Jessi Americain, 27 ans, s’empare de l’histoire française des Nègres marrons et de leurs descendants dans son premier roman, Nègre marron. Itinéraire d’un enfant du ghetto. Son personnage principal grandit à Saint-Laurent-du-Maroni, dans une famille boni, du nom d’un guerrier marron qui a fui les plantations hollandaises du Surinam au XVIIIe siècle. De son quartier populaire guyanais, à Sciences Po Paris puis en Colombie, il se construit en se réappropriant son histoire de résistance marronne. Jessi, dont la trajectoire recoupe, enpartie, celle du protagoniste de son roman, nous parle de la nécessité d’écrire et de transmettre l’histoire des Marrons mais aussi celle de la Guyane, espace d’interculturalité foisonnant, cantonné à la périphérie si ce n’est à l’impensé dans l’imaginaire national. Une voix essentielle au monde actuel.
Afriscope : Comment est né ce roman, Nègre marron. Itinéraire d’un enfant du ghetto(Ibis Rouge)?
Jessi Americain : Je savais que j’allais écrire un livre mais je ne savais pas exactement quand. À la fin de l’année 2014, à Paris, j’ai commencé à noter sur mon téléphone portable des idées, et progressivement je me suis retrouvé avec le début d’une histoire, une fin et différents sujets. J’ai finalement décidé de me lancer dans l’écriture du roman en mars 2015. Je souhaitais, à travers le parcours d’un jeune Bushinengue, aborder des sujets de fond comme l’éducation en Guyane ou l’interculturalité. C’est une histoire authentique, avec un regard qui vient de l’intérieur.
Antoine, le personnage principal, est descendant de Koomanti Kodjo, guerrier à la tête d’un groupe de Marrons boni au XVIIIe siècle. Il est né à Soholang (Saint-Laurent-du Maroni en langue bushinenguetongo) et est parti vivre à Paris pour faire Sciences Po, comme vous. Dans quelle mesure ce roman est-il inspiré de votre propre histoire ?
Ce livre est un roman. Mêlé à beaucoup de fiction, il raconte en partie mon parcours personnel. Et à travers les histoires de mes personnages, parfois, ce sont presque des reportages. Je traite de vrais sujets sociaux et politiques qui touchent la Guyane : l’augmentation de la population, surtout à Saint-Laurent-du-Maroni, et le chômage qui concerne plus de 50% de nos jeunes. Il n’y a pas assez d’infrastructures, il manque de place dans les lycées, l’éducation est complètement déconnectée de la réalité guyanaise (1). J’essaie aussi d’approfondir des sujets que les médias n’ont pas le temps d’analyser, comme par exemple le cheminement et les raisons qui amènent certains jeunes Guyanais à s’orienter vers le trafic de drogue. Notre jeunesse a très peu d’opportunités parce que le cadre n’y est pas. Chacun doit être acteur de son destin, mais nos dirigeants politiques ont aussi leur part de responsabilité, puisque ça fait plusieurs décennies qu’ils n’ont pas de solutions sérieuses face à nos difficultés. Et de Sciences Po Paris, je critique implicitement, dans ce livre, la pensée stéréotypée à la fois des étudiants mais aussi des enseignants. Ils ont des avis totalement conformes à la pensée dominante véhiculée par les grands médias et par les partis politiques du moment. Ils ne se questionnent pas assez, ne remettent pas assez en question les points de vue confortant le système économique et politique en place. Tous ne sont pas formatés, mais presque. Votre héros puise dans son environnement familial marron, une histoire de résistance, la force pour avancer malgré les difficultés sociales et économiques du « ghetto » (2) où il vit. La culture bushinenge y est alors largement décrite, avec la grand-mère sabiuman, le lieu de vie le langa (cabane traditionnelle), la cuisine, les arts, etc.
Comment avez-vous appris, où vous êtes-vous réapproprié cette culture ?
J’ai appris et je continue d’apprendre l’histoire des Bushinengue à travers les écrits des chercheurs comme Jean Moomou, Richard et Sally Price, Clémence Leobal et d’autres. Et surtout grâce aux Anciens que j’ai côtoyés et que je côtoie encore. J’ai la chance, en tant que membre du groupe et en tant qu’ancien étudiant en sciences sociales, de pouvoir confronter directement les travaux des historiens aux sources orales et à ma réalité quotidienne. J’ai aussi la chance d’avoir une famille ancrée dans la culture bushinengue, et donc constamment en lien avec le passé. À travers par exemple la religion traditionnelle bushinengue, qui donne littéralement vie au passé, à travers la gastronomie ou encore les musiques. L’histoire, le passé en général, est extrêmement présent et dicte quotidiennement nos actions. Chez nous les Ancêtres parlent et les esprits dansent. Cette histoire est retranscrite grâce à notre héritage de Marron.
Justement quelle est la place des Marrons dans la société guyanaise ?
Aujourd’hui on assiste à un réagencement des rapports entre les différents groupes qui composent le peuple guyanais. Notamment depuis les années 1970, sous l’impulsion des mouvements indépendantistes, qui vont intégrer, dans leurs discours, les nations amérindiennes et les Bushinengue au peuple guyanais. Pour des raisons historiques, pendant très longtemps, les Marrons ont été marginalisés de la sphère politique guyanaise. Aujourd’hui c’est le groupe socio-culturel dont la croissance démographique est la plus rapide de tout le plateau des Guyanes. Certains chercheurs, tel que Richard Price, imaginent raisonnablement que dans quelques années les descendants de Marrons formeront le premier groupe socio-culturel de la Guyane.
Le marronnage concerne toutes les Amériques.
L’histoire du marronnage dans les Amériques en général est une histoire assez méconnue. En France, pendant de nombreuses années, l’histoire de l’esclavage a été abordée sous le prisme d’une République qui a libéré les Noirs, avec l’importance de figures comme Victor Schoelcher ; ce n’est que récemment que l’on a commencé à parler de résistance et d’auto-libération. Soulignons ici le rôle des chercheurs qui travaillent sur cette grande histoire de lutte, une histoire qui a donné naissance à des peuples comme les Palenques en Colombie, les Quilombos du Brésil, les Aripaeños au Venezuela ou encore les Bushinengue. Je parle de cette histoire dans mon livre, de la culture bushinengue, des savoirs traditionnels. D’ailleurs, pour ouvrir une parenthèse liée à l’actualité, nous sommes en plein débat sur le brevet déposé par l’Institut de Recherche et de Développement sur le couachi [ndlr : plante locale aux vertus antipaludéennes], j’ai l’impression que nos politiques découvrent qu’il y a des communautés traditionnelles en Guyane avec des savoirs développés depuis des siècles. Toujours les mêmes gesticulations politiciennes. Aucun vrai changement dans le fond. Mais bon, fermons la parenthèse.
Comme votre personnage principal, vous avez voyagé en Amérique latine. D’où vient cet intérêt ?
Je m’intéresse à l’Amérique du sud depuis tout jeune. D’abord au collège, avec l’arrivée des cours d’espagnol, j’ai eu le déclic. D’années en années j’ai découvert la musique, la littérature puis au lycée j’ai pris en option l’espagnol et j’ai commencé à aborder des questions plus profondes liées à l’Amérique du sud, c’est à dire les problèmes d’immigrations latino-américaines, le conflit interne en Colombie, la culture, les musiques traditionnelles. Et j’ai poursuivi en arrivant à Science Po Paris. Puis je suis parti étudier en Colombie. Dans mon livre, j’aborde les réalités des barrios(les quartiers populaires) de Bogota, de Medellin, de Cali ainsi que la question des Afro-Colombiens.
Qu’y avez-vous trouvé ?
Quelqu’un d’autre m’a posé la même question en bushinenguetongo : « Qu’est-ce que t’es parti chercher là-bas ? » Je lui ai répondu : « Je suis parti chercher un regard différent sur certaines choses, une autre vision du monde, d’autres points de vue, qui vont m’enrichir, intellectuellement et spirituellement« . Ce qui m’intéresse c’est d’apprendre.
Dans votre roman le vieux personnage de Papa Medayo s’exclame : « Quand j’observe les jeunes d’aujourd’hui, j’ai vraiment honte. Ils ne ressemblent à rien du tout. Voilà ce qui se passe quand on oublie qui on est pour imiter autrui. On devient le néant« . Est-ce que l’histoire des Marrons se transmet aujourd’hui ?
Elle se fait toujours mais de moins en moins. Cela est dû à la crise intergénérationnelle existante entre les Anciens et la génération actuelle, de plus en plus urbaine et intégrée à la mondialisation via les médias et les réseaux sociaux. Ce problème n’est pas propre aux Bushinengue, il concerne aussi des sociétés dites traditionnelles en Asie, en Afrique et chez nous avec les Nations amérindiennes de Guyane. De nos jours, on observe des personnes qui ne savent plus qui elles sont, les aliénations sont multiples. J’ai vu des Bushinengue ne pas connaître leur langue, leur culture. Cela peut être violent parfois, d’être parmi ses cousins, ses tantes et penser que l’on est un Autre et par conséquent pas à sa place.
Vous évoquez également la cohabitation entre les différentes populations qui font la Guyane aujourd’hui, des Créoles, des Haïtiens, des Brésiliens, des Amérindiens, des Marrons etc. Comment s’y vit l’interculturalité ?
Nous vivons dans un pays où certains préjugés hérités du passé sont encore présents. Nous vivons dans un pays où l’on ne se connait pas assez, où les rapports entre les différents groupes qui habitent notre territoire doivent être plus équilibrés et plus positifs. Mon livre nous interroge sur ce que nous sommes et sur les relations que nous entretenons dans notre belle et éternelle Guyane. Mais nous allons dans le bon sens, tout doucement. Je vois une jeunesse qui rêve, ancrée au territoire et ouverte sur le monde, qui a envie de vrais changements.
C’est à cette jeunesse que vous adressez votre livre en préface.
J’adresse mon livre à toute la jeunesse de Guyane, un message de confiance et d’espoir qui refuse le fatalisme et la passivité. Parce que c’est nous qui allons changer les choses. Dans l’histoire de l’humanité, le changement est venu des hommes et des femmes qui se sont battus. C’est l’histoire des Marrons, des Bushinengue. C’est aussi le point commun entre tous mes personnages, ce sont des gens qui ont décidé de prendre leurs destins en main et de lutter pour aller de l’avant. Parfois ça se termine bien, parfois mal, c’est la réalité de la vie. Mais c’est un livre extrêmement positif.
(1) EXTRAIT DU ROMAN NÈGRE MARRON. ITINÉRAIRE D’UN ENFANT DU GHETTO : L’ENSEIGNEMENT EN GUYANE NE PRENAIT QUE TRÈS RAREMENT EN COMPTE LA RÉALITÉ GUYANAISE. MÊME L’ÉVOCATION D’UNE QUELCONQUE VILLE GUYANAISE PARAISSAIT LOINTAINE ET EXOTIQUE POUR LES JEUNES. CERTAINS ÉTAIENT CAPABLES DE SITUER SUR UNE CARTE DE LA FRANCE DES VILLES COMME METZ, PERPIGNAN, REIMS OU GRENOBLE MAIS DEMEURAIENT INCAPABLES DE MONTRER DU DOIGT APATOU OU IRACOUBO SUR UNE CARTE DE LA GUYANE .
(2) EVOQUANT SON TERRITOIRE EN PÉRIPHÉRIE DE SAINT LAURENT DU MARONI, LE PERSONNAGE PRINCIPAL DE NÈGRE MARRON. ITINÉRAIRE D’UN ENFANT DU GHETTO, DÉFINIT LE GHETTO AINSI : TOUT CE SECTEUR C’ÉTAIT LE GHETTO D’ANTOINE, COMME ILS DISAIENT AVEC CES COUSINS, PUISQUE DE NOMBREUX JEUNES DU QUARTIER ÉTAIENT DÉJÀ INFLUENCÉS PAR LEQuelques repères
– Marron : terme désignant les esclaves fugitifs, vient de l’espagnol « cimarron » utilisé à la base pour qualifi er les animaux retournés à la vie sauvage. Terme revalorisé par les écrivains et artistes des Caraïdes pour parler des résistances des esclaves.
– Bushinengue : Terme générique désignant l’ensemble des descendants de « nègres marrons » établis au Surinam et en Guyane : les Aluku, les Ndyuka, les Paramaka, les Matawaï, les Kwinti, les Saramaca. Entre la fi n du XVIIe et le début
du XVIIIe siècles, leurs ancêtres ont fui les plantations hollandaises.
Des lectures
– Saint-Laurent-du-Maroni, Une porte sur le fl euve, de Clémence Leobal (Ibis Rouge, 2013)
– Le monde des marrons du Maroni en Guyane, 1772-1860, la naissance d’un peuple: les Boni (Ibis Rouge, 2004), Les
marrons Boni de Guyane, lutte et survie en logique coloniale, 1712-1880 (Ibis rouge, 2013) de Jean Moomou
– Les Marrons de Richard et Sally Price (Vents d’ailleurs, 2003)
Retrouvez plusieurs dossiers consacrés au marronnage sur Africultures.com///Article N° : 13605