Les nuits d’Addis-Abeba

De Sebhat Guèbrè-Egziabhér

Voyage au bout de la nuit éthiopienne
Print Friendly, PDF & Email

C’est en 2004 que paraissait chez Actes Sud Les nuits d’Addis Abeba, (titre original : Je ne verrai pas le bout de la nuit.) Il s’agit du premier roman en amhariques traduit en français, ce qui constitue déjà un événement en soi. Mais ce texte à la grande liberté de ton est digne d’intérêt à plus d’un titre.

Écrit au début des années 1960, à époque où la vie littéraire éthiopienne se résumait à peu de choses et beaucoup de conventions si l’on en croit le préfacier, ce roman hors du commun met en scène une chronique nocturne et urbaine où le sexe, l’alcool et les rixes de bar occupent le devant de la scène. Ceci explique d’ailleurs qu’il n’ait été publié en Éthiopie qu’en 2001, en une version largement purgée de ses épisodes jugés les plus scabreux.
De quoi est-il question exactement ?
Guèbrè-Egziabhér nous invite dans le Désert de Woubé, le fameux quartier canaille d’Addis Abeba de la fin de l’occupation mussolinienne à la fin des années 1960. Nous sommes transportés dans un univers d’entraîneuses qui se prennent à croire parfois au jeu de l’amour, un monde de chefs de bandes noceurs, blagueurs et bagarreurs. Le narrateur est un protagoniste discret qui joue le rôle de témoin et de secrétaire ; il est la mémoire vivante de ce petit monde clos. Et les histoires se succèdent, comme autant de contes des Mille et une nuits réinscrits dans un quotidien où planeraient les ombres de Miller et Bukowski.
Plusieurs personnages, le plus souvent présents dans l’ensemble des récits, occupent tour à tour le devant de la scène : Mammit, la tenancière mythifiée à la beauté inégalable, Tlahoun, le bagarreur indomptable qui affronte ses adversaires en suivant un rite costumé et réglé sur mesure, Kenfè, le bienheureux amant de Mammit, et d’autres encore…
Mais derrière les débordements nocturnes, il est aussi question de relations plus profondes qui se tissent comme au revers de la société et des règles qu’elle impose. Car finalement, ces personnages cherchent à se réinventer, au cœur de leur monde vénal et décalé, un quotidien à leur mesure où il serait aussi question de fidélité, de trahison, de tendresse.
L’ouvrage est troublant car il semble suivre deux modèles différents. D’un côté, la farce érotique (non sans une certaine complaisance à l’égard d’une vision toute masculine de la femme prostituée) et l’invitation rabelaisienne aux festins de la chair et de la parole grivoise ; de l’autre, le roman social sur l’existence amère des filles pauvres d’Addis et, en demi-teinte, le fond de désespoir qui pousse leurs compagnons de nuitées à se dépenser sans compter dans les bordels et les dancings de la ville. Car ce qui est dit en creux, c’est bien un malaise social et un mal-être auxquels seuls le sexe et un certain recours irrévérencieux et jubilatoire au langage apportent une consolation provisoire.
Si la parole et le plaisir des mots sont bien au centre de ce récit et des conversations nocturnes qu’il met en scène, c’est au cœur même de la culture et de la langue amhariques qu’ils prennent sens. On y retrouve ce goût pour le jeu de mot, la joute verbale et les discours à double sens que l’on cultive volontiers aujourd’hui encore dans les asmari bet, les cafés libertins ouverts aux noctambules d’Addis. De nombreuses notes sont d’ailleurs insérées, ici ou là, pour permettre au lecteur de mieux saisir la portée de certaines blagues et de certains jeux de mots en amharique.
Si certaines des histoires de ces personnages, à la longue, semblent un peu se répéter, et le récit s’essouffler, on restera toutefois sensible à cette immersion, si rare en littérature, au cœur de la société éthiopienne et de son ombre.
On lira également avec intérêt la préface, brève mais riche, de Francis Falceto, co-traducteur de l’œuvre avec l’auteur lui-même. Fin connaisseur de ce pays et de son histoire, il est connu notamment pour être le directeur de la collection musicale éthiopiques, série de CD retraçant l’évolution de la musique éthiopienne moderne. Cette préface réinscrit de manière éclairante le roman de Sebhat Guèbrè-Egziabhér dans son contexte politique, social et littéraire.

Les nuits d’Addis-Abeba, de Sebhat Guèbrè-Egziabhér. Roman traduit de l’amharique (Éthiopie) par l’auteur et Francis Falceto. Actes Sud – Aventures, 2004.///Article N° : 3703

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire