Lilyan Kesteloot (1931-2018) reste l’une des figures majeures de la critique africaine dont elle fut une pionnière. Cette femme belge qui avait grandi dans le Congo colonial, découvre à l’université en Belgique auprès des « activistes » (c’est son terme, 45) des années 1950 la portée de la colonisation. Elle réalise alors l’iniquité du système et, étudiante en littérature, passe de Bernanos à la négritude, dont tous les acteurs sont à portée de main et de micro. Ce sera l’œuvre d’une vie de passion, de sacrifices au service d’une Afrique où elle va enseigner et en laquelle elle croit. On surnomme cette belle et audacieuse jeune femme la « pasionaria de la négritude » car elle est partout, connait tout le monde. Son Histoire de la littérature negro-africaine sera un classique des études francophones. Ce court volume sort juste avant la journée d’hommage qui lui sera consacrée le 25 juin à Bruxelles, l’un et l’autre ayant été différés à cause de l’épidémie.
Bien que qualifié de « biographie » (31), le texte rédigé par son ami le psychologue Ari Gouroungbé qui avait déjà publié avec elle des portraits d’auteurs de la négritude (Les grandes figures de la Négritude. Paroles privées, L’Harmattan, 2007) est une reprise des 30 heures d’entretiens qui eurent au début des années 1990 à Dakar, Paris et Bruxelles (17). Sans dates, sans ordre chronologique rigoureux, il pourrait décevoir l’admirateur de la chercheuse voulant reconstituer méthodiquement son si riche itinéraire. En effet, l’auteur, qui a écouté en ami affectionné et en professionnel, ne cherche pas à faire préciser dates, lieux ou événements (on ne saura pas pourquoi elle fut « virée » de Côte d’Ivoire, ni dans quel Congrès à Rome elle rencontre Fanon en 1959, ni ce qu’elle faisait avec Senghor sur la photo de couverture…). Il présente un « travail d’assemblage, de raccord, de soudure et d’articulation » à partir de sa parole, c’est-à-dire en respectant ses choix, donc ses silences. Celui-ci est organisé par lui autour de la personne de Lilyan (non de son œuvre ni des personnalités qu’elle côtoya), de son interrogation sur les motivations profondes de ses engagements, de ses faiblesses, de ses succès et de ses désillusions finales.
En s’appuyant à chaque fois sur les dires de Kesteloot, Ari Gounongbé met en évidence la puissance motrice (appelée ngolo ou « force pulsionnelle », 55) de sa forte conscience d’une responsabilité envers l’Afrique (qui n’est pas de la culpabilité, précise-t-elle, 44). Cette passion sera dévoratrice puisqu’elle perdra mari, fils, mère et pays pour elle (elle emploie le terme de « sacrifice », 88), concevra la recherche scientifique comme devant être poursuivie avec « passion » (132) ; elle évoque Damas, Senghor, Fanon, Hampaté Bâ, Chaikh Anta Diop, Césaire chez qui elle vivra une année, elle épouse un Camerounais. Mais après avoir enseigné au Cameroun, en Côte d’Ivoire et des décennies au Sénégal, son « mythe » (128) d’une Afrique régénérée par ses enfants et serviteurs (dont les écrivains, et elle bien sûr) s’évanouit : la violence est aussi chez les Noirs (25), les écrivains ne sont plus des militants, la « mission » qui avait donné sens à sa vie, de « participer à un bonheur africain » (128) semble un échec qui la conduit à une « crise de foi » (31), une « impasse culturelle et géographique » (131). Elle l’avoue : « mon échec est corrélatif à l’échec de la société africaine » (128). Elle se tourne vers des questions existentielles, spirituelles (137), consulte des marabouts (60), tout en publiant ses travaux sur les épopées puis passe ses dernières années en France.
Cet ouvrage permet d’aller au-delà de la simple (et légitime) admiration pour la pionnière, la femme libre, la militante dont tous les chercheurs sur les littératures africaines sont les héritiers, même quand ils empruntent d’autres voies. Si on regrette l’absence de bio-bibliographie et de chronologie sur l’histoire des mouvements africains, on lit d’un trait et avec émotion ce témoignage sensible qui permet de réfléchir aux motifs et aux conséquences des enthousiasmes et de replacer la vie de Lilyan Kesteloot dans le temps long de l’histoire des idées.
Dominique Ranaivoson
Gounongbé, Ari, Lilyan Kesteloot. Femme au cœur de la négritude, Paris, L’Harmattan, 2021. 145 p. ISBN 978-2-343-22684-2.
Un commentaire
Bonjour,
Je suis aussi un grand admirateur de cette spécialiste de la littérature africaine. Est-il possible d’avoir les coordonnées précises de cette journée d’hommage le 25 juin ? Qui l’organise ? Où exactement à Bruxelles ? A quelle heure ?
Merci pour la réponse.
Kava