Les plasticiens maliens au carrefour de l’héritage et du renouveau

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Pour la première fois, sept plasticiens maliens -Ismaël Diabaté, Amahiguere Dolo, Abdoulaye Konaté, Yaya Coulibaly, Souleymane Ouloguem, Sira Sissoko et Malick Touré – ont exposé durant deux mois dans une galerie parisienne. Retour sur l’exposition en compagnie des artistes.

Galerie insolite ouverte depuis novembre 2005, Serpentine a choisi pour cimaises les murs de l’allée du parking, situé rue de Rennes, au cœur du quartier de Montparnasse. De ce lieu souterrain de plus de 600 m2, à l’origine peu propice à la déambulation, les initiateurs de Serpentine ont fait un espace singulier où les passants trop pressés sont happés par des œuvres d’artistes contemporains.
Rien de tel qu’un pareil lieu pour donner une visibilité peu ordinaire au travail des plasticiens maliens réunis autour de l’exposition « Mali ». D’abord surpris par l’espace d’exposition, ils ont été conquis par ce lieu ouvert, un passage d’art « magique » pour Sira Sissoko, qui aura permis à un large public, souvent peu habitué à entrer dans les galeries d’art, de découvrir leur travail.
Les caustiques marionnettes de Yaya Coulibaly, directeur de Sogolon, troupe nationale des marionnettes du Mali, facilement repérables à leur taille imposante et à leurs couleurs chatoyantes, avaient été disposées à l’entrée et à la sortie du passage pour accueillir les visiteurs. Accessibles à tous, ses personnages sculptés, modernisant les héros du théâtre et des contes traditionnels du pays, permettaient au public – encourant le risque de donner une connotation pittoresque à l’exposition – de pénétrer aisément en terre artistique malienne.
En intitulant son exposition « Mali », la galerie Serpentine semble avoir assumé les écueils d’une exposition « fourre-tout » où la maturité inégale des œuvres exposées – les sept plasticiens présentés n’œuvrant pas « dans la même catégorie » – différait selon les artistes et les réalisations. Les « aînés », Ismaël Diabaté, Amahiguere Dolo et Abdoulaye Konaté, ont acquis depuis plusieurs années une reconnaissance qui a largement dépassé les frontières maliennes.
Régulièrement exposées dans les manifestations internationales d’art contemporain (biennale de Dakar et de Venise, Africa Remix ou la Dokumenta de Kassel) les œuvres de Konaté sont présentes dans les grandes collections publiques et privées et l’artiste est considéré comme l’un des créateurs phares de la création contemporaine africaine.
À Serpentine, Abdoulaye Konaté est venu avec une œuvre forte, déroutante pour certains visiteurs qui n’auront pas su voir au-delà de cet amas de tissus récupérés, dont la composition est pourtant loin d’être anodine. L’œuvre intitulée Intolérance, date de 1999 mais reste d’une criante actualité. Composée d’habits de toutes sortes récupérés ça et là, elle constitue une gigantesque fresque en hommage aux victimes tuées au nom de guerres qui les dépassent. Ces habits inhabités, vides de corps, sont suspendus, dans un mouvement tombant vers le bas de la toile où un assemblage de vêtements dessine le corps d’une fillette baignée dans une marre de sang suggérée par des vêtements rouges. Dans un coin de la toile, attaché par des fils rouges, apparaît un livre fermé, celui inhérent à chaque religion au nom desquelles les hommes s’entretuent. « Cette toile est presque un appel aux peuples pour qu’ils s’écoutent au lieu de se battre, que chacun permette à l’autre de s’exprimer et de mieux se comprendre », commente l’artiste.
Contrairement à ce qui est souvent dit de lui, Abdoulaye Konaté se défend d’être un artiste engagé. « Je sens les choses et je les exprime à un moment précis. Je traite de sujets qui touchent à la conscience collective mais je ne m’inscris pas dans une démarche engagée. Ce qui est fondamental, c’est le travail et la sincérité (…) Je ne produis pas pour vendre, même si ça me donne une tranquillité pour être à l’aise et que cela me permet de continuer à travailler dans la dimension qui me convient. Je ne subis pas la pression du marché. Je travaille sans concession. ».
C’est cette liberté dans la création qu’Abdoulaye Konaté voudrait transmettre aux étudiants du Conservatoire des Arts et Métiers Multimédias Balla Fasseke Kouyaté à Bamako dont il assure la direction depuis son ouverture fin 2004. Cette liberté, ils ne peuvent, selon lui, l’acquérir que par le travail. « Ils doivent profiter au maximum des opportunités que leur offre cette école d’apprendre avec des professeurs qui arrivent de différents pays. C’est une opportunité que leurs aînés n’ont pas eue. L’école n’a que trois ans mais il y a des choses qui viennent ».
S’il y a un fil conducteur à trouver à l’exposition « Mali » c’est peut-être celui de la transmission à laquelle, chacun à leur façon, les artistes exposés se rattachent.
Parmi les élèves de Konaté, expose Souleymane Ouloguem, jeune artiste initialement formé à l’Institut national des arts de Bamako. Konaté n’a pas de problème à être exposé avec l’un de ses élèves : « c’est une exposition collective qui rassemble des artistes maliens, l’important est de rendre compte de notre diversité ». Souleymane Ouloguem éprouve quant à lui une certaine fierté à se retrouver exposé aux côtés de ses aînés auxquels il ne prétend pas se mesurer en terme de maturité. Il s’inscrit plutôt dans une filiation proche de la transmission du maître à l’élève. « Quand j’étais à l’Ina, les « grands » n’étaient pas à l’institut. Je n’ai donc pas reçu de leur part un enseignement formel mais plutôt informel dans le cadre familial ou celui de leur atelier. Ils m’ont encouragé à persévérer et à travailler sans relâche. Leurs conseils et leurs critiques m’ont aidé à approfondir mes recherches. Parfois, je ne trouvais pas les réponses que j’attendais mais ça ne m’empêchait pas de revenir vers eux pour d’autres questionnements. La connaissance et l’expérience dépendent avant tout de soi-même. C’est aux jeunes artistes de faire la démarche d’aller vers leurs aînés qui se montrent le plus souvent disponibles ».
Originaire du pays dogon, Ouloguem a grandi à Bamako. C’est finalement en tant qu’artiste qu’il redécouvre sa culture qu’il inscrit dans la composition même de ses toiles. « Chez nous le monde invisible est tout autant présent que le monde visible. Je les confronte et l’analyse que je fais de ces deux mondes me permet de créer une autre dimension sur la toile. Ma génération commence à oublier, à négliger sa culture notamment dans son rapport aux ancêtres. À travers mes tableaux, j’essaye de valoriser et de transmettre quelque chose de ces liens qui restent pour moi incontournables ».
Ismaël Diabaté qui a acquis ses lettres de noblesse dans son approche contemporaine du bogolan en relevant le défi d’en faire « non plus une technique artisanale mais une technique artistique », prône cette transmission du savoir, nécessaire aux jeunes artistes maliens, à la fois encadrés par des écoles pour ceux qui ne sont pas autodidactes et livrés à eux-mêmes par manque de réelles initiatives publiques ou privées pour stimuler la jeune création contemporaine. Malick Touré fait partie de ces plasticiens autodidactes initiés dans les ateliers des « grands ». Formé dans celui d’Ismaël Diabaté, il a développé une écriture qui lui est propre tout en gardant « le fond culturel » très présent dans les œuvres de son « maître ».
C’est autour de ce fond culturel commun que se retrouvent les artistes maliens présentés à Serpentine. Si Abdoulaye Konaté reconnaît que son travail « repose sur un apport culturel » qu’il ne nie pas, il ne le revendique par pour autant. Dans une autre démarche, Ismaël Diabaté, défend la valorisation de son patrimoine culturel sans pour autant en faire une doctrine. « Je suis tellement ancré dans ma culture que cela transpire dans mes œuvres. Mais je ne cherche pas à l’imposer en soi. Chacun fait ce qu’il sent. Comme disait Chris Seydou,(1) si l’Afrique veut participer à l’universel, ce doit être avec nos couleurs et nos valeurs. L’Afrique n’a pas à clamer une identité mais le monde ne doit pas être uniformisé. Il doit rester riche de sa diversité ».
Un fond culturel commun
Ce fond culturel commun est là, bien vivant chez les artistes, dans les matériaux employés comme les pigments naturels, dans les techniques utilisées comme le bogolan de Diabaté ou encore dans les références directes à la culture dogon commune à Amahiguere Dolo et Souleymane Ouloguem. Mais il est renouvelé, réinvesti par les artistes qui, en se le réappropriant, certes à des degrés de maturité différents, l’inscrivent dans une réécriture contemporaine propre à chacun. « Les Maliens sont attachés à leur culture. Nous nous sommes réappropriés les techniques mais aussi notre patrimoine culturel à partir duquel nous avons développé nos recherches dans une perspective contemporaine. Dans les thèmes que nous abordons, il y a des choses que nous pouvons apporter au monde qui rejoignent des valeurs finalement universelles », souligne Ismaël Diabaté.
Venue pour la première fois en France à l’occasion de cette exposition, Syra Sissoko, seule femme du groupe, n’envisage pas la création sans transmission. Destinée à être informaticienne, elle a convaincu son père de la laisser passer le concours d’entrée de l’Ina où elle enseigne désormais l’histoire de l’art africain. Animée par le désir d’aider celles qui n’ont pas eu les mêmes chances qu’elle, Syra anime l’atelier « Mali papier » dans le quartier défavorisé de Sabalibougou. Ouvert aux jeunes filles déscolarisées, auxquelles la jeune femme donne par ailleurs des cours d’alphabétisation tout en essayant de les sensibiliser aux dangers des MST, elle leur apprend à fabriquer des objets (enveloppes, papiers à lettre, abats jours) à partir de papiers usagés, trempés, broyés puis mixés avec des fibres végétales qui sont ensuite destinés à la vente. C’est cette technique qu’elle utilise pour composer ses œuvres, fortement imprégnées de son patrimoine culturel dont elle détourne les objets symboliques comme les cauris, le babi, racine au pouvoir purificateur et aphrodisiaque poussant dans la région de Kayes. « Nous devons valoriser notre art. En Afrique, nous n’avons pas de ressources et quand nous en avons, on nous les pille. Mais notre art, on ne peut pas nous l’arracher ».
Lorsqu’il pose sa toile au sol sur laquelle il jette différents mélanges de terre, Diabaté « ne sait pas ce que ses projections vont donner ». « Quand j’ai commencé à aborder cette technique, beaucoup de gens m’ont demandé si je connaissais le peintre américain Jackson Pollock, qui versait la peinture sur la toile avec un pot percé et dont la technique est devenue le dripping. J’aime cette idée de correspondances entre les artistes appartenant à des cultures et des époques différentes ».
Dans un autre genre, Amahiguere Dolo se dote « d’assistants » pour le moins singuliers. Peintre de formation, c’est en tant que sculpteur qu’il s’est imposé. Travaillant à partir de chutes de bois mort comme le calcédra et le bois d’ébène, ramassé entre San et Djenné où il se fait rare, il se laisse avant tout guider par sa forme n’ayant pas d’idées préconçues lorsqu’il aborde une sculpture. Elevé dans une culture animiste, Dolo sculpte son œuvre en lien avec les interactions extérieures à sa créativité. « L’animisme a forgé ma pensée d’homme et d’artiste. Il est universel et nous invite à concevoir les choses telles qu’elles sont, à être à l’écoute et à respecter ce qui nous entoure. En tant qu’artiste, je suis attentif à la forme du bois. Si un bois est tordu ce n’est pas gratuit. Je conçois mes sculptures librement mais dans le respect de ce que la nature me dicte. Une ligne droite est faite par l’homme mais la vraie ligne est toujours sinueuse et c’est dans cette vérité que j’inscris mon œuvre ».
En fonction de la forme du bois qui l’inspire, Dolo réalise un premier travail qu’il laisse reposer quelque temps, le temps que les termites accomplissent leur œuvre. « C’est la situation géographique dans laquelle je travaille qui m’impose cela. Je sais bien que potentiellement les termites peuvent intervenir et il peut en sortir des situations magiques que l’homme n’a pas la capacité de produire ». Travaillant généralement plusieurs sculptures en parallèle, il peut laisser passer deux ans avant de revenir sur un morceau de bois qui « s’est révélé à lui » mais face auquel le « déclic » n’a pas eu lieu.
Pour lui, une œuvre reste toujours inachevée : « plus tu touches le bois, plus il s’améliore. Le résultat est une supposition. Je décide de cesser d’intervenir sur le bois quand je suppose que je peux m’arrêter là… ». Très attaché à sa culture dogon, qui reste pour lui une source d’inspiration inépuisable, Dolo en explore la cosmogonie, les mythes et les symboles qu’il personnifie dans une approche organique, cherchant à en restituer la substance plus que la forme tangible.
Ces approches, si diverses soient-elles, témoignent d’une volonté des artistes – ouvertement affichée ou non – de mettre en œuvre une part du patrimoine culturel dont ils ont hérité tout en l’inscrivant dans leurs questionnements en prise avec la réalité de ce qu’ils vivent (localement et globalement) et celle de ce qu’ils ressentent en tant qu’artistes.
Les projets pédagogiques novateurs mis en place par le Conservatoire des Arts et Métiers Multimédias Balla Fasseke Kouyaté alliant « les nouvelles technologies, la culture malienne et l’art traditionnel, les savoirs académiques et enfin la contemporanéité mondialisée » (2) laissent augurer d’une génération de créateurs à venir qui sauront s’emparer de nouveaux médiums tout en résistant au formatage imposé par les diktats parfois trop tentants d’un marché de l’art international faiseur mais aussi broyeur d’artistes.
Gageons que le Mali, déjà engagé dans cette voie, saura, à l’instar des propos de son actuel ministre de la culture, Cheick Oumar Sissoko, « Développer une industrie de la culture [qui]devient une exigence politique pour le Mali. Pays phare dans le monde noir, nous pouvons offrir à l’Afrique et au monde des biens et produits culturels de qualité, parce qu’adossés à une histoire millénaire et à quelques-unes des certitudes qui font la fierté de l’Afrique » (3).

(1) Chris Seydou, grand couturier malien décédé en 1994, qui après avoir travaillé pour la haute couture française était revenu au Mali « pour amener les Africains à repenser leur patrimoine textile culturel ».
(2) cf. article de Joëlle Busca, « Un établissement de formation artistique de haut niveau à Bamako », publié sur le site d’Africultures le 9/07/2007.
(3) publié sur le site du ministère de la culture du Mali : http://www.maliculture.net/index.php?option=com_content&task=view&id=46&Itemid=8
L’exposition « Mali » s’est déroulée du 3 mai au 13 juillet 2007 à la galerie Serpentine, 155, rue de Rennes, 75006 Paris. www.galerieserpentine.com///Article N° : 6700

Les images de l'article
Foules de Mars 91 © Galerie Serpentine
A. Konaté "L'intolérance" © Galerie Serpentine
Vue Galerie Serpentine © Galerie Serpentine
S. Ouloguem "Ginna 2" © Galerie Serpentine
Dolo "Le danseur" © Virginie Andriamirado
Oeuvre de Dolo © Virginie Andriamirado
De gauche à droite : A. Dolo, Y. Coulibaly, A. Konaté © Virginie Andriamirado





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