé des questions sur son labeur accompli, doit avoir le sang-froid et répondre poliment et respectueusement aux questionnaires.
Toute ambition au niveau de l’Association est interdite (Article 18).
*
A lire : L’état-entrepôt au Bénin. Commerce informel ou solution à la crise, par John O. Igue et Bio G. Soule (Karthala, Paris, 1992).///Article N° : 4549