Les tirailleurs sénégalais n’étaient pas tous Sénégalais. Nombreux furent ceux qui se révoltèrent contre le recrutement, mais les premiers tirailleurs étaient des esclaves libérés.
» Ce ne sont pas ceux qui sont pris par force, enchaînés et vendus comme esclaves qui sont les vrais esclaves, ce sont ceux qui acceptent moralement et physiquement de l’être « .
Sembène Ousmane
Les bouts de bois de Dieu
On sait, en Afrique plus que partout ailleurs, que les » tirailleurs sénégalais » n’étaient pas en réalité tous sénégalais. Le bon peuple français qui les appelait ainsi, avec un mépris amusé et une désinvolture hautaine, devait vraisemblablement cette trouvaille à Louis Léon César Faidherbe, l’initiateur des » troupes noires » officiellement créées en 1857 par un décret de Napoléon III, quoique certains historiens affirment que l’expression daterait de 1823. En tout cas, c’est Faidherbe qui mit sur pied en septembre 1857 le premier » bataillon de tirailleurs sénégalais « . Avant cette date, l’utilisation des soldats noirs par les Français en Afrique était plutôt d’importance limitée, occasionnelle et informelle.
Sénégalais, ils l’étaient à l’origine : le Sénégal était la tête de pont de la colonisation française en Afrique noire et c’est dans ce pays que furent recrutés les premiers soldats » indigènes » de l’armée coloniale qui aidèrent l’envahisseur à briser la résistance des différents royaumes africains à l’occupation étrangère. La littérature garde d’ailleurs la mémoire de cette période : dans Les trois volontés de Malic, court récit publié en 1920 par l’instituteur sénégalais Ahmadou Mapaté Diagne, nous apprenons que le père du jeune Malic, le héros du récit, a trouvé la mort dans une campagne au Dahomey. Si ces Sénégalais de l’armée coloniale furent essentiellement utilisés dans la conquête de l’Afrique noire, ils servirent cependant aussi à Madagascar, au Maroc, en Algérie. L’historien français Jean Suret-Canale affirme que certains prirent même part aux guerres de Crimée et du Mexique sous le Second Empire ainsi qu’aux combats de Wissembourg et Froeschwiller pendant la guerre de 1870-1871.
Le recrutement a été ensuite étendu au Soudan, les Bambaras ayant acquis la réputation d’un peuple de bons guerriers. Jusqu’en 1914, » l’armée noire » était une armée de métier, recrutée principalement au Sénégal et au Soudan. C’est à partir de 1912 et surtout avec l’éclatement de la Grande Guerre que toutes les autres colonies ont été touchées par un ordre de mobilisation des » indigènes » de plus de dix-huit ans. Le Dahomey fournit 6,45% du total des recrutements effectués entre 1914 et 1918. Cette évolution du statut et de la composition des » troupes noires » n’incita guère à trouver un autre nom à ces soldats que l’on engageait, souvent à leur corps défendant, dans des conflits où ils n’avaient rien à voir, et que l’on massacrait purement et simplement lorsqu’ils en venaient à refuser d’être toujours payés en monnaie de singe, comme en témoignent les événements de décembre 1944 à Thiaroye. Ils sont demeurés, jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale et au-delà, des » tirailleurs « , tous indifféremment » sénégalais « .
On sait aussi que, comme plusieurs autres colonies, le Dahomey s’opposa farouchement au recrutement de 1914-1918. Ce sont les Holli qui donnèrent le coup d’envoi de la révolte dès janvier 1914. Matés, ils se soulevèrent de nouveau entre le 22 août 1915 et le 15 février 1916, puis une troisième fois en novembre 1916. A la suite de ces mouvements, le chef des Holli est déporté à Port-Etienne d’où il ne devait jamais revenir.
Les Sombas manifestèrent eux aussi leur réprobation et prirent le maquis au début de 1916 sous la direction de Kaba. La révolte gagna les régions de Tanguiéta et Kouandé puis, malgré la répression, le Borgou où sous la conduite du roi du Nikki, Chabi Prouka, et de son chef de guerre Bio Guéra, les Bariba coupèrent les ponts, les lignes télégraphiques, édifièrent des barrages sur les routes et mirent le siège devant le poste de Bimbérêkè. En 1916, Bio Guéra et son fils sont tués. Le roi Chabi Prouka s’échappe mais il est livré aux Français par Agoli-Agbo et est condamné à cinq ans d’internement : il meurt peu après au bagne de Fotoba. Kaba est tué lui aussi en avril 1917. Ce qui n’empêcha pas les Sahouè de se révolter à leur tour sans craindre la répression. Quinze de leurs chefs furent déportés au Congo.
Ces actes d’insoumission et d’héroïsme sont aujourd’hui considérés comme des pages glorieuses de l’histoire du Bénin et célébrées à juste titre comme telles.
Ce que peu de gens savent et que nous cache souvent la célébration intempestive de la résistance anti-coloniale, c’est que, dès le départ, la tâche a été facilitée aux Européens par certaines tares des sociétés africaines qu’ils n’ont eu qu’à exploiter habilement à leur profit. Parmi ces tares, l’esclavage. Les premiers » tirailleurs » étaient en effet des esclaves achetés sur place par les Européens. Ils se voyaient valorisés de travailler pour le Blanc et se vengeaient ainsi sans scrupules – pouvait-on raisonnablement espérer qu’ils en eussent ? – de leur condition antérieure. Le premier » bataillon de tirailleurs sénégalais » créé par Faidherbe en 1857 était pour l’essentiel constitué de captifs libérés. Les trois quarts des contingents fournis par l’A.O.F. (dont le Dahomey) de 1914 à 1918 étaient composés de captifs, d’anciens captifs.
Le Dahomey n’a d’ailleurs pas attendu la Première Guerre Mondiale pour fournir aux troupes coloniales son lot de captifs. Selon l’historien français Marc Michel, les Dahoméens figuraient aux côtés des Sénégalais dans le régiment de » tirailleurs sénégalais » qu’utilisa Archinard à Madagascar en 1891 pour soumettre le pays sakhalave.
Ce que peu de gens savent aussi, c’est que si la France était, parmi les puissances coloniales, celle qui avait fait l’utilisation la plus intense des » troupes noires « , elle ne fut pas la seule à y avoir eu recours : des troupes haoussa furent au service des Anglais et le général allemand Paul Lettow-Vorbeck fit des exploits avec des troupes d’Askari lors de la Première Guerre Mondiale en Afrique Orientale. S’agissant justement des Allemands, La révolte des esclaves-mercenaires – Douala 1893 (Université de Bayreuth, Bayreuth African Studies Series 10, 1987, 96 p.), ouvrage d’Adjaï Paulin Oloukpona-Yinnon, professeur à l’Université du Bénin (Togo), est particulièrement révélateur.
Le 15 décembre 1893 à Douala (Cameroun), les soldats noirs de la caserne de la troupe coloniale allemande entrent en rébellion : après deux ans de bons et loyaux services dans le cadre de la » pacification » du Cameroun, ils n’avaient toujours pas de salaire. Les femmes de ces soldats – car les Allemands avaient enrôlé aussi les femmes ! – soutiennent leurs hommes dans cette revendication salariale et procèdent à une grève de zèle dans la journée du 15 décembre 1893. En réponse à cette indiscipline, le gouverneur allemand intérimaire, Heinrich Leist, les fait mettre à nu et fesser en public devant les soldats conviés à assister au spectacle et mis au garde-à-vous. Le même jour, dans la soirée, les soldats décident de venger l’humiliation. Ils pillent le dépôt d’armes, occupent le palais du gouverneur allemand et obligent les Allemands à s’enfuir. Les combats devaient durer huit jours et les mutins ne furent défaits que grâce à trois bateaux de guerre allemands envoyés en renfort. Bilan officiel de cette mutinerie : du côté allemand, un Blanc et un Noir loyaliste tués, du côté des mutins 35 tués et autant de blessés.
L’événement fit quelques remous dans la presse allemande de l’époque où l’on parla beaucoup de l’affaire des » soldats du Dahomey « . En effet, les hommes et les femmes dont nous venons de parler étaient des esclaves vendus en 1891 au capitaine allemand Carl von Gravenreuth par le roi du Danhomê Gbêhanzin. Par leurs noms, on peut supposer que beaucoup de ces esclaves appartenaient aux ethnies de langue mina ou éwé, de langue yoruba ou nago et qu’ils étaient probablement le produit de razzias des troupes danhoméennes dans les populations voisines du royaume du Danhomê.
Le mal, ce n’est pas toujours l’Autre. La société africaine précoloniale recelait les facteurs de sa propre décadence, parmi lesquels il faut compter les graves déséquilibres sociaux et le manque de respect pour la vie humaine. Si Gbêhanzin savait qu’il serait vaincu par une armée d’esclaves-mercenaires recrutés par les Français, il eût pris le temps de réfléchir sur les dangers de l’esclavage pour son royaume. Nos héros ne sont pas toujours au-dessus de tout soupçon. En les célébrant, pensons au moins aussi à tous ces » tirailleurs » anonymes qui, au plus profond de l’humiliation et du désespoir, n’ont eu d’autre rêve que de vivre et d’affirmer leur dignité d’hommes.
L’universitaire béninois Guy Ossito Midiohouan, né en 1952, est connu comme l’un des intellectuels africains les plus critiques envers ce qu’il désigne comme » l’idéologie francophone « . Critique littéraire, essayiste, novelliste il a publié : L’utopie négative d’Alioum Fantouré (Silex, 1984), L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française (L’Harmattan 1986), Nouvelle poésie du Bénin (CFNA, Avignon 1986), Du bon usage de la francophonie (CNPMS, Porto Novo 1984), Bilan de la nouvelle d’expression française (SPU, Cotonou 1994), Aimé Césaire pour aujourd’hui et pour demain (Sépia 1995), Maraboutiques (Ed. du Flamboyant, Cotonou 1996).///Article N° : 480