Le contenu verbal, essence de la musique éthiopienne

Entretien d' Elisabeth Cestor avec Francis Falceto

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À l’occasion de la venue de Mahmoud Ahmed, (1) mythique chanteur éthiopien, en concert le 20 juillet 2007 à 21h30 sur l’île du Frioul de Marseille (festival Mimi), Francis Falceto, (2) créateur de la collection de disque Les Ethiopiques, revient sur l’histoire récente de l’Éthiopie et de la musique éthiopienne.

Quels sont les moments majeurs de l’histoire récente de la musique éthiopienne ?
À la haute époque, à la fin des années 60, il y a eu ce que j’appelle l’âge d’or de la musique éthiopienne moderne, un moment vraiment flamboyant, avec de grands orchestres, dans la lignée des Stones, des Beatles et du Swinging London. Même s’il y avait une tendance dance, soul, rhythm and blues, se dégageait néanmoins une identité éthiopienne manifeste, et c’est pourquoi cette musique est tellement attachante. Après la chute d’Hailé-Sélassié en 1974, le pays a connu dix-huit ans de dictature. Une époque dure, avec la censure, le couvre-feu permanent. Imaginez : pendant dix-huit ans, plus de vie nocturne ! Seuls quelques hôtels un peu chics, créaient le week-end une animation pour divertir les diplomates de l’Organisation de l’Unité Africaine, installée à Addis Abeba.
Les artisans de la musique éthiopienne moderne ont alors eu des destins différents. Beaucoup se sont enfuis, un certain nombre a arrêté la musique tandis que d’autres ont eu de graves ennuis, très peu ont collaboré, tandis que certains ont continué à animer des mariages, et de temps en temps à chanter dans ces grands hôtels ; ils ont même été quelques fois réquisitionnés par le pouvoir pour faire de la propagande à la télévision. Des chanteurs comme Mahmoud Ahmed ne se sont absolument pas compromis avec ce régime, ils naviguaient comme ils pouvaient.
Avec la fin de cette période, en 1992, l’univers musical se reconstruit avec de multiples difficultés : arrivée de la cassette audio qui entraîne le piratage et les productions de mauvaise qualité, arrivée des synthétiseurs qui remplacent des orchestres de big band par un « one man band ».
Vous œuvrez beaucoup en faveur de la connaissance et de la diffusion de la musique éthiopienne, en particulier avec la collection de disques que vous dirigez, « Les Ethiopiques ». Comment a débuté cette aventure musicale ?
Je suis arrivé en Éthiopie pour la première fois en 1985, à un moment où il était difficile d’organiser des tournées pour des artistes de cette époque du swing éthiopien. Les autorités éthiopiennes préféraient valoriser leurs troupes folkloriques locales. Je venais d’un monde de la musique plutôt expérimentale, énervée, déjantée, improvisée, je suis tombé par hasard sur cette musique éthiopienne, j’ai creusé et j’en suis tombé amoureux.
Je me félicite toujours d’avoir collectionné les vinyles dès mon premier séjour là-bas. On peut estimer à près de mille les chansons enregistrées pendant l’âge d’or musical éthiopien, majoritairement sur des 45 tours deux faces, mais aussi sur une trentaine de 33 tours. Pour une partie, j’ai pu retrouver les masters originaux. Mais pour la majorité, les masters sont introuvables, je suis donc obligé de travailler à partir des vinyles de ma collection personnelle.
Amha Eshèté, le premier producteur éthiopien indépendant, faisait presser ses premiers disques en Inde parce qu’il y avait, comme dans toute l’Afrique orientale, beaucoup d’Indiens implantés en Éthiopie. L’Inde était et est toujours le premier producteur phonographique au monde, avant les Etats-Unis, tout comme sur le plan cinématographique. Il faut comprendre aussi que ce n’est pas très loin de l’Éthiopie. Puis très vite Amha Eshèté a travaillé avec le Liban. La guerre du Liban est arrivée, il s’est alors tourné vers la Grèce. Et c’est dans ce pays que j’ai trouvé, après dix ans de traque, toutes les bandes magnétiques qu’Ahma record avait envoyées à Columbia Grèce. Par chance on a pu les retrouver, et obtenir l’autorisation d’Amha Eshèté. Ce fut l’un des plus beaux jours de ma vie, l’aboutissement d’un rêve qui durait depuis une dizaine d’années.
Ainsi j’ai pu reproduire pour la collection Les Ethiopiques presque tout le catalogue d’Ahma record à partir des masters originaux. Pour les autres catalogues de disques éthiopiens que j’ai récupérés entre-temps et en partie réédités, je me débrouille avec les vinyles.
L’utilisation pour la bande sonore du dernier film de Jim Jarmush Broken Flowers du chant lancinant et fascinant de Mulatu Astatke (3) a révélé la musique éthiopienne au grand public. Néanmoins, le chanteur le plus connu en France reste incontestablement Mahmoud Ahmed. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Parmi tous les musiciens éthiopiens, celui qui a principalement tourné en Europe est en effet Mahmoud Ahmed. C’est un grand professionnel. Or les musiciens éthiopiens ne sont pas toujours des professionnels au sens où on l’entend dans le milieu musical. Là-bas, la scène n’est pas très comparable à la nôtre. Les artistes se produisent davantage dans des mariages, comme chez nous autrefois. Et plus vous êtes riches, plus vous voulez les superstars pour animer votre mariage. Les grands chanteurs, comme Mahmoud Ahmed, gagnent mieux leur vie à animer des mariages qu’à être sur une scène, au sens classique où nous l’entendons, avec un public qui paye, entre, s’assoit, écoute, et danse parfois.
Il est par ailleurs très difficile de convaincre les artistes éthiopiens de venir tourner en Europe. Pour des raisons historiques et culturelles, ils ne sont pas très intéressés par l’idée de conquérir le monde, leur premier réflexe, quand on les invite en Europe, étant de demander « Est-ce qu’il y a des Éthiopiens là-bas ? » A la différence de la totalité des autres pays d’Afrique, l’Éthiopie n’a jamais été colonisée. Elle a été occupée pendant cinq ans seulement par Mussolini. C’est un pays qui a beaucoup de singularités. Il fut chrétien bien avant la France, par exemple, dès le IVe siècle. Ce n’est pas une chrétienté coloniale venue du XVIIIe siècle. C’est aussi un pays qui a une langue écrite, – l’équivalent du latin – qui a donné plusieurs langues vernaculaires, parlées aujourd’hui. Or le fait d’avoir une écriture, cela veut dire des archives, des chroniques royales, des traces écrites… ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays. Vous ne verrez jamais un Éthiopien vous taper dans le dos en vous disant « patron ». Au contraire, il vous regarde, presque avec condescendance. « Chez moi c’est mieux que chez toi ». Je trouve ça formidable. Ils ne se laissent pas facilement impressionner, ce qui peut compliquer un peu les relations mais cela reste une chance pour un chercheur européen de faire l’expérience d’une telle culture.
Quel serait l’un des traits les plus marquants du chant éthiopien ?
Dans la musique traditionnelle, chez les Asmaris, qui sont des sortes de ménestrels ambulants, jouant souvent en solo, la part d’improvisation est verbale plus que musicale. Leurs canevas musicaux sont assez constants, très simples, mais c’est du point de vue de la « tchatche » que tout se joue… il existe là-bas une sorte de rap traditionnel. Une chose importante à ce propos, c’est que les Éthiopiens sont assez peu passionnés par la musique au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire l’assemblage des notes, des mélodies, les arrangements, la performance instrumentale. Ce qui les passionne, ce sont les paroles. Un Asmaris peut très mal jouer de son instrument, s’il est un bon « tchacheur », il aura beaucoup de succès. Même chose pour les chansons modernes qui auront d’autant plus de succès que les paroles sont évocatrices et brillantes à double sens. Le contenu verbal a vraiment une place essentielle dans cette musique.
Lorsqu’on lit la traduction des textes de Mahmoud Ahmed [textes traduits dans les livrets des disques des Ethiopiques], les thèmes de l’amour, du sentiment de déception, reviennent régulièrement. Apparemment, ce ne sont que des thèmes classiques, mais pratiquement chaque phrase recèle un double sens. C’est une forme d’obsession chez les Éthiopiens, une manière de faire très courante, même dans la vie quotidienne. Même les prêtres, lors de la messe, se plaisent à jouer avec les mots. Je ne parle pas très bien l’amharique, je le comprends, je le lis et je l’écris. Si je l’apprenais parfaitement, il faudrait que j’apprenne aussi la manipulation à double sens. C’est proprement un trait culturel lié à une tradition historique : l’Éthiopie est un pays qui a été si longtemps féodal, sans aucune liberté d’expression, que le seul moyen de survivre, c’était d’employer le double sens.

1. Références discographiques parues dans la collection « Ethiopiques » :
1999 : Ethiopiques Volume 6 – Almaz 1973 – Buda Musique.
2000 : Ethiopiques Volume 7 – Erè Mèla Mèla 1975 – Buda Musique.
2005 : Ethiopiques Volume 19 – Alèmeyé – Buda Musique.
2. Véritable passeur entre l’Éthiopie et l’Occident, le Français Francis Falceto a créé la collection de disques Les Ethiopiques (Buda musique), comptant actuellement vingt-et-un volumes, contribuant à redonner vie à la grande époque de la musique éthiopienne. Il a aidé à la traduction du seul auteur éthiopien traduit en français (Les nuits d’Addis-Abeba, de Sebhat Guèbrè-Egziabhér, Actes Sud, 2004), a dirigé la publication du disque de la collection anglaise Rough Guide sur la musique éthiopienne et a enfin créé un festival de musiques éthiopiennes en Éthiopie.
3. Mulatu Astatke, Ethiopiques Vol 4 Ethio Jazz & Musique, Instrumentale 1969-1974.
///Article N° : 6694

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Pochette Ethiopiques n° 20





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