Les Tirailleurs sénégalais : un devoir de mémoire

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Entre mémoire et témoignage, archive et création, et sans réelle ambition historique,  » Tirailleurs sénégalais : un devoir de mémoire  » est un travail photographique  » humaniste  » qui souhaite avant tout participer à l’instauration d’un espace qui permette de reconsidérer de manière plus sereine et plus constructive la part importante – et occultée (1) – prise par les soldats africains pour la défense d’une France libre pendant la deuxième guerre mondiale.
Cet espace de  » médiation artistique  » invite à un  » voyage  » très particulier partant d’histoires singulières portées par les regards de ceux qui les ont vécues pour nous faire progressivement prendre conscience, au fil des rencontres, de la dimension à la fois historique et collective du  » phénomène Tirailleurs sénégalais « . Rencontre avec des hommes qui sont donc non seulement porteurs d’une histoire, la leur ; mais aussi d’une histoire plus large : la nôtre.
Destinée à rendre  » présents  » ces hommes qui vivent encore aujourd’hui quelque part  » dans une brousse lointaine « , cette  » médiation artistique  » s’articule autour de la complémentarité photographie / témoignage. L’articulation photographie et texte constitue en effet ce que Sylvain Maresca appelle  » un puissant moteur créatif  » (2) qui participe à la mise en  » présence  » du sujet. 
Photographie et Afrique : une rencontre longtemps impossible
Ce travail sur le portrait photographique de Tirailleurs sénégalais a été l’occasion de se pencher sur la manière dont les Africains ont longtemps été représentés. Une représentation qui a alimenté de multiples stéréotypes pour le moins réducteurs, dont certains perdurent encore aujourd’hui. D’abord perçus comme des choses, des animaux, des sous-hommes puis des sauvages domestiqués pour justifier notamment l’esclavage, la colonisation puis leur enrôlement dans l’armée, les Africains ont ensuite largement continué d’alimenter les représentations de serviteurs ou de bouffons. (3)
Sous l’influence de la soi-disant  » science des races « , la présumée infériorité des Noirs reçoit des bases dites scientifiques. Et la photographie, notamment à ses débuts et dans le cadre de l’anthropologie et de sa représentation de l’homme noir, a contribué à cette justification scientifique de la supériorité de l’homme blanc sur l’homme noir. En ce sens la photographie a aussi une responsabilité à l’égard des Africains et se doit aujourd’hui d’être vigilante quant à la représentation qu’elle donne d’eux.
La réalisation de portraits de Tirailleurs sénégalais aujourd’hui peut contribuer à la  » restauration  » de la dignité des Africains en rappelant la part importante qu’ils ont prise dans la défense d’une France libre. Une représentation plutôt valorisante qui ne peut que profiter à celle des Africains en général mais qui a des limites : l’uniforme ne fait pas à lui seul la dignité d’un homme.
Le  » sujet  » photographié acteur de sa photographie
C’est en recherchant le meilleur moyen pour  » rendre  » cette dignité, indépendamment de leur  » fonction de Tirailleur sénégalais « , que l’idée de  » réappropriation de l’image  » a fait son chemin : les Tirailleurs sénégalais photographiés, lorsque cela est possible, doivent être acteurs de leur propre portrait et de leur représentation sociale. D’où l’intérêt de travailler en 6×6, format photographique qui favorise le dialogue en raison des contraintes techniques qu’il impose. Aussi, pour que le sujet photographié soit acteur de sa photographie, le photographe se doit de l’associer à sa démarche, d’écouter ce qu’il veut transmettre de sa propre image. L’ancien combattant fait part de ses choix : du lieu, de la tenue vestimentaire, d’être seul ou en famille, de l’image qu’il souhaite donner de lui-même et/ou de l’ancien combattant qu’il est.
Enfin, le portrait est toujours effectué à l’issue d’une rencontre ; il constitue l’aboutissement de plusieurs heures de dialogue au cours desquelles l’ancien combattant est submergé par ses souvenirs, par son histoire. Une histoire qui souvent n’a pas été racontée depuis des années (qui aujourd’hui se soucie des histoires des vieux ?).
La photographie participe alors à la création d’un instant particulier où le sujet photographié, bien souvent malgré lui, est ailleurs c’est à dire 60 ans en arrière. Instant privilégié, parfois pathétique, qui fige l’émotion que ce voyage dans le temps a fait naître.
Les témoignages : une subjectivité respectée
Les témoignages déjà recueillis en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Mali et au Burkina Faso nous ont permis de préciser ce que nous pouvions en attendre : non pas des faits précis mais plutôt une représentation subjective de ce que cette expérience a constitué pour chacun d’entre eux. Les témoignages de Tirailleurs sénégalais pèchent effectivement parfois par une chronologie inexacte et une connaissance sommaire de la géographie mais ils sont particulièrement révélateurs de l’existence d’une mémoire collective qui livre des précisions là où on ne s’y attend pas… !
Chaque rencontre donne lieu à une longue discussion avec le Tirailleur sénégalais. J’essaye d’être le moins directif possible de manière à préserver une fluidité dans les propos, de rester au plus près de l’expression orale de ceux qui parlent et de mettre en avant des  » histoires de vie  » et non des interviews. Cependant, pour faciliter la mise en cohérence des entretiens les uns par rapport aux autres, il faut rester vigilant quant au contenu. C’est pourquoi j’essaye d’aborder à chaque fois les trois moments-clés de leur parcours : le recrutement, la guerre, le retour.
De manière à respecter l’intégrité de ce qui a été dit, tous les entretiens sont enregistrés sur magnétophone puis retranscrits littéralement une première fois.
Une mémoire collective encore bien vivante
C’est ainsi qu’au travers de témoignages chaque fois singulier et unique se dessine une mémoire collective qui met à jour l’étrange destin de ces hommes bouleversé par une Histoire qui n’était pas a priori la leur. Et qui les a oublié.
Les parcours individuels sont en effet souvent jalonnés par les mêmes étapes. Les jeunes recrutés quittent leur village à 20 ans, pour la première fois de leur vie pour la plupart, après un recrutement le plus souvent forcé (classes 39/44). Ils se retrouvent avec d’autres Africains, dont souvent ils ne comprennent pas la langue, pour les  » classes « , puis partent à travers l’Afrique jusqu’au lieu d’embarquement vers un pays inconnu. Après un voyage en bateau, c’est l’arrivée en France. Puis la guerre, les combats, la peur de l’ennemi et pour plusieurs milliers d’entre eux la mort. C’est les amitiés qui se nouent non seulement entre Africains mais aussi avec des Français. La vie quotidienne et les problèmes d’approvisionnement. Parfois les camps de prisonniers. Et un jour, c’est la Libération, l’illusion d’être désormais  » un peu français quand même « . Puis très vite c’est le retour vers un port d’embarquement, la longue attente d’un bateau pour l’Afrique, le retour à une vie  » normale « . C’est l’attente d’une reconnaissance qui ne viendra pas et l’amertume.
La réalité des Tirailleurs sénégalais aujourd’hui
Un demi-siècle plus tard, l’écho de leur gloire d’antan n’est plus souvent qu’un merveilleux souvenir. A mesure que le temps est passé, Bir Hakeim, Elbe, la Provence ne sont plus devenus que des lieux étranges et inconnus pour les jeunes générations. Depuis longtemps, plus personne n’écoute les histoires fantastiques des vieux. Depuis longtemps ils savent qu’ils n’ont plus d’existence pour leur pays indépendant. Parfois, même, parce qu’anciens combattants de la puissance colonisatrice, ils se savent rejetés.
Aujourd’hui, le peu d’anciens combattants qui reste ne comprend pas que celle qui fut dans leur jeunesse leur  » mère-patrie  » ne les reconnaisse plus. Non-reconnaissance confrontée à une administration sans mémoire aux positions hermétiques : lors de l’accession à l’indépendance des pays de l’AOF/AEF, l’Etat français, notamment pour des raisons financières, a cristallisé les pensions et retraites de leurs ressortissants. Les disparités de ces pensions, notamment dues à la date où la cristallisation est devenue effective dans les années 60, ont été aggravées par des majorations et des dérogations accordées par décret à certains Etats. En 1989, la France à été condamnée pour cette raison par la commission Internationale des droits de l’homme de l’ONU (4).
C’est là malheureusement une réalité qui touche aussi les anciens combattants d’Afrique du Nord : Maroc, Algérie et Tunisie. D’où l’urgente nécessité de poursuivre ce travail photographique dans ces trois pays car, là comme en Afrique Noire, la course contre le temps a commencé…

(1) Le sociologue Claude-Valentin Marie parle à ce propos  » d’une amnésie collective dont la fonction majeure semble être de sauvegarder le mythe d’une vigueur nationale faisant face seule à toutes les épreuves. (…) Tout se passe comme si la participation étrangère dans la Libération de la France devait être d’autant plus occultée, refoulée, qu’elle rend plus criante l’indécision de la grande majorité des Français face à l’occupation, et plus inacceptable encore la trahison de ceux qui ont choisi la collaboration « .
(2) La photographie, Un miroir des sciences sociales, Sylvain Maresca, L’Harmattan
(3) Jean-Pierre Jacquemin, livret pédagogique, exposition le Noir du Blanc, collection Negrophilia,
(4) En mars 1999 le Conseil National pour les Droits des Anciens Combattants et Militaires d’Outre-Mer, qui réunit plus d’une quinzaine d’associations d’anciens combattants, a diffusé un Livre blanc,  » Plaidoyer  » en faveur de la reconnaissance des droits des anciens combattants et notamment de la décristallisation de leurs retraites et pensions.
///Article N° : 1209

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