Lettre ouverte et poème à madame Christiane Taubira

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L’écrivain mauricien Khal Torabully adresse une lettre ouverte et un poème à l’ancienne ministre de la Justice française Christiane Taubira. Ce message vient à la suite d’une tribune consacrée à la réconciliation des mémoires des engagés indiens coolies et résistants marrons.  

Chère Madame Taubira,

Merci d’être cette dame résolue et débordante d’audace et d’énergie que vous êtes !

Pour les 20 ans de la loi que vous avez fait passer le 10 mai 2001, déclarant l’esclavage « crime contre l’humanité », j’ai l’honneur et le plaisir de vous adresser une lettre ouverte se prolongeant en poème. Elle porte aussi une requête qui émane d’une marge de l’humanité encore en attente d’une reconnaissance en France.

Comme vous le savez, quand les traites et l’esclavage furent abolis, ils ont donné lieu à l’engagisme ou coolie trade. L’historien britannique Hugh Tinker a qualifié cette nouvelle pratique de travail contractuel de « nouvelle forme d’esclavage ». L’UNESCO, en écho à la philosophie de mon travail, a inscrit la Route internationale des engagés (IILRP) sur son agenda en 2016. Et cela, dans la droite lignée d’une approche dialogique que je défends : l’engagisme y est pensé comme l’autre versant de la mémoire à explorer dans la mise en relation avec l’esclavage.

En effet, je pense qu’il serait important de relier ces deux pages de servitude. Esclavage et engagisme sont liés humainement et systémiquement, cela est un fait scientifique.

Madame Taubira, comme vous le savez, aux Antilles, en Afrique du Sud, à l’île Maurice, aux Amériques et ailleurs, l’engagisme a essaimé des populations dans les empires européens, pour remplacer leurs frères et sœurs d’infortune, les anciens esclaves. Cette descente aux enfers pour de nombreux engagés ne fut pas, comme vous le savez, un voyage exotique que l’on présentait comme le nouvel eldorado des peuples dominés. Les engagés ou coolies ont subi les rigueurs de la plantation et d’autres activités désertées par les esclaves. Il est facile d’imaginer qu’un propriétaire d’esclaves n’a pas changé d’habitude ou de réflexes quand l’engagisme succéda à l’esclavage. Il n’a pas jeté son fouet à la remise quand des engagés travaillèrent pour lui, comme nouveaux serfs de la glèbe.

Je sais que vous étendez votre champ de compassion et d’humanisme au-delà des fausses catégorisations clivantes. Vous prônez une approche adoubée d’un cœur ouvert, frissonnant, pour toutes les victimes de ces horreurs passées et présentes. Vous êtes à l’écoute de l’humain dans votre combat qui s’étend à tous et toutes dans nos creusets de vie, que ce soit au bassin caribéen ou en Métropole.

Permettez-moi de citer un extrait de votre discours de clôture des Ateliers de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, le 25 novembre 2018 :

« Je parle du monde. Je parle de toutes les sociétés humaines, les sociétés européennes, les sociétés américaines, sud et nord, les sociétés caribéennes, les sociétés africaines, les sociétés asiatiques aussi, parce que, dans ce grand maelström, vous savez que l’Asie a été prise par les engagés, les coolies, et que dans nos pays, dans nos sociétés, dans nos terres, se retrouve le nectar de ce tout que les femmes et les hommes du monde ont inventé, ont créé, que ce soit les langues, que ce soit les religions syncrétiques, que ce soit la gastronomie, que ce soit les danses, que ce soit les chants, que ce soit les explications de l’univers, que ce soit la connaissance des plantes, que ce soit les méthodes de guérison, que ce soit les techniques de pêche, de chasse, d’agriculture. C’est là, dans ces rencontres, de langues, de vocabulaires, de structures, dans ces rencontres de croyances, dans ces rencontres de « Comment mange-t-on ? Qu’est-ce qu’on aime manger ? Qu’est-ce qu’on ajoute au plaisir du palais ? » Ah les délices de l’odorat… c’est là que tout cela a été inventé, c’est dans ces lieux-là. Y a-t-il plus humain que cela ? Est-il possible d’être plus humain que cela ? Voilà nos victoires ! Elles sont immortelles, elles sont éternelles » (1).

Christiane Taubira

La reconnaissance du continuateur du travail muselé après l’esclavage reste encore ignorée du grand public

Les engagés venaient en grande partie de l’Asie. Il y eut aussi des engagés européens, mélanésiens et africains. C’est une histoire globale, transocéanique qui relie ces êtres courbés sur le sol par les empires avides de sucre, de coton, d’hévéa, de cacao. Seulement, il fallait des petites mains pour les produire. Et à petit coût…

Sur le socle de dignité que vous avez établi dans votre parcours de combattante, vous avec inspiré cette loi déclarant l’esclavage comme crime contre l’humanité. Je sais que vous avez à cœur d’étendre cette reconnaissance à toutes les douleurs des humanités. Aussi, je vous saurai gré de considérer ma requête : sortir l’engagé, le coolie des marges, de l’invisibilité de cette histoire d’exploitation humaine au niveau national. C’est le sens de notre démarche aussi auprès de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. Si la dignité de l’esclave a enfin émergé par la loi 2001, c’est une victoire pour nous toutes et tous. Une avancée formidable pour tout humain ayant un cœur « d’un poids respectable ».

Cependant, même si l’engagisme a eu son lieu de mémoire en 2006, quand l’UNESCO a classé l’Aapravasi Ghat au Patrimoine Mondial de l’Humanité, la reconnaissance du continuateur du travail muselé après l’esclavage reste encore ignorée du grand public, en Métropole et ailleurs. Même avec un contrat de travail, l’engagé est souvent oublié. Il est encore pris dans ce « maelström » d’indifférence ou d’oubli coupable.

On peut imaginer que sa mémoire navigue dans l’œil du cyclone, où le silence est assourdissant.

On ne le voit, on ne le mentionne guère dans les commémorations relatives aux abolitions des traites et de l’esclavage. C’est comme si, dans une amnésie collective bien réglée, rien ne se passait après les abolitions. Pas l’ombre d’un coolie ou engagé… Ce fut le cas en Grande Bretagne, quand on célébra le bicentenaire de l’abolition de l’esclavage. Dans cette version surprenante des faits, l’histoire de l’exploitation humaine s’arrêterait totalement, sans mutations du capitalisme impérial pour développer ses productions au coût le plus bas.

C’est pourtant avec ces abolitions, globalement, que l’histoire des engagés (Coolie trade) débute aux Indes, en Chine, en Afrique, en Australie, en Océanie et en Europe. Presque jamais, ce fait n’est mentionné quand on commémore la fin des cruautés inhumaines de l’esclavage. Et cela constitue un oubli que la République doit réparer.

Vous êtes mieux placée que moi pour savoir que la fin de l’esclavage ne signifie pas la fin des systèmes iniques qui réduisent les humains à des catégories besogneuses proches de l’animalité.

Considérant ce fait, cet oubli que je combats depuis trois décennies, permettez-moi de vous solliciter pour que cet état de fait cesse. Que l’on puisse, dans un élan de fraternité, de solidarité historique et mémorielle, ne plus oublier que d’autres humanités ont souvent mis le pied dans les mêmes itinéraires des atrocités du passé, celles des traites et de l’esclavage.

 

À quoi servirait ma douleur si elle ne m’aide pas à comprendre celle de l’autre ?

Oui, Madame Taubira, ce que je sollicite humblement de vous, qui avez inspiré la loi déclarant l’esclavage « crime contre l’humanité », c’est de considérer ces crimes d’exploitation de la main-d’œuvre comme des crimes contre toutes les humanités. Et de leur donner une considération qui les sort des limbes de l’Histoire.

Oui, il est important de relier esclavage et engagisme, même si ces deux systèmes ont leurs spécificités. Car ils relèvent d’une attaque contre la dignité humaine. Ils dévalorisent et avilissent l’humain au nom d’une hiérarchie raciale, sociologique, culturelle et économique.

Dans le passé, on a opposé le commerce des esclaves et celui des engagés, pour plusieurs mauvaises raisons. Or, personne ne peut ignorer les souffrances et ressemblances structurelles de ces deux pages d’Histoire. Nous devons réconcilier ces mémoires et histoires, pour faire avancer ce combat que vous avez engagé.

En effet, pour citer Malraux, à quoi servirait ma douleur si elle ne m’aide pas à comprendre celle de l’autre ?
Cela, vous l’avez compris, Madame Taubira, bien avant moi. Il ne fait aucun doute, vous avez saisi le but de ma requête. Il n’est pas d’opposer les souffrances, les histoires et les mémoires. Mais de les articuler de façon systémique et dans une approche constructive.

De les relier, de les rendre complémentaires et solidaires. Afin d’envisager un avenir plus apaisé dans une volonté d’histoires et de mémoires partagées.
C’est ce que nous avons fait dans nos écrits depuis une trentaine d’années, tissant les imaginaires et les histoires de l’esclavage et de l’engagisme. Nous l’avons dit de multiples fois, dans un travail de mémoire transdisciplinaire : celles-ci sont les résultantes d’une même vision inique du monde, considérant l’humain comme une bête de somme.

Cette approche inclusive nous a permis de poser les bases de la première méthodologie articulant esclavage et engagisme dans une pensée de l’Humanisme du Divers.

Mon plaidoyer vise donc à conjoindre ces deux pages d’Histoire maintenues séparées, voire, hermétiques. Et cela, à l’opposé d’une démarche scientifique et humaine avérée. Ce fait ne nous agrandit pas.

Dans votre discours cité plus tôt, vous disiez ceci, en parlant, justement, du « système esclavagiste » :

« Oui il y a un courage considérable à dire que toutes ces personnes ont été victimes, mais pas victime point à la ligne ! Victime d’un système d’État, victime d’une coalition de puissances monarchiques qui ont mis en œuvre tous leurs savoirs, tous leurs moyens, toutes leurs techniques de l’époque, toutes leurs relations diplomatiques, toutes leurs ambitions, tous leurs intérêts pour écraser des personnes en individualité, non pas des armées face à eux, mais des personnes en individualité et des personnes prises par traitrise, des personnes délibérément détruites, y compris pour l’exemple. (…)  Oui vous pouvez dédaigner l’humanité que nous portons en nous, mais c’est nous qui allons vous sauver, parce qu’en faisant résistance, parce qu’en montrant que cette humanité est invincible et indestructible, nous vous sauvons, vous, de votre inhumanité » (2).

Christiane Taubira

Le silence, l’invisibilité sont d’autres fouets symboliques qui marquent des vies, des psychismes, de façon indélébile, longtemps après les abolitions. Il faut vaincre à tout prix ce silence, car il est source de marginalisation et de mal être au présent.

Pas plus tard qu’hier, nous avons mis en relation les deux sites de mémoire classés au Patrimoine Mondial par l’UNESCO, lors de la Journée Africaine du Patrimoine Mondial, célébrée à l’île Maurice. Celui-ci est le seul pays au monde abritant deux sites amenés à se parler et non plus à se regarder en chiens de faïence. Je fais référence à l’Aapravasi Ghat, site pour l’engagisme et le paysage culturel du Morne, pour sa résistance contre l’esclavage (3).

A l’orée du « Chaos-opéra » imaginé par Sylvie Glissant et Greg Germain le 10 mai prochain, que l’on vous dédie justement, je vous saurai gré d’ouvrir nos histoires et mémoires à un partage salutaire pour agrandir nos humanités et enrichir notre capacité de compréhension dans un monde de plus en plus fragilisé. La pandémie actuelle nous inspire, encore plus que jamais, de nouvelles solidarités, réelles et symboliques.

Puisqu’un mélange poétique vous est dédié à ce « Chaos-opéra », permettez-moi de prolonger ma lettre ouverte en poème.

Cela, pour vous remercier de ce combat qui nous délivre toutes et tous, en de multiples façons. Et qui est encore à rappeler à toutes les aubes du monde. Je cite à nouveau, en tant que sémiologue et poète, vos mots enthousiasmants pour nos héritages riches et multiples : « Y a-t-il plus humain que cela ? Est-il possible d’être plus humain que cela ? Voilà nos victoires ! »

Poème pour Christiane Taubira

 

Je pose, d’abord, en épigraphe ces mots que vous avez écrits dans L’Esclavage expliqué à ma fille : « J’aime les Nègres marrons, mais aussi tous les insurgés, rebelles, mutins, résistants et abolitionnistes de toutes les époques et de toutes les causes ».

Main levée, pied avancé.
Ombre fouettée, âme déliée.

AHAN
L’horizon prendra un pli,

Portera nos ultimes cris.
Corps redressé, main levée.
Esclave trépassé, caye d’engagé.

AHAN

Ton marronnage ouvrira la pluie

Au cordeau d’interminables corvées.

Où vivra le tatouage des méprisés ?
Dans quelle mémoire sera-t-il noyé ?

AHAN

Esclave trépassé, caye d’engagé.

Peur partagée, oublis effacés…

AHAN
C’est au grand poème de la vie

Que la liberté se partage et s’écrit.

Aha
En ta parole, l’enfant me dit :

« Aucune âme ne sera égarée,

Puisque l’édit du mépris

Sera repris, broyé, effacé ».

Madame Taubira, merci pour nos générations qui vaincront les amnésies,

en partageant toutes les mémoires de la grande famille humaine …

 

Khal Torabully

 

Notes :

(1) et (2) : https://memoire-esclavage.org/message-de-christiane-taubira

(3) Veuillez trouver le lien du texte ici : http://www.potomitan.info/torabully/aapravasi_2021.php?fbclid=IwAR2KOqf8FUBKMGDdlOJSHeXZwZBRJZ23HEYdCDp3XscJ-759VqnfJiP6-wg

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