Les manques des Journées théâtrales de Carthage

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A Tunis, on s’accorde à considérer les Journées théâtrales de Carthage (du 12 au 21 novembre 99) comme l’événement culturel et artistique majeur de ces derniers mois. Malgré la richesse de la programmation, un certaine uniformité et des lacunes à combler.

Il est vrai que cette dernière édition a été particulièrement riche et variée (41 pièces programmées dont 21 en compétition). On a constaté, par rapport aux sessions précédentes, une plus grande présence des pays de l’Afrique subsaharienne (Sénégal, Cameroun, Burkina Faso, Bénin, Guinée, Afrique du Sud). Outre les pays du Maghreb, certains pays du Moyen Orient ont été représentés dont l’Egypte, la Palestine, le Liban, la Syrie, la Jordanie et l’Irak. Aussi, dans une perspective d’ouverture sur les théâtres du monde et afin de promouvoir les liens et les échanges, d’autres pays ont été également invités dont le Canada, la Chine, l’Allemagne et la France.
Depuis leur institution en 1982 les JTC représentent en Tunisie un indicateur incontournable de l’activité théâtrale. Chaque session permet de faire le point sur l’évolution de ce secteur et contribue à la révélation des nouvelles tendances dans le théâtre arabo-africain. L’édition 99 s’est distinguée, entre autres, par l’abondance des créations tunisiennes (12 pièces dont 2 en compétition), caractérisées par la diversité des genres et la recherche de nouvelles orientations artistiques. Ainsi, l’on a pu découvrir des œuvres associant la poésie et le théâtre (Eden paradise de Hassen Mondher) et des spectacles d’expression corporelle où prédomine le travail du corps au détriment – voire en l’absence quasi totale – de texte (Contre X de Taoufik Jebali). On a noté également le retour de certains metteurs en scène à la littérature universelle (Omar Khayyam, Albert Camus, Garcia Lorca, Arthur Rimbaud) pour y puiser les thèmes de leurs créations. Le théâtre tunisien connaît par ailleurs une évolution notable au niveau de la scénographie (Eden paradise. Tanit de la meilleure scénographie) et développe un intérêt grandissant pour la qualité des lumières (Les nuits blanches de Hatem Derbal. Tanit de la meilleure lumière), des décors, des costumes et de la musique.
La participation africaine confirme l’évolution et le progrès réalisé en matière de création théâtrale dans les pays subsahariens. Ce théâtre qui s’affirme de biennale en biennale est à même d’apporter sa contribution à l’enrichissement des autres expériences théâtrales. Les œuvres qui ont figuré au palmarès soulignent le niveau remarquable de certaines créations (Atakoun du théâtre Wassangari du Bénin. Tanit du meilleur texte : Florice Adjanohoun) ainsi que les capacités et les qualités artistiques des comédiens (Marcel Drou Fico. Atakoun. Bénin. Tanit de la meilleure interprétation masculine, Thembi Mtshali. Femme en attente. Afrique du Sud. Tanit de la meilleure interprétation féminine). Il faut noter cependant que l’ensemble de ces créations se caractérise par une certaine uniformité. Elles versent dans le même genre de pratique théâtrale : une configuration  » pluri-expressive « , conçue comme un spectacle total où se conjuguent le jeu, le chant, la musique et la danse. La tradition, le folklore et les mythes constituent souvent les thèmes prédominants de ces pièces (Atakoun. Bénin, Yemoja. Nigeria, Femmes d’Afrique. Guinée, Les travaux d’Ariane. Burkina Faso). Les oeuvres proposées au JTC devraient en principe refléter la pluralité des pratiques théâtrales dans ces pays. Ce manque de diversité est-il lié aux aléas de la programmation ? Aux conditions et aux modalités de sélection ? Les organisateurs ont-ils pris en considération cet impératif de représentativité ?
Le palmarès a été du reste sans surprise et, dirions-nous, sans grande conviction. Il faut dire que dans l’ensemble, cette édition n’a pu répondre aux aspirations d’un public avide de qualité et d’œuvres de belle facture. Le Tanit de la meilleure oeuvre théâtrale a été discerné à la pièce irakienne (Le paradis ouvre ses portes trop tard. Théâtre national irakien. Mise en scène de Mohsen El Aly). La pièce traite de l’isolement et de l’exclusion d’un homme (elle désigne en fait tout un peuple), dans une mise en scène judicieuse et un jeu entièrement au service du texte (Chaker Falah déjà prix du meilleur texte aux JTC de 91 et 95). 
En plaçant cette édition 99 sous le signe  » théâtre, cœur de la cité « , le comité directeur a voulu souligner et consacrer le lien dialectique entre le théâtre et la ville. Ce lien a fait l’objet du colloque organisé du 15 au 17 novembre, sous l’intitulé  » Le théâtre dans la cité « . Mais l’idée était aussi d’accomplir et de consacrer ce lien pendant les JTC, en créant une osmose théâtre-ville. C’était au théâtre d’investir la ville. Loin de ses espaces habituels (les salles), il s’est déplacé à la rencontre du spectateur là où il est, c’est-à-dire dans les quartiers et sur les lieux publics.
La réflexion a porté, dans le cadre de ce colloque, sur l’avenir du théâtre, à l’ère de la mondialisation et de la prolifération des nouvelles techniques de communication. Le théâtre doit trouver sa voie dans ce nouveau contexte et redéfinir son rôle. Sa fonction de  » résistance « , comme le notait un communiquant, est plus que nécessaire. Elle est indispensable dans ce contexte de profondes mutations que vivent nos peuples. Le rôle du 4ème art consiste précisément à éveiller les consciences et les vigilances en s’appliquant à  » déjouer  » les mystifications. Le théâtre doit aussi œuvrer pour le renforcement de l’identité, le rapprochement entre les cultures et la promotion du dialogue. Il doit s’adapter aux transformations que connaît la ville pour mieux participer à la dynamisation de la vie dans la cité.
Parmi les décisions de cette rencontre, on note la création d’un réseau théâtral arabo-africain qui vient enrichir et amplifier les réseaux en place depuis les précédentes sessions.
Toujours dans le volet culturel, un séminaire a été organisé avec la collaboration du réseau Tosca pour traiter de thèmes spécifiques à la réglementation applicable dans les théâtres, la gestion des machineries, la sécurité et la rénovation. Ce séminaire vient souligner la complémentarité et le caractère indissociable des divers aspects (technique, artistique et promotionnel), en œuvre dans la production théâtrale.
L’organisation de ces JTC laisse toutefois entrevoir certaines lacunes qui suggèrent le manque, voire l’absence d’un esprit de continuité d’une session à l’autre. Le cumul des expériences au fil des éditions devrait permettre en principe une évolution constante au niveau structurel et organisationnel. On est en droit d’espérer du moins l’amélioration de certains dispositifs élémentaires comme l’information et la coordination. Car, on a la curieuse impression à chaque biennale que les JTC en sont toujours à leurs premiers balbutiements et qu’aucun acquis n’a été préservé des expériences précédentes. Au niveau de la programmation, une réflexion plus approfondie se révèle nécessaire avec, si besoin est, la mise à contribution d’un plus grand nombre de spécialistes afin de concevoir une véritable politique de programmation, en fonction de la qualité, de la représentativité et de l’opportunité des œuvres. On note par ailleurs que depuis la création des JTC en 1982, aucune publication n’a été réalisée concernant les actes des différents colloques. L’art théâtral tunisien se trouve ainsi privé, probablement par négligence ou manque d’intérêt, de l’apport théorique et intellectuel de toutes ces années. Les réflexions, les échanges et les recommandations resteront peut être sans suite ou finiront par sombrer dans l’oubli, car, doit-on le rappeler, seuls les écrits restent…

Ahmed Rahal est l’auteur de La Communauté noire de Tunis : thérapie initiatique et rite de possession, à paraître aux Editions L’Harmattan, premier titre de la nouvelle collection La Bibliothèque d’Africultures. ///Article N° : 1237

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