L’Île Maurice : une terre d’édition méconnue

Print Friendly, PDF & Email

Le dixième anniversaire du National Library Act, créant la Bibliothèque Nationale de Maurice et du dépôt légal est l’occasion de faire un état des lieux de l’édition mauricienne et de son évolution durant cette période.

L’Île Maurice possède une grande tradition du livre. Le premier roman publié dans l’hémisphère sud le fut à Maurice (à l’époque Île de France) en 1803 : Sidner ou les dangers de l’imagination de Barthélemy Huet de Froberville. Cette originalité s’explique par une tradition déjà ancienne de l’imprimerie avec l’introduction de celle-ci à Port Louis en 1768, à l’initiative de l’intendant Pierre Poivre. Puis, tout au long du 19ème siècle, on doit à l’imprimerie du cernéen la publication d’un certain nombre d’ouvrages. La fondation en 1915 par le mécène Thomy Esclapon de la General Printing and Stationery, et d’un prix de l’édition, permet durant l’entre-deux-guerres, la publication de 120 auteurs dont beaucoup de grands noms de la littérature mauricienne. En parallèle, dès le début du XIXème siècle, l’Île Maurice disposait de librairies – cabinets de lecture où l’on pouvait trouver des ouvrages en provenance d’Europe. Cette tradition de l’écrit subsiste puisque les ouvrages mauriciens sont souvent d’une qualité esthétique et plastique remarquable.
Le recensement des ouvrages produits à Maurice, toutes disciplines confondues, donne le chiffre de 1747 productions entre 1996 et 2005, hors réédition et réimpression. Le nombre d’ouvrages édités a été multiplié par 6 en 10 ans : de 56 livres en 1996, la production interne est passée à 123 livres en 1999, à 227 livres en 2003 puis à près de 400 en 2005 (1). L’édition mauricienne indépendante est plus prolifique que la coloniale. En effet, Auguste Toussaint (2) recensait 1630 livres publiés entre 1811 et 1953, se divisant entre 807 ouvrages de 1811 à 1900 et 823 entre 1901 et 1953 (3).
En comparaison, La Réunion, pour la même période, a édité 1109 ouvrages avec un très fort soutien public à l’édition, mais sans l’apport des ouvrages scolaires (4) et Mayotte ne dépasse pas les dix titres annuels. Aux Seychelles, pays de 83 000 habitants, 24 ouvrages ont été publiés en 2004. Sur le continent, le Congo – Brazzaville comptabilise 1 600 titres entre 1962 et 1994. La RDC, fortement peuplée, comptabilise plus de 11 000 ouvrages parus entre 1960 et 2004, et le Maroc édite, annuellement, une moyenne de 1 000 titres.
L’édition mauricienne se caractérise donc par un fourmillement éditorial étonnant pour sa taille et sa population, malheureusement peu visible à l’extérieur. A l’image du pays, en pleine évolution, elle est passée d’une production encadrée et limitée d’une colonie britannique de langue française à une édition multilingue, pluriculturelle, ouverte sur le monde et décomplexée, phénomène unique dans les pays francophones du sud. Elle est aussi, malheureusement, en butte aux réalités socio-économiques d’un petit pays isolé où une partie de la population vit encore dans des conditions très difficiles, où l’Etat n’a pas une grande tradition de soutien à la création et où les éditeurs et auteurs ne peuvent souvent compter que sur eux-mêmes.
La vitalité de la production du livre
Cette explosion éditoriale s’explique par la multiplication des maisons d’édition, l’explosion du nombre d’auteurs et l’intérêt de toutes les communautés pour le fait littéraire.
Les opérateurs du livre
Parmi les ouvrages édités par des maisons d’édition, 60,1 % l’ont été par des privés, 27,4 % par des institutions gouvernementales et parapubliques et 12,4 % par des institutions religieuses.
Pendant très longtemps, Maurice n’a compté aucune maison d’édition privée, Jean Georges Prosper écrivait en 1976, « depuis 1803 jusqu’à nos jours, les ouvrages littéraires publiés à l’Île Maurice ne le furent, sauf exception, qu’à compte d’auteur et par des imprimeries. Il n’a jamais existé de maison d’édition à l’Île Maurice. (5) ». Auguste Toussaint précisait « From 1811 to the present day some 80 book-producing establishments were active in Mauritius. (6) » Tout changea en 1977 avec la création des Editions de l’Océan Indien (EOI). Désormais, l’association des éditeurs mauriciens regroupe officiellement sept membres (7). Les deux maisons d’édition les plus prolifiques et leaders sur le marché sont les EOI (229 titres) et les Editions Le printemps (73 titres) qui assurent leur propre diffusion dans le pays et à l’étranger. Ces deux maisons d’édition bénéficient du marché scolaire puisque plusieurs de leurs titres sont sur la liste recommandée par le Ministère de l’éducation (MIE). Derrière, suivent Vizavi (18 titres), Ledikasyon pu travayer (27 titres), Educational tools Editions (12 titres). A ceci se rajoutent les Editions de la tour, Bartholdi, Immedia, Alma et La maison des mécènes (ces deux derniers membres fondateurs de l’association des éditeurs). Du coté des organismes publics, les principaux sont le Mahatma Gandhi Institute (75 ouvrages publiés de 1975 à 2002 dont 27 titres pour la période concernée), le Ministère de l’Education (31 titres), le Mauritius College of air (10 titres), le Centre Nelson Mandela et le Centre Culturel islamique.
Les coéditions avec des éditeurs européens sont devenues rarissimes, au fil des années. Dans les années 70 et 80, les EOI, par exemple, avaient publié en coédition avec Nathan (4 titres) et des éditeurs britanniques (4 titres dont 2 avec Mac Millan). Par la suite, 4 titres furent édités en coédition avec ARS Terres créoles (La Réunion) entre 1992 et 1999. Depuis, les coéditions les plus récentes se font avec l’Inde, en particulier avec Dhingra book house donnant lieu, en 2005, à la série à succès Mes contes préférés (20 000 exemplaires vendus) qui reprend des contes traditionnels libres de droits comme Aladin, Le chat botté ou La belle et la bête. Une autre coédition avec Star publication pour des dictionnaires trilingues (8) (tirage moyen de 1000 exemplaires), s’est également très bien vendue. Les EOI comptent, toujours par le biais de la coédition, s’attaquer par la suite, au marché indien avec des produits en langue française.
Concernant les autres éditeurs, la dernière coédition en date concerne la collection Le caméléon vert, lancée en Afrique par Edicef en 1999, et qui avait concerné Vizavi (9).
En ce qui concerne les auteurs, on en compte, de 1996 à 2003, 788 pour 1076 ouvrages
dont 351 institutions (associations, ministères, firmes…) et 437 auteurs individuels, chiffre important pour un aussi petit pays où vivre de ces droits d’auteur est difficile… Il s’agit sans doute d’un record : Jean Georges Prosper comptabilisait des origines à 1993 « Deux cent vingt-cinq auteurs… Près de sept cents ouvrages littéraires » pour la seule littérature française il est vrai… (10) Le nombre d’ouvrages édités à compte d’auteurs constitue 20 à 25 % de l’ensemble des ouvrages, ce qui dénote également un changement important dans le paysage littéraire puisque, du fait de l’absence d’éditeurs, tous les ouvrages étaient publiés à compte d’auteur jusqu’en 1975.
Les lieux
A la différence de la Réunion où l’essentiel de l’édition est regroupé autour de l’agglomération de Saint Denis, Maurice est l’objet d’un véritable éparpillement éditorial avec 29 villes. La capitale, Port Louis, n’est d’ailleurs pas le lieu principal d’édition et ne représente que 28,3 % de l’ensemble des ouvrages (11). Beau Bassin – Rose Hill (siège des éditions de l’Océan indien) est la plus prolifique avec 38,1 %, suivi par Vacoa – Phoenix (siège des éditions Le printemps) avec 16 %.
L’île de Rodrigues, compte également une maison d’édition depuis 2002 : les éditions Payenké qui ont édité cinq ouvrages à ce jour (12).
Ce phénomène est assez nouveau puisqu’Auguste Toussaint précise dans son étude bibliographique de 1954 : « The place of printing is Port Louis. Very few printing presses were active in other towns and only 18 books bearing the imprints of printing establishments situated in the rural districts are recorded. »
Les domaines
Près de 22,8 % de l’ensemble de la production du pays relève de la littérature (contes, poésie, roman, théâtre, nouvelles), suivi par les ouvrages de sciences sociales (21,4 % du total). Les ouvrages de religion constituent le troisième pôle d’excellence avec 12,2 % des ouvrages déposés à la bibliothèque nationale, juste devant les ouvrages de langues et d’histoire-géographie qui viennent après avec 11,3 % chacune.
L’évolution au cours de ces cinq dernières années voit cependant une certaine érosion de l’importance quantitative de ces cinq disciplines puisqu’elles passent de plus de 80 % de la production entre 1996 et 2000 à moins de 69 % entre 2001 et 2005.
La littérature a vu son importance s’éroder progressivement, voyant sa représentation passer de 26 % du dépôt légal en 1996 à 18 % en 2005 et la reléguant après les sciences sociales. Les ouvrages traitant d’histoire géographie ont également connu une baisse importante, passant de 13 % de l’ensemble des titres produits à la fin des années 90 à 9 % lors des cinq années suivantes. Les ouvrages de langue et de sciences sociales restent stables.
L’augmentation la plus spectaculaire reste les ouvrages de science (physique, chimie, mathématique) et de science appliquée (médecine, agriculture, mécanique, bricolage) dont le nombre a été multiplié par 2 lors de ces cinq dernières années passant de 12 % de l’ensemble à plus de 20 %. Il s’agit d’une réelle nouveauté pour l’édition mauricienne autrefois très littéraire et religieuse.
Les éditeurs mauriciens commencent à éditer des documents numériques : Les aventures de Momo le dodo, premier Cd-rom mauricien pour enfants, Maurice 1900-2000, le temps d’un siècle de Talipot productions et la série des treize ouvrages Cd-rom de Dev Virahsawmy, Devsa, produite par la librairie Le cygne. A ceci se rajoute l’importante production multimédia pédagogique du Mauritius College of air.
Les langues
La majorité des ouvrages mauriciens sont écrits en anglais (50,6 % de l’ensemble), le français venant derrière (36,3 %). Cette situation du français est peu visible pour le grand public, car, les ouvrages littéraires et religieux sont à prédominance francophones : 48 % pour les premiers et plus de 60 % pour les seconds.
La domination de l’anglais s’explique par la présence d’ouvrages de science et de sciences sociales (droit, économie, etc.…) anglophones à une très large majorité (85 %) et par le fait que depuis 1979, Maurice produit ces propres livres scolaires, forcément anglophones.
Le français est donc passé d’une position monopolistique (13) à un statut de seconde place car de 1821 à 1953, sur 1630 ouvrages recensés par Toussaint, 1334 étaient écrits en français.
Cependant, les chiffres concernant les ouvrages en double version anglaise et française montrent que la première version est, à chaque fois, tirée à un nombre plus important que les livres en anglais : sur l’ensemble de la série à succès Tikoulou, le tirage en français est de 59050 contre 27850. Au pays du Dodo, en particulier, a été tiré à 19 000 exemplaires en français et 11 600 en anglais (14). Le tirage en français (3300) des quatre derniers tomes de la série, était même le double du tirage en anglais (1700) et les derniers retirages du mois de mai 2006 de Le trésor de Tikoulou (tome 2, sorti en 2000) et Mystère à la citadelle (Tome 3, sorti en 2001) n’ont concerné que la version française. Dix ans auparavant, L’île gourmande, premier titre édité par Vizavi en double version, était tirée à 1350 exemplaires en anglais contre 1250 exemplaires en français…
La langue créole occupe 3,7 % de l’ensemble de l’édition locale. Cette situation n’est pas nouvelle puisque les ouvrages en créole ne représentaient qu’à peine 1 % des ouvrages recensés par Auguste Toussaint, qui précisait d’ailleurs que « The books in creole are not the work of « creole » writers but actually of french writers…« .
De nos jours, la diffusion dans cette langue repose sur les épaules de quelques maisons d’édition militantes non subventionnées que sont Ledikasyon pu travayer (LPT), Federation pre school playgroups (FPSP), Bukié banané. De fait, toute baisse d’activité de ces maisons militantes entraîne une baisse sensible de la production écrite créolophone (15). Pourtant, on peut noter l’apparition depuis 30 ans d’une véritable édition en créole. De 1971 à 2001, 240 ouvrages en créole ont été publiés à Maurice, avec une moyenne numérique très stable de 8 par an, dans une production générale en forte hausse. Exception par rapport à l’ensemble (16), seuls 73 livres édités en créole ne concernent pas la littérature, avec une dominante du théâtre (52 ouvrages) et de la poésie (53 œuvres). Le plus grand succès reste le dictionnaire kreol – anglé, édité par LPT en 1984, q vendu à plus de 8 000 exemplaires.
Le tirage moyen est tombé de 2 500 exemplaires dans les années 90 à 1000 de nos jours, avec 30 à 40 % de vente la première année.
L’édition en langues orientales n’est, en apparence, pas très développée à Maurice. Auguste Toussaint soulignait déjà que « The actual number of books issued in hindi is probably larger than recorded here, since the law on the registration of books was ignored by oriental printers… (17) ». C’est toujours le cas de nos jours où la production du Hindi speaking union, du Urdu speaking Union ou du Tamil Cultural Center est très rarement déposée à la Bibliothèque Nationale. Les responsables du Hindi speaking Union estime à environ 200 livres publiés en hindi au cours des 30 dernières années.
En effet, l’impression en langues orientales est déjà ancienne à Maurice. Le premier recueil de poèmes en hindi Raspunj Kundalya paraît à Maurice en 1923, et dès 1843, Le Mauricien publiait des avis en tamoul.
Au cours de cette dernière décennie, le nombre d’ouvrages en langues orientales atteint 4,8 % de l’ensemble, ce qui représente à peine 80 ouvrages enregistrés avec une pointe en 2004 et 2005 où 42 titres furent édités. La langue orientale majoritaire reste l’hindi, loin devant l’urdu, le tamoul et le bhojpuri.
Plus d’une dizaine d’ouvrages religieux en langue urdu (utilisant l’écriture arabe) ont été édités à Maurice en 2004 et 2005, productions facilitées par la création du Mauritius Urdu Institute. Un seul ouvrage a été édité en chinois, malgré une presse présente depuis plusieurs décennies dans le pays. Enfin, très peu d’ouvrages ont été édités en télégou et marathi au cours des 10 dernières années. Cette production se concentre massivement dans deux domaines : le domaine confessionnel et scolaire où toutes ces langues sont enseignées.
Le nombre d’ouvrages multilingue, pour sa part, est assez faible au vu du riche contexte linguistique : à peine 4 % de l’ensemble, ce qui fait 69 ouvrages de 1996 à 2003. La tendance est plutôt d’éditer un même titre en plusieurs versions. Une exception notable reste les 13 ouvrages de la collection Maurice, véritable panorama de la littérature mauricienne, qui édite, en plusieurs langues, des textes de signatures prestigieuses devenues rares à Maurice (18). Quelques éditeurs, comme Vizavi, publient des ouvrages en version bilingue anglais – français (22 titres) comme Le dodo caché, Les jeux du dodo ou Album photo botanique avec à chaque fois un premier tirage moyen de 3 000 exemplaires, supérieur à la moyenne nationale. Les ouvrages multilingues concernent également les langues orientales (6 ouvrages), le créole (28 ouvrages) et quelques ouvrages quadrilingues (bhojpuri – anglais – français – créole), et trilingues (tamoul, anglais, français ou anglais, français et hindi).
Enfin, soulignons que les ouvrages anglais – créole sont numériquement plus importants que les ouvrages français – créole (13 publications contre 4), grâce aux publications du FPSP.
Malgré la domination des langues européennes, on peut donc constater l’apparition d’autres langues du pays, signe extrêmement positif dans un pays aussi communautarisé…
Un environnement hostile à son développement
Malheureusement, si Maurice produit des ouvrages de qualité, si son milieu littéraire est prestigieux (Carl de Souza, Edouard Maunick, Ananda Devi, Malcolm de Chazal…), il reste encore un pays en voie de développement faiblement peuplé, avec un taux d’analphabétisme important (plus de 15 %) et où éditer demeure une aventure périlleuse.
Un marché réduit et fragile
Le public intéressé par la lecture reste assez limité dans le pays. Une étude menée en 1997 estimait que 70 % des Mauriciens n’avaient lu aucun livre durant l’année écoulée, 7 % le font quotidiennement et 7 %, deux ou trois fois par semaine (19).
Le pouvoir d’achat reste limité, 73 % des acheteurs de livres dépensent moins de 5 000 roupies chaque année (20).
Concernant le marché du livre, il existe peu de chiffres fiables. L’étude de marché lancée par les EOI en 2005 estime les importations d’imprimés (presse, livres, calendrier…) à 300 millions de roupie par an, soit environ 8 millions d’Euros (dont 1,82 million depuis la France). C’est beaucoup moins que la Réunion qui a importé de Métropole pour 25,67 millions d’euros d’imprimés en 2003 (21). Les quelques données communiquées pour le marché interne du livre confirment ce chiffre : un article de Patrick Hilbert dans l’express (22), cite, pour 2004, 250 millions de roupies de chiffre d’affaires annuel pour l’ensemble des librairies du pays avec une domination assez nette de Le printemps (23) (100 millions de roupies de chiffre d’affaires) et des Editions de l’Océan Indien (70 millions pour 5 millions de bénéfice (24)) qui maîtrisent toute la chaîne du livre en étant à la fois éditeurs, diffuseurs et libraires.
Les ouvrages non scolaires sont imprimés en moyenne entre 500 et 2 000 exemplaires (25). Le marché, reste donc très étroit, même si, incontestablement, ces chiffres sont en hausse par rapport aux décennies précédentes (26). La diffusion se fait essentiellement par le biais des librairies, qui sont au nombre de 66 pour l’ensemble de la République (27) et des grandes surfaces commerciales. Les principales librairies sont Le trèfle, Le cygne, Allot, (rachetée par le groupe de diffusion CODIP), Bookcourt (qui a deux enseignes sur l’île), Le Printemps et les réseaux des 6 librairies Le bookstore des E.O.I. A l’exception de Allot, toutes ces librairies importent elles-même leurs ouvrages, ont leur propre site Internet, et ne dépendent pas de IPBD et CODIP, principaux diffuseurs implantés dans les hôtels et dans les autres librairies.
Un succès éditorial tourne autour de 6000 exemplaires vendus (28). Le best-seller mauricien reste Tikoulou, véritable phénomène de société avec plus de 65 000 ventes depuis 2006 pour les 9 titres de la série dont 30 000 pour le premier titre Au pays du dodo qui a vu ces 6 tirages successifs passer de 1 500 à 5000 copies en novembre 2005. Lors des deux salons du livre de jeunesse de La Réunion en 2005 et 2006, Vizavi a réussi à vendre 300 exemplaires de la série de Tikoulou. L’autre phénomène de librairie, Ombres et lumières des EOI, s’est vendu à 20 000 exemplaires en 5 ans. Dans le domaine du parascolaire pour les petits, les chiffres de Educational tools Edition, maison d’édition créée par Nazal Rosunally, tournent autour de 25 000 à 30 000 exemplaires vendus en plusieurs années pour chacun de ses titres, avec des pointes à 40 000 pour le livret musical Lapino lapini (édité en 1996) et pour le manuel Alpha bêta (édité en 1992) (29).
Les réimpressions ou rééditions représentent en moyenne 15 % du marché mauricien, principalement des ouvrages scolaires. Au printemps, par exemple, pour 75 titres scolaires, le nombre de rééditions et de réimpressions est de 166, alors que pour les 67 livres non scolaires, le nombre de réimpressions ou rééditions n’atteint que 94. Les exportations en dehors des frontières mauriciennes sont essentielles pour assurer la rentabilité des ventes. Les éditeurs mauriciens en sont conscients et font des efforts dans ce sens. Le printemps réalise 20 % de son chiffre d’affaires à l’exportation en particulier dans les pays anglophones ayant le même programme scolaire de Cambridge que Maurice. Les E.O.I en étaient, en 2005, hors coédition, à « 2 % de leur C.A pour l’exportation de manuels scolaires et de dictionnaires vers les Seychelles, le Zimbabwe et Madagascar (30) ». En parallèle, les Editions de l’Océan Indien n’hésitent pas à concourir lors d’appels internationaux dans la sous-région et à être présent dans les salons du livre d’Asie (31), comme en 2006, où les EOI ont remporté un contrat de 22 millions de roupies avec les Nations Unies pour la fourniture de manuels scolaires malgaches (32). Le marché français, y compris réunionnais, reste extrêmement difficile à pénétrer. Les éditions Vizavi, par exemple, n’ont vendu que 1500 albums dans les grandes surfaces de l’île voisine durant toute l’année 2005. Ceci est dû à une question de visibilité, de diffusion mais aussi de tirage puisqu’avec une moyenne de 2 000 exemplaires, exporter est difficile. Mise à part Vizavi, aucun éditeur mauricien n’est présent dans le catalogue Afrilivres, organisme qui facilite la diffusion des ouvrages du sud en direction du nord, ni n’est membre de l’Alliance des éditeurs indépendants, regroupement d’éditeurs du sud pratiquant un travail de lobbying en direction des marchés européens. Pourtant selon le Syndicat National de l’Edition (France), Maurice, avec 305 000 € en 2003 est le 5ème pays francophone exportateur de livres vers la France (33).
En interne, la vente des livres importés, dopée par l’absence de droits de douane, représente 55 % du chiffre d’affaires des librairies mauriciennes (34) et concurrence fortement les ouvrages édités localement. C’est en particulier le cas des ouvrages anglophones (remises de 70 % en moyenne du fait de leur tirage et leur origine, Inde, Singapour…) (35).
Il est difficile d’évaluer en pourcentage le nombre de touristes achetant des livres mauriciens dans les librairies de l’île. Le marché des boutiques d’hôtel est alimenté par les deux principaux fournisseurs de l’île que sont IPBD et CODIP. Les ventes sont assez faibles, la boutique du Sands, par exemple, admet une dizaine de ventes mensuelles. Néanmoins, malgré des prix généralement identiques aux autres librairies, le circuit touristique assure le succès de maisons d’édition comme Vizavi qui lui attribue 70 % de son C.A. Les EOI, absentes durant longtemps de ce circuit, ne réalisent, pour leur part, que 5 % de leurs ventes dans ce secteur et se consacrent beaucoup plus au marché scolaire (36). Depuis 1979, en effet, Maurice édite ses propres livres scolaires, situation assez rare dans les pays francophones du sud (37). Au niveau des écoles primaires du système public, du standard I au standard VI, 74 manuels, représentant chacun une discipline, ont été fixés. Chaque ouvrage est régulièrement réécrit tous les 8 à 10 ans. Depuis 2000, l’ensemble des ouvrages est réimprimé tous les ans sur appel d’offres, représentant un tirage total de 23 000 copies pour les Core subject (Français, Anglais, Sciences, Mathématiques) et un marché annuel d’environ 100 millions de roupies.
Dans le secondaire, une liste est dressée chaque année par le Ministère de l’Education (MIE), avec des ouvrages recommandés aux écoles et familles de faire leur choix. Le contenu de cette liste fait évidemment l’objet d’âpres négociations puisqu’elle fait bondir les tirages de ces ouvrages à 5 000 exemplaires en moyenne.
Ce marché, auquel se rajoute celui du parascolaire, est extrêmement important car ils représentent un potentiel de vente important pour les éditeurs. Les deux plus gros éditeurs mauriciens que sont les Editions de l’Océan Indien et Le printemps réalisent d’ailleurs l’essentiel de leur chiffre d’affaires édition dans le marché scolaire : 95 % pour le premier, 70 % pour le second. Cependant, la période de ce marché est très courte : environ trois mois qui représente 60 % du chiffre d’affaires de l’ensemble des librairies du pays. L’Express cite en exemple la librairie Bonanza qui, durant cette période cruciale, fait 1 million de roupies de chiffres d’affaires contre 40 000 à 60 000 Rs. mensuels le reste de l’année (38). Les livres scolaires occupent une grande partie du catalogue de ces maisons d’édition : au printemps, 120 ouvrages sur 165 sont des ouvrages scolaires et Les nouveautés de l’année 2006 vont dans le même sens : 16 nouveautés sur 23 de l’année 2006 sont de la littérature scolaire.
De fait, les maisons d’édition non scolaires rencontrent des problèmes récurrents (39) : Bartholdi est moribonde, La maison des mécènes a publié deux titres en 10 ans, Alma n’édite plus rien.
L’intervention des pouvoirs publics
La politique mauricienne en matière de soutien à la lecture et au livre constituerait un modèle pour bien des pays du sud : absence de droits de douane à l’importation, achats publics réguliers d’ouvrages locaux, généralisation des bibliothèques scolaires, création en 2007 d’un conseil national du livre et de la lecture …. Cependant, le soutien à l’édition locale reste fragmentaire, peu important et manque de visibilité aux yeux de l’opinion publique.
L’absence de TVA sur le livre, en vigueur depuis 1985, constitue une première mesure d’aide publique indirecte à la diffusion du livre. De ce fait, Maurice respecte scrupuleusement les accords de Florence (40) et le protocole additionnel de Nairobi qui stipulent qu’aucune mesure fiscale ne doit nuire à la libre circulation du livre dans les pays signataires. Une TVA de 15 % est cependant toujours en vigueur sur l’importation de papier, de carton (pour les couvertures) et de machines à imprimer ce qui pénalise légèrement l’édition locale.
Le Ministère de la Culture dispose d’un fonds d’aide à la création éditoriale qui, à raison de 15 000 Roupies par ouvrage, a aidé 68 œuvres depuis deux ans. Cependant, les conditions sont assez draconiennes (les revenus des demandeurs ne peuvent excéder les 15 000 roupies) et les documents demandés sont assez stricts (certificat de mariage et de naissance de l’épouse du demandeur) (41).
Créé en 2003, le President fund for creative writing in english a aidé 7 auteurs anglophones à publier en leur allouant une somme pouvant aller jusqu’à 80 % des frais d’impression.
Certaines municipalités organisent des concours littéraires comme le prix Jean Fanchette, qui prévoit un fonds d’aide à la publication.
Enfin, des organismes paraétatiques comme Air Mauritius ou Mauritius télécom soutiennent de temps à autre des ouvrages locaux, la Collection Maurice, en est un exemple.
D’autres aides existent dans le pays par le biais de la coopération française, l’Organisation Internationale de la Francophonie (42) ou la Commission de l’Océan Indien (43).
En écrivant, éditant et imprimant, dans une certaine indifférence, avec, parfois, beaucoup de talents, les acteurs actuels de la chaîne du livre mauricien sont les dignes successeurs de leurs aînés. Par leur activité et leur travail, ils sont également l’âme de ce pays multiculturel. Par eux, l’Île Maurice diffuse un message original à donner au monde, message qui aurait « une autre fin que d’héberger des congressistes sucriers, de produire 600 000 tonnes de sucre ou simplement d’être l’île du dodo empaillé (44) », celui d’être un formidable laboratoire anthropologique, modèle pour le reste de la planète.

1. Avec la structuration du dépôt légal, les ouvrages recensés ont probablement augmenté mécaniquement.
2. Bibliography of Mauritius (1502-1954), Toussaint, Auguste et Adolphe, H., Esclapon Limited, Port Louis, Mauritius. Cependant, comme le rappellent les auteurs, cette bibliographie est sujette à oubli et erreur.
3. Données signalées à titre indicatif : moins peuplée, sans éditeurs, en proie à une censure fortement dissuasive jusqu’en 1832, Maurice ne produisait pas non plus ses propres manuels scolaires.
4. La totalité des manuels scolaires utilisés par les écoles réunionnaises vient de métropole.
5. Histoire de la littérature mauricienne de langue française. Jean Georges Prosper, 1994 (2ème éd.), E.O.I.
6. Bibliography of Mauritius (1502-1954), Op. cit. p.4.
7. Editions de l’Océan Indien, Educational tools, Vizavi, Federation of pre school, Graphic press, Ledikasyon pu travayer, L’île aux images. Les Editions Le printemps n’en font plus parti depuis 2005. Cf. l’express « L’association des éditeurs voit large », 13 novembre 2006 sur http://www.lexpress.mu/display_archived_news.php?news_id=75881
8. Cf. Restructuration des Editions de l’OI in Le Mauricien, 07/06/06.
9. Audrey Raveglia, Le caméléon vert ou l’ambiguïté d’une coopération nord/sud, Africultures, N°57.
10. Histoire de la littérature mauricienne de langue française, Op. Cit.
11. A noter que 13 % des ouvrages édités à Maurice ne comportent aucun lieu d’édition.
12. Successivement : Les délices de Rodrigues (2002), Guides de Rodrigues (2003), Rodrigues, le petit livre (2004), Guides de Rodrigues touristique (2005) et Guide de l’hébergement (2006). Au sujet des premiers essais littéraires à Rodrigues, cf. Rodrigues, l’île désirée, Centre de recherche india – océanique, 1985, Saint Leu (Réunion).
13. Monopole plus fort de 1811 à 1900 (689 français, 107 anglais) que de 1901 à 1953 (645 français, 169 anglais)
14. Ce titre a également fait l’objet d’une version allemande (2900 ex.) et italienne (1000 ex.), expérience renouvelée en allemand pour Sos requin.
15. La situation est similaire à La réunion, avec 49 titres (4,68 % de la production), et une maison d’édition militante IDIR, qui bénéficie d’aides du conseil général.
16. Données issues de Langaz kreol zordi : papers on kreol, ledikasyon pu travayer, 2002. ISBN 99903 33 44 0.
17. Bibliography of Mauritius, TOUSSAINT, Auguste et ADOLPHE, H., Esclapon Limited, Port Louis.
18. A noter cependant que les Editions Le Printemps éditent toujours les deux premiers ouvrages de Ananda DEVI, que Carl DE SOUZA a été édité chez Vizavi, La tififi citronnelle en 1999 et Bartholdi a édité Cinquante quatrains pour narguer la mort de Edouard Maunick.
19. Etudes pluridisciplinaires sur l’exclusion à Maurice, Chap. Pratiques culturelles et inclusion/exclusion. pp. 103-127. Editions de l’Océan indien, 1997.
20. Brève trouvée sur le site des EOI : 27 % des visiteurs achètent plus de 5 000 Rs. de livres par an. http://www.eoi-info.com/index.php?action=article&id_article=439388
21. Luc PINHAS, Editer dans l’espace francophone, Alliance des éditeurs indépendants, 2005.
22. L’express, samedi 5 novembre 2005, disponible sur http://www.lexpress.mu/display_archived_news.php
23. Un sondage en ligne réalisé sur le site des EOI indique les résultats suivant pour les achats de livres : Le printemps : 30 %, les EOI : 17 %, Le cygne : 8 %, etc…
24. L’Express du 31 mai 2006 précise le chiffre de 77 millions pour 2005-2006 avec un bénéfice de 24 millions de Rs contre 5 millions l’année précédente. Le chiffre d’affaires aurait légèrement augmenté par la suite : 83 millions de roupies (conversation entre l’auteur et le directeur des EOI).
25. Par comparaison, en Algérie ou au Maroc, les tirages sont de 1000 à 3000 ex. pour les ouvrages de fiction et de 3 000 à 5000 ex. dans le parascolaire.
26. En 1975, Malcolm De Chazal faisait éditer Sens plastique à 300 exemplaires (Jean Georges Prosper, Op. Cit.)
27. Directory of libraries, documentation centres and bookshops in Mauritius, edited by Yves CHAN Kam Lon, National library, 2000. ISBN 999-03-72-00-4.
28. A titre d’exemple pour 2005, Le best of des librairies locales, L’express du 23 avril 2005, visible sur http://www.lexpress.mu/display_archived_news.php?news_id=40470
29. Entretien avec l’auteur, 08/02/2007.
30. Cf. Restructuration des éditions de l’Océan Indien, Le mauricien. 07/06/2006
31. Nouveau départ pour les éditions de l’Océan Indien, L’express. 31/05/2006. http://www.lexpress.mu/display_article.php?news_id=65581
32. Source : http://www.eoi-info.com
33. Il peut s’agir de travaux d’impression et de retours de librairie (très rare à Maurice, cependant).
34. Nouveau départ pour les Editions de l’Océan Indien, Op. cit.
35. Sur le manque de compétitivité du livre français à Maurice, voir 73 % des sondés trouvent le livre français cher à Maurice sur http://www.eoi-info.com/index.php?action=article&id_article=496354
36. Cf. deux articles dans L’express dimanche en décembre 2005 : Les manuels scolaires font leur rentrée et Rentrées scolaires : les manuels au rendez vous.
37. Pour plus d’informations, A quand une édition scolaire africaine ? d’Hélène Kloeckner in Africultures N° 57.
38. L’express du 05/11/2005
39. Sur ce problème, Brigitte Masson, Editer à Maurice in Notre librairie, N°114.
40. Accords non ratifiés par 17 pays francophones dont les Seychelles et les Comores.
41. Le formulaire intitulé « Assistance scheme for artists » est disponible sur http://www.gov.mu/portal/site/mac.
42. L’OIF a soutenu les premiers tomes de la série Tikoulou permettant à Vizavi de vendre à un prix intéressant.
43. Commande de 2000 exemplaires d’A la découverte du lagon des éditions Vizavi, sur financement de l’Union Européenne. Une autre opération est en préparation avec Mammifères marins, sur financement des nations unis.
44. Comment devenir un génie ? Malcolm De Chazal, Vizavi, 2006. pp. 261.
///Article N° : 6777

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire