L’esthétique de la blès dans la littérature caribéenne

Print Friendly, PDF & Email

Maître de Conférences à l’Université des Antilles et de la Guyane, spécialiste de littérature et de l’art caribéen, Patricia Donatien-Yssa analyse le besoin fondamental qui incite l’auteur caribéen à la création intrinsèquement liée à l’histoire et aux sociétés et même, en un sens, déterminée par l’espace géographique. En voici la première partie.

Les théories littéraires post-coloniales sont pour la plupart orientées selon deux axes. L’une, part d’une analyse de phénomènes et de faits historiques et sociétaux appliquée à des productions littéraires qu’elle vient éclairer ; l’autre, part de l’observation d’inventions créatives et tente d’en extraire une catégorisation et des définitions ouvrant sur une approche donnée. La théorie que je désire proposer ici appartient certainement à la deuxième catégorie. Cependant, je me risquerai à transgresser un tabou, en m’intéressant, en plus, dans une démarche ontologique, à celui qui est à la base de la création littéraire : l’auteur. Il me semble, en effet, que les théories post-coloniales ne lui ont pas accordé jusqu’ici la place qu’il mérite. Quand je déclare vouloir m’intéresser à l’auteur, ce qui m’interpelle, ce n’est pas ce qui constitue la sphère privée de l’individu. Je n’ai que faire de ses problèmes conjugaux, de sa libido satisfaite ou non, ou de ses éventuels blocages freudiens. Ce qui, par contre, m’intéresse grandement, c’est ce qui fait qu’un auteur et singulièrement un auteur caribéen éprouve, à un moment donné, le besoin fondamental d’écrire, de créer.
Le lien fondamental à tous les créateurs caribéens
Quel intérêt me direz-vous ? Pour répondre à cette question, il me faut tout de suite adopter un point de vue ontologique. L’homme ne peut guère être compris, et donc par extension ce qui découle de lui, notamment ses productions artistiques, s’il n’est pas pris dans sa globalité et singulièrement dans sa relation à lui-même en tant qu’être humain, dans son rapport à son corps, à l’univers et à sa spiritualité. Le créateur en général, l’écrivain en particulier, sont considérés comme la surface sensible d’un ensemble humain et culturel. Comprendre ses œuvres, ce n’est pas tant comprendre l’individu lui-même, mais comprendre en quoi dans sa démarche de création, il serait représentatif de son groupe, par les aspirations, les fantasmes, les perceptions, les traumatismes et les projections qu’il exprime. La création n’est pas assujettie à la mémoire ou à la logique. Elle est intrinsèquement liée à l’histoire, aux sociétés, et est même, en un sens, déterminée par l’espace géographique. C’est pourquoi, j’ai émis l’hypothèse que le sens profond des œuvres littéraires caribéennes pourrait résider en une compréhension de l’Homme caribéen, de sa perception de lui-même, de son monde, de ce qui constitue le fondement de son être, de sa spiritualité, de ce qui, en un mot, malgré l’évolution fulgurante qu’ont connue les nations caribéennes depuis cinquante ans, ne s’efface pas. J’ai toujours confusément ressenti, lors des diverses rencontres où m’emmenaient mes activités de peintre, qu’au-delà du simple constat du partage d’une réalité historique, il existait un lien fondamental entre tous ces artistes caribéens, entre toutes ces œuvres d’horizons, d’écoles, et d’inspirations différentes.
J’ai longtemps cherché ce qui constituait ce lien, ce qu’était ce particularisme, croyant maintes fois trouver la bonne solution, mais je butais toujours sur certains éléments qui ne rentraient pas dans ma catégorie et vouaient donc ma théorie à l’échec. Puis, comme c’est bien souvent le cas, je me suis rendue compte que je cherchais très loin ce que j’avais sous la main. La sagesse populaire fait souvent des pieds de nez aux intellectuels qui, trop occupés à réfléchir, ne savent plus se servir de leurs sens. Le corps parle, et ce que nous ne savons plus entendre, a été pendant des siècles, perçu par les générations antérieures, par nos ancêtres. Le corps parle de ses souffrances, le corps parle de son âme, le corps parle de sa mémoire, le corps parle de sa blès. C’est donc à partir de l’observation et de la mise en parallèle de productions plastiques et littéraires, mais également par une réflexion sur la base constituante de notre être, c’est-à-dire sur notre manière de nous concevoir, sur notre perception des aspects essentiels de notre existence : la vie, la mort, le rapport à l’univers, à la mythologie et à la spiritualité, que j’ai émis l’hypothèse d’une esthétique de la blès.
Cette blès, que nous allons définir un peu plus loin, est un élément fondamental, au-delà même de la Caraïbe, de ce qui est constitutif des peuples qui ont successivement subi l’esclavage et la colonisation. J’avais dans un premier temps émis l’idée, peut-être dans une aspiration chauvine, que cette esthétique ne pouvait s’appliquer qu’à la Caraïbe. Mais à mesure de mes investigations, il m’est apparu clairement que mes propositions s’appliquaient parfaitement à toutes les écritures dites post-coloniales. Cependant, soyons fous, mais soyons sages, je me contenterai dans ce propos d’analyser uniquement des œuvres caribéennes et de tirer mes conclusions à partir de la société que je connais le mieux, la mienne.
Un syndrome créole
Qu’est-ce donc que la blès ? Selon le dictionnaire encyclopédique Désormaux (1) « La « blesse » ou blès est un syndrome créole qu’il est difficile de traduire en termes médicaux occidentaux. […] La maladie est décrite comme un « désordre des organes » qui peut être mortel… ». Le dictionnaire créole de Raphaël Confiant (2) ajoute à cette première définition celle de E. Vilayleck qui précise que : « Cette maladie touche essentiellement les enfants, surtout les très jeunes enfants, du nourrisson jusqu’à dix / douze ans. Elle se caractérise par des douleurs au niveau du thorax, du dos. En outre, l’enfant est faible, il a de la fièvre, il vomit, il maigrit… certains parlent même d’un corps étranger à l’intérieur de la poitrine. Cette maladie est causée par un traumatisme…. Cette maladie ne peut-être vue et soignée que par certaines personnes spécialisées, les médecins ne savent pas la diagnostiquer. » Les mains, les yeux, et encore moins les lèvres des vieux sages, ne livrent pas facilement leurs secrets et leurs savoirs. J’ai souvent buté, lors de l’enquête que j’ai menée sur la blès, sur des « Aaaah…. » seulement suivi d’un retroussement de bouche, d’une main ridée renversée sur le côté, ou d’un haussement d’épaule à peine perceptible. Mais quand on sait attendre, la réponse vient parfois ; même si ce n’est pas toujours celle que l’on voudrait : « la blès an, cé bagaï an tan lontan, sa pasé di mod » (3), en français « la blès c’est une chose du passé, on n’en voit plus aujourd’hui ». Et puis, au moment où on est près à renoncer, la porte s’ouvre enfin. La vieille dame à laquelle je parle, m’explique que la blès est effectivement un problème survenant dans les jeunes années, mais elle ajoute, les yeux fixés sur ses jointures un peu boursouflées : « mé délè sa ka rivé jèn gen, é menm gran moun… la bles cé an lestomak, mé ou pé ni la bles an tchè, an tèt, ta a pli mové…aaaah wouè ! mové menm ! », je traduis : « Mais parfois cela peut arriver aux jeunes et même aux adultes, la blès se situe dans le thorax, mais on peut l’avoir au cœur et à la tête, et c’est bien plus grave…. Ah oui ! Bien plus grave ». Après une longue réflexion sur les comportements sociétaux présentés par les créations littéraires, qui soulèvent souvent le voile sur des sujets tabous et racontent les souffrances que l’on préfère cacher, et une comparaison de ces comportements avec les définitions rapportées ci-dessus, il me paraît judicieux de dire que dans toute la Caraïbe, il existe une forme d’affection qui toucherait, de manière plus ou moins avérée et plus ou moins forte, l’ensemble de la population. La blès irait d’une forme de mélancolie sans conséquence sur le corps, à des pathologies psychiques graves entraînant des désordres autant physiques que mentaux. La blès serait donc une maladie psychosomatique, une affection touchant autant le corps que l’esprit.
La genèse du traumatisme
Les œuvres que nous avons étudiées depuis plusieurs années, s’appuient indiscutablement sur l’observation de certains comportements humains, apparemment discordants, dans les sociétés caribéennes telles qu’elles existent, évoluent et fonctionnent aujourd’hui. J’ai pu constater qu’il semblait exister un lien singulier entre le traumatisme fondamental qui génère la blès et un certain nombre de manières d’agir, de penser, de réagir, communes à un grand nombre de personnages singulièrement représentatifs de l’ensemble des populations des îles de l’arc caribéen. L’altération du mode de penser, de la santé et même de l’équilibre que l’on peut constater chez certains individus, aurait également pour conséquence un sens particulièrement aigu de la tragédie et une forme d’oblitération et de refus de la mémoire. D’où nous viendraient de tels comportements repérables dans la littérature, et probablement applicables à la réalité, et quelle serait l’origine première de la blès ?
Rappelons brièvement que les populations de la Caraïbe sont très majoritairement constituées d’individus descendant des populations africaines arrachées au grand continent noir et mises en esclavage pendant quatre siècles. N’oublions pas également que ces populations, ainsi que tous les groupes humains venus des quatre coins de la terre vers la Caraïbe, ont vécu pendant encore plus longtemps sous le régime déstructurant et annihilant de la colonie. L’esclavage ajouté à la colonisation ont tant enfermé les êtres humains dans un carcan de souffrance et de déni, que, pour survivre, les individus ont développé progressivement une forme de renoncement, un refoulement, qui a engendré ce traumatisme fondamental, cette blessure inguérissable, ce mal existentiel que l’on appelle la blès. Intérioriser la conscience de la douleur, de la souffrance était pendant longtemps une stratégie de survie, une manière de se protéger et d’aller vers l’avenir. Cependant, comme le fait remarquer Erna Brodber dans sa définition de Kumbla (la calebasse matrice originelle, forme d’autoprotection où l’on s’enferme) : y rester trop longtemps affaiblit l’individu et le transforme en albinos incapable de supporter le mordant soleil de la vérité (4). La blès serait pareille à un virus, latent et insoupçonné chez les porteurs sains, qui se réveillerait et prendrait possession de l’individu, dès que celui-ci est dans une situation de crise. Ainsi, dans les sociétés actuelles, toute une série de comportements serait imputable à la blès, soit parce qu’ils découlent de celle-ci, soit en réaction à celle-ci.
Dans son roman Jane and Louisa will soon come home (5), Erna Brodber, écrivain et sociologue jamaïquaine, remarque avec une grande justesse que nul ne peut avoir été capturé, déporté, vendu, mis en esclavage sans que cela n’ait de conséquence sur le fondement même de son être. Erna Brodber a raison de faire ce rappel. En effet, écrasé par le poids de la réalité historique, le Caribéen a une tendance à « éluder l’impossible confrontation avec les souffrances conscientes et inconscientes de son ascendance », comme le dit Odile Marcel dans son ouvrage La maladie européenne (6). Ainsi, les traumatismes historiques de l’esclavage et de la colonisation lui semblent si lointains et si impertinents qu’ils cessent, à ses yeux, de « constituer une version plausible des effets de destruction qui se développent entre générations » (7) Et c’est là que nous reparlons de notre auteur. Individus en blès par définition, les poètes, les écrivains, bien avant les anthropologues et les sociologues, ont cerné et discerné cette blès. Dans la très pertinente analyse qu’il fait de la société antillaise, le poète martiniquais René Ménil souligne que : « Les pulsions qui sont le ressort de notre activité n’apparaissent pas dans la conscience dans leur nudité furieuse […] C’est pourquoi elles ne sont connues de nous que dans leur transposition en symboles, métaphores […] C’est dans la poésie […] que nous pouvons lire tout ce qui importe, je veux dire ce pourquoi nous vivons et nous mourrons. » (8).
L’écriture, une thérapie individuelle et collective
La psychanalyse montre que les êtres n’agissent pas toujours en conscience et que bon nombre de leurs actes et leurs pensées découlent de mécanismes et d’enchaînements qu’ils ne contrôlent pas. Cependant le poète, tout comme l’écrivain, possède une conscience, qui dépasse la mesure commune. Il est un état de conscience aiguë, que l’on nomme dans la foi vaudou, « l’attention ». Celui qui possède « l’attention » capte, voit, ressent ce qui demeure confus et indiscernable pour les autres. Ainsi les Caribéens, tels qu’ils apparaissent dans la littérature, semblent avoir une singulière difficulté à avoir une image nette d’eux-mêmes, à reconstituer leur passé en continu, et à reconnaître la dimension tragique de leur histoire. Le roman, comme le poème est une élucidation, il éclaire chacun sur le pourquoi de ce mal qui le ronge et qui vit caché en lui, n’attendant qu’un état de doute et de faiblesse pour surgir. Et l’auteur caribéen, je parle ici de l’auteur contemporain qui a effectué une démarche considérable sur lui-même et est descendu dans les tréfonds de son être pour comprendre ses rapports au monde et à l’autre, connaît la blès et sait qu’il la porte en lui. Son écriture est une réaction à la blès, une thérapie qui s’applique à lui-même, mais qu’il destine aussi, au lecteur. L’auteur caribéen a la volonté de comprendre ces phénomènes d’intériorisation et de somatisation qui débouchent sur une brusque et violente remontée de la douleur. Il les traduit comme il les ressent, et c’est pourquoi, cette écriture est une écriture de l’excès ; car elle est générée par l’irruption contrôlée du mal et de la souffrance. René Ménil nous dit à ce propos, que : « l’écrivain antillais ne peut pas écrire […] sans que son écriture soit démesurée, excessive, bref, sans que la parole soit un cri, et le style une violence » (9)
Dans son cri et dans sa démesure, l’écrivain est donc celui qui expurge le pus de la blès. Par sa soif de création et d’expression, il répond à notre désir de vérité et d’analyse structurée et il nous oblige, au risque de plonger dans la mélancolie et la déstructuration, à faire face avec clairvoyance au drame de l’histoire, et à cesser de refouler au plus profond de nous-mêmes ce que nous ne voulons pas admettre. L’écrivain, en prenant à bras-le-corps sa propre souffrance, sa propre blès et en la transformant en œuvre, nous contraint à renoncer à notre « susceptibilité psychique » (10)
C’est au travers de cette lutte et de cette reconstitution que l’auteur contemporain caribéen construit son esthétique, et singulièrement l’esthétique de la blès. L’esthétique est selon Tudor Vianu « la science du beau artistique » (11) qui est différent du beau naturel. Le beau naturel n’étant qu’une première impression et le beau artistique une production complexe qui peut passer par l’utilisation du laid voire du hideux.
Le roman caribéen contemporain puise sans complexe et sans a priori dans tout ce qui constitue l’environnement et le vécu caribéen pour créer sa fiction. La valeur esthétique que j’entends leur accorder ici, n’est pas évaluée au travers d’une notion classique de la beauté mais plutôt au travers de l’énergie, de la vitalité que ces œuvres dégagent, de leur capacité à nous émouvoir, en un mot, de l’impact qu’elles ont sur nous.
Cependant, les premières productions littéraires caribéennes ont subi une très forte influence de la fiction romanesque britannique, française ou encore espagnole. En conséquence, leurs auteurs n’ont pas tout de suite su créer une esthétique qui leur soit propre, ni vraiment prendre en compte ce qui pouvait constituer, dans les schémas narratifs et dans les thèmes abordés, leur spécificité. Cette littérature s’est donc développée dans une esthétique du beau naturel ouvrant la voie à la contemplation et à la mise en avant de l’exubérance de la nature et des êtres, et s’est donc enfermée, et même complue, dans une esthétique de l’exotisme.
Une contre esthétique de l’exotisme
Bien au contraire, l’esthétique de la blès ne s’accorde pas aux normes de la beauté classique occidentale. Elle définit ses propres critères basés sur la rupture, la fragmentation, l’ombre, l’exagération, les oppositions, les répétitions, les glissements, l’ambiguïté, la liquidité et l’exposition de l’organique. L’esthétique de la blès ne se veut pas jolie, elle ne se veut pas lisse, elle ne se veut pas politiquement correcte, elle ne veut pas plaire : elle choque et veut choquer. En bref, l’esthétique de la blès est une contre esthétique de l’exotisme. Cet exotisme est le reflet, je dirais même le résultat de la dénégation de la souffrance. La fiction exotique, nous propose une histoire gommée, enjolivée, rabotée, où l’on ne retient que les aspects attrayants, où l’on cède au goût de la créolité et du métissage qui serait une solution à tous les maux. L’esthétique de l’exotisme est une esthétique de l’évitement, évitement du tragique, évitement de l’affrontement, évitement du pourrissement.
L’approche dramatique et très lucide que l’écrivain a aujourd’hui de la société et de l’histoire caribéenne, constitue bien au contraire le fondement de l’esthétique de la blès. Loin de tomber dans la stratégie confortable de l’évitement, l’auteur fait face à la tragédie historique et à son propre drame : celui d’un être en blès qui a besoin d’exprimer son mal être. « La tendance naturelle, dans l’exotisme, est de rater le « sérieux » et l’authenticité du drame (de l’autre) pour s’en tenir à une version idyllique, superficielle » (12).
L’esthétique de la blès s’attache au contraire à considérer l’homme dans son fondement, dans ce qu’il a de plus intime et de plus secret ; elle prend à bras-le-corps les problèmes réels et incontournables de ces sociétés caribéennes qui découlent directement des traumatismes rattachés à l’esclavage et à la colonisation, traumatismes qui touchent à tous les aspects fondamentaux de l’être humain : le travail, la famille, l’image et l’estime de soi. L’exotisme découle du colonialisme ; il est un déni de maturité, une forme d’asservissement aux fantasmes d’autrui et une infantilisation. L’esthétique de la blès refuse cette aliénation et rejette le caractère idyllique et charmant affecté à la Caraïbe, qui n’est en fait qu’une forme hypocrite et paternaliste de rabaissement et de dépendance. Dans les romans qui s’inscrivent dans l’esthétique de la blès, l’auteur ne s’attache pas à décrire des paysages parfaits dans leur déclinaison paradisiaque, et les personnages ne sont jamais insouciants et lisses comme ils le « devraient » en pareil endroit. La vision exotique de la Caraïbe ne correspond ni à la réalité historique, ni à la réalité géographique, ni à la réalité socioculturelle de cette région du monde qui de par ses éléments climatiques, son évolution et ses fondements, est inexorablement liée à la violence et au drame. De plus, l’exotisme est une forme de barrière, de voile qui empêche à l’individu d’avoir une véritable connaissance de lui-même. René Ménil va même jusqu’à affirmer que : « La caractéristique fondamentale de l’existence humaine dans la société coloniale, c’est d’être séparée d’elle-même, d’être exilée d’elle-même. Le phénomène de l’oppression culturelle inséparable du colonialisme va déterminer dans chaque pays colonisé un refoulement de l’âme nationale ». Les écrivains de la blès s’insurgent contre cette oppression culturelle et s’appliquent à révéler cette âme nationale. Par le travail de révélation et de reconstitution qu’ils effectuent dans leurs œuvres, ils réconcilient chaque individu avec ce qu’il est véritablement pour reconstruire une société équilibrée, mûre et indépendante. Ce travail ne peut être effectué qu’en rouvrant la plaie que chacun porte en lui, artificiellement refermée par une fausse évolution, pour en expurger tout le pus psychologique. Une société saine, tout comme un individu sain, est une société qui verbalise son passé, qui dit ses souffrances et qui est capable de localiser ses faiblesses et ses carences. Créer en blès, c’est contribuer à cet acte réparateur pour soi-même et pour l’autre. La littérature caribéenne ne peut donc pas s’inscrire dans une esthétique où prévaut le beau académique et ne peut cadrer avec le politiquement correct. Elle exhume l’indicible, crie son incorrection et se construit sur la base d’une esthétique tissée dans le réseau du stupéfiant, du monstrueux, du scandaleux et de l’extraordinaire. Cette esthétique de la blès contraint donc l’individu à ne plus se complaire dans cette image du créole exotique que la société coloniale disloquée et fallacieuse lui renvoie. L’exotisme est une forme d’abdication, une nostalgie passéiste d’un « antan lontan » (13) colonial et faussement édénique, alors que la colonie a toujours été un lieu de souffrance, de frustration et d’injustice. Écrire en blès c’est dire la vérité, c’est révéler les dégâts. C’est refuser de masquer avec des crèmes bronzantes des plaies toujours infectées. Briser la logique coloniale est une des conditions sine qua non de l’écriture en blès. L’auteur doit briser sa calebasse protectrice et aliénante (the kumbla), renoncer à l’enfermement annihilant et rejeter le conditionnement amnésique. Écrire en blès suppose donc un terrible effort sur soi et une volonté de lutter contre un écrasement séculaire. L’auteur en blès est un combattant et il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que d’une manière ou d’une autre, ces auteurs ont participé à la lutte nationale ou sont parfaitement conscients de la situation politique et culturelle qui est celle de leur pays. L’esthétique de la blès suppose donc un rejet du legs colonial : d’une langue, de cadres conceptuels et théoriques, d’une image de soi et du rapport de l’individu au monde qui sont fatalement entachées par les vicissitudes de la société de plantation. Elle leur substitue des approches du soi individuel et du soi social, ainsi qu’une structuration et une fonction de la langue, en prise avec ce qui constitue la véritable identité de chacun.

1. Dictionnaire encyclopédique des Antilles, et de la Guyane. Fort de France : Éditions Désormeaux, 1992, page 364.
2. http://www.palli.ch/~kapeskreyol / R. Confiant / Dictionnaire du créole martiniquais
3. Enquête réalisée par l’auteur de l’article auprès des vieux pêcheurs et marchandes du petit village de Bellefontaine en Martinique. Cette enquête n’a donné que très peu de réponses qui sont toutes rapportées ici en créole martiniquais, puis traduites en français.
4. Sacred spirit : Erna Brodber by Sharon D. Raynor http://www.longwood.edu / dospassosreview / brodber.html
5. Erna, Brodber. Jane and Louisa will soon come home. London: New Beacon Books, 1980.
6. Odile, Marcel. La maladie européenne. Paris : PUF, 1993. Page 98.
7. Idem
8. René, Ménil. Tracées : identité, négritude, esthétique aux Antilles. Paris : Robert Laffont, 1981. Page 15
9. Idem. Page 223
10. Erika, Man. La dernière année. Paris : Gallimard, 1967. p. 109
11. Tudor, Vianu. L’esthétique. Paris : L’harmattan, 2000.
12. René, Ménil. Tracées:Identité, négritude, esthétique aux Antilles. P. 18
13. Expression créole, signifiant autrefois.
///Article N° : 7978

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire