C’est en 1959, au Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs de Rome, que fut lancé le projet d’un festival du monde noir organisé régulièrement sur le continent africain. La première édition de la manifestation, baptisée Festival Mondial des Arts Nègres, eut lieu à Dakar en 1966, sous le patronage de l’UNESCO, et le soutient actif de la revue Présence Africaine. Il fut un moment clef dans la mise en scène de la Négritude développée par le Président de la République sénégalaise Léopold Sedar Senghor et permis au Sénégal d’apparaître comme l’un des pays leaders de la nouvelle culture noire. Son impact reste encore aujourd’hui profond sur la scène artistique africaine, de nombreuses manifestations revendiquant son héritage.
« Nous voici donc dans l’Histoire. Pour la première fois, un chef d’État prend entre ses mains périssables le destin d’un continent. » Par cette déclaration vibrante, André Malraux inaugure, le 1er avril 1966, le premier Festival mondial des arts nègres. Il répond à l’appel lancé le 4 février 1963, par Léopold Sedar Senghor à la nation sénégalaise, en des mots non moins grandiloquents : « Le Festival sera une illustration de la Négritude (
) une contribution positive à l’édification de la Civilisation de l’Universel. Pour tout dire, nous aurons cessé, à jamais, d’être des consommateurs, pour être, enfin ! nous aussi, des producteurs de civilisation. »
L’idée d’une manifestation culturelle de grande envergure célébrant en Afrique la créativité et la diversité des arts du continent et de ses diasporas avait été formulée à l’issue du second congrès des écrivains et artistes noirs, réunis à Rome en 1959. Le processus de décolonisation venait de commencer (au Ghana, en Guinée), et les auteurs de la Négritude, qui avaient contribué à ouvrir la voie de l’indépendance, devaient envisager le « rapatriement » en Afrique de leurs idées conçues hors d’Afrique.
Élu en 1960 à la présidence de l’État sénégalais indépendant, Senghor commence à mettre en uvre le projet de festival à la fin de l’année 1962. Il vient de sortir renforcé d’une crise institutionnelle qui lui a permis d’écarter le premier ministre Mamadou Dia et d’instaurer un régime présidentiel fort. Mais la conception du festival par Senghor ne peut être réduite à un simple instrument de pouvoir. Conformément à sa vision éthique et esthétique d’un humanisme nègre / noir / africain, il entend réaliser un acte retentissant d’affirmation de l’Afrique sur la scène internationale. Cette visée diplomatique n’est pas non plus dénuée de pragmatisme économique. La réussite de cette opération doit servir de levier promotionnel pour attirer de nouveaux investisseurs, notamment dans le secteur du tourisme. À force de cumuler les ambitions, l’idée initiale d’une simple rencontre prend vite des dimensions colossales. Pour en maîtriser l’ampleur, il faudra recourir au modèle européen des grandes foires-expositions de l’ère industrielle et coloniale.
Jusqu’à présent la connaissance du Festival Mondial des Arts Nègres s’est limitée à ses grands contours. Cet événement est fréquemment cité comme un repère chronologique de l’histoire sénégalaise et de celle du panafricanisme, mais sa description ne s’étend guère au-delà de quelques informations et images, généralement puisées dans l’album souvenir publié un an après coup. Des premières recherches, loin d’être achevées, entreprises aux archives nationales du Sénégal, sur un fonds bien conservé et inventorié (1), ainsi que le commencement d’une enquête auprès de détenteurs de souvenirs font ressortir une multitude de détails et d’anecdotes. Une brève esquisse de cette étude est présentée ici.
Pour concevoir l’architecture intellectuelle du programme, nécessitant largeur de vue et tact diplomatique, Senghor fait appel à un homme de confiance, un frère spirituel, Alioune Diop, rédacteur en chef de la revue Présence Africaine, et fédérateur du mouvement de la Négritude. Il est secondé dans cette tâche par une autre grande figure de la Négritude, Aimé Césaire. L’organisation logistique est confiée à trois commissaires nationaux successifs, dont les changements sont imputés à des « fuites de responsabilité » selon les termes employés par Senghor dans une conférence de presse. Ces anicroches s’expliquent par les dimensions de plus en plus complexes prises par le projet, notamment dans les domaines des relations internationales et du montage budgétaire. C’est finalement Souleymane Sidibé qui mènera l’entreprise jusqu’à son terme.
Très vite, les organisateurs doivent faire face à l’inadaptation de Dakar à accueillir une manifestation internationale. Le manque d’hôtels pour recevoir les délégations et les visiteurs représente la principale préoccupation. Un grand festival ne peut non plus se concevoir sans salles d’exposition et de spectacle. Des grands travaux sont engagés dans l’urgence pour pallier ces problèmes. De nouvelles avenues sont ainsi percées, des bidonvilles sont rasés et des bâtiments flambant neufs sortent de terre. Un nouveau terminal est construit à l’aéroport de Yoff, orné d’une grande fresque, « L’Oiseau de Soleil » réalisée par le peintre Iba N’diaye. Le port est rénové pour accueillir des paquebots qui serviront de logements d’appoint. C’est aussi à cette occasion qu’est bâti le village artisanal de Soumbédioune, qui est encore aujourd’hui une étape incontournable des vacanciers pour l’achat de souvenirs. Sont enfin érigés deux hauts lieux de la vie culturelle dakaroise : le théâtre Daniel Sorano ainsi que le Musée Dynamique devant accueillir une grande exposition des arts classiques d’Afrique. En quelques mois, cette transformation de l’espace urbain jette les bases sur lesquelles se développera l’économie touristique de la péninsule du Cap-Vert.
Reportée à plusieurs reprises, la date du festival doit correspondre à des vacances scolaires afin que les internats des lycées soient libres pour y installer les troupes artistiques. La rencontre est finalement programmée pour la durée des vacances de Pâques, et, par un hasard des calendriers solaires et lunaires, il aura lieu en conjonction avec plusieurs autres fêtes. Le jour de l’ouverture, le 1er avril, les musulmans commémorent le sacrifice d’Abraham, la Tabaski. Le 4, c’est l’ensemble de la nation sénégalaise qui fête le sixième anniversaire de l’indépendance. Le 10 avril, les chrétiens (dont le Président) célèbrent Pâques.
Pendant trois semaines, Dakar vit au rythme déferlant de spectacles, d’expositions, de conférences, de fêtes de rue. Il n’est pas possible de s’étendre ici sur le contenu du programme qui exigerait une analyse minutieuse et documentée. La qualité des uvres proposées au public est assez inégale, la sélection ayant été opérée par les comités organisateurs de chaque pays. Mais cela n’implique pas un renoncement au regard critique. Chaque section est dotée d’un jury qui attribue des prix et donne des avis qui seront publiés.
La dimension diplomatique de l’événement mériterait aussi des investigations poussées. Près de 2500 artistes, accompagnés par de nombreux chefs d’État et des délégations officielles, sont venus de trente pays indépendants d’Afrique (les mouvements de libération d’Afrique lusophone ne sont pas représentés). Le Nigeria, loué par Senghor comme « la Grèce de l’Afrique », est l’invité vedette du festival. À ce titre, sa délégation occupe l’hôtel de ville de Dakar où se tient une modeste exposition. Hors d’Afrique, sept pays sont représentés par leurs diasporas africaines (Brésil, USA, Haïti, Trinidad et Tobago, Royaume-Uni, France). Le Liban est aussi invité, la communauté libanaise du Sénégal s’étant cotisée pour fournir un mécénat substantiel. L’Afrique du Sud et la Rhodésie, régimes d’apartheid, ne sont pas représentés officiellement, mais certaines personnalités ont été contactées comme la chanteuse Miriam Makeba ou Frank McEwen, directeur de la National Gallery de Salisbury (Harare) et rénovateur de la sculpture Shona. La première annule sa venue (en raison de désaccords idéologiques avec la position consensualiste de Senghor à l’égard de l’Occident), le second semble ne pas avoir reçu la lettre qui lui était adressée. Au niveau international, l’UNESCO patronne la manifestation en subventionnant le grand colloque d’ouverture portant sur l’art nègre. L’Organisation de l’Unité Africaine, établie en 1963, a été sollicitée, mais reste sur une position d’observation. Il a été reproché aux organisateurs du Festival des Arts Nègres d’avoir une conception étroite du terme « nègre », qui se serait traduite par une faible participation des pays d’Afrique du Nord. En fait, ces pays ont bien été invités, comme l’atteste la participation du Maroc, de la Tunisie et de l’Egypte. Mais l’Algérie, depuis la prise du pouvoir par Boumediene en 1965, est militante d’un tiers-mondisme radical et dénonce le néo-colonialisme de la France gaullienne dont le Festival est, à son sens, une émanation. Pour des raisons similaires, la Guinée-Conakry, dirigée par Sékou Touré, se tiendra à l’écart de l’événement.
À l’heure du bilan, les organisateurs font leurs comptes. Environ 20 000 visiteurs se sont rendus aux spectacles et aux expositions. Le bilan financier indique un déficit important de 158 millions de francs CFA (soit 500 000 USD courants) qui s’explique par des recettes très en dessous des prévisions. Lors de la conférence de presse de clôture, le commissaire du festival, Souleymane Sidibé, déclare : « Il n’y a pas de déficit en matière culturelle. Les résultats de ce premier Festival ont plus de valeur que tous les milliards du monde. »
Nonobstant ces réserves, l’écho de ces réjouissances sera magnifié dans la mémoire nationale sénégalaise et dans celle, plus diffuse, du panafricanisme politique et culturel. Toujours selon Souleymane Sidibé : « Le monde entier a retenti et retentira encore longtemps des échos combien profonds de cette rencontre de la Négritude ». Dans les jours qui suivent le Festival, une exposition itinérante de photographies montées sur panneaux circule à travers le Sénégal et l’exposition du Musée Dynamique se déplace à Paris au Grand Palais. On sait que par la suite, après avoir réalisé son rêve, Senghor continuera d’investir massivement dans la politique culturelle, y consacrant une part importante du budget national (2).
Sur la scène africaine, le Festival de Dakar provoque immédiatement une réaction en retour. Trois ans plus tard, au milieu de l’été 1969, Alger accueille une manifestation de même ampleur, organisée sous l’égide de l’OUA : le premier Festival culturel panafricain. Son dispositif événementiel est assez similaire à celui mis en uvre à Dakar, voire calqué sur lui, mais le pays organisateur et la plupart des hôtes prennent le contre-pied radical de la philosophie de Senghor. Les attaques contre la Négritude sont résumées par la formule célèbre de l’écrivain nigérian Wole Soyinka : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur sa proie ». Les voix qui s’expriment à Alger, citant abondamment les thèses de Frantz Fanon, prônent une plus ferme politisation des arts et de la culture, qui doivent uvrer à l’unité des luttes révolutionnaires pour la libération de tous les peuples opprimés du nord au sud de l’Afrique et hors d’Afrique. C’est ainsi que les fronts de libération des pays sous domination portugaise, ainsi que l’ANC sud-africain et la ZAPU zimbabwéenne, les Black Panthers nord-américains (très remarqués), et même l’OLP palestinienne occupent une place importante dans ce festival.
Ce mode de représentation spectaculaire et à grande échelle de l’idée panafricaine et de la mise en marche des Etats indépendants d’Afrique se bouclera à Lagos, au Nigeria, en 1977 par le Festac (Festival d’arts et de culture) qui correspond à la deuxième édition du Festival Mondial des Arts Nègres. Originellement programmée en 1970, cette manifestation est retardée en raison du conflit du Biafra, du coup d’État militaire de 1975 qui amènera Olusegun Obasanjo au pouvoir, et de problèmes financiers. Des blocages internes sont aussi en cause. La décision du Nigeria de démettre Alioune Diop de la présidence de l’association organisatrice du festival provoque la colère de Senghor et aboutit à l’annulation de la participation du Sénégal. Quoiqu’il en soit ce festival a lieu, sous l’effigie aux traits féminins d’un masque en ivoire du royaume du Bénin conservé au British Museum, qui a fait l’objet d’insistantes demandes de restitution. Les festivaliers sont accueillis autour du théâtre national dans un quartier périphérique de Lagos spécialement construit à cet effet et qui gardera le nom de l’événement. Les festivités sont grandioses, les dépenses somptuaires. Par sa démesure, ce festival reste fortement gravé dans la mémoire nationale nigériane comme un apogée de la grandeur du pays et de sa puissance géopolitique octroyée par une richesse pétrolière insolente (3).
Dans les années 1980 de faillite financière généralisée et d’ajustement structurel, les expressions d’un enthousiasme artistique panafricain s’érodent, s’effondrent même. C’est dans ce contexte que le successeur de Senghor, Abdou Diouf, est contraint de réduire les subventionnements en faveur des arts et de fermer le Musée Dynamique pour y installer la cour de cassation. Cependant, ce gouvernement porte le projet d’une réédition du festival mythique de 1966 sous le nom de Festival panafricain d’art et de culture. L’organisation en est confiée à l’Universitaire Pathé Diagne, ancien détracteur de Senghor déjà présent à Alger. Prévu pour 1986, le projet est abandonné en 1989, en raison d’erreurs de gestion et de frictions idéologiques.
À partir du début des années 1990, on assiste en Afrique à un dynamisme nouveau des scènes artistiques, portées par des acteurs plus spécialisés et tournées vers le marché international. La Biennale de Dakar naît de l’initiative de créateurs ayant le sentiment d’être abandonnés par l’État. L’effet de vogue pour ce vecteur nouveau permet d’activer des circuits de financement internationaux par lesquels l’État sénégalais trouve le moyen de se racheter une conduite culturelle. Cette biennale ne procède donc pas directement d’une volonté de résurrection d’un âge d’or dont le Festival de 1966 aurait été l’apogée. Mais cette biennale, qui prépare sa huitième édition, est peut-être l’expression la plus tangible – même si elle reste fragile – de l’impact durable exercé par la politique culturelle engagée par Senghor.
Mais la résurrection est toujours à l’ordre du jour. Depuis 2005, les autorités sénégalaises, sous la présidence d’Abdoulaye Wade, portent elles aussi l’ambition de rééditer l’exploit de Senghor et Alioune Diop, sans modifier son intitulé cette fois, avec l’espoir de trouver une nouvelle jeunesse dans ce retour aux sources. Pour être en phase avec l’air du temps, ce projet est placé sous le thème de la « Renaissance africaine », mot d’ordre forgé par le Président sud-africain Thabo Mbeki pour définir une nouvelle image internationale du continent. Comme de coutume, les dates ont été repoussées à plusieurs reprises. Des ambitions très larges ont d’emblée été affichées, tant par le nombre d’invités (avec une importante délégation du Brésil, pays mis à l’honneur) que par le nombre de manifestations. L’un des objectifs de cette édition est qu’elle ne soit pas seulement centrée sur Dakar mais déployée à travers toutes les régions du Sénégal. Ces retards peuvent s’expliquer par la difficulté de réunir les fonds (qui mobilise les Sénégalais de la diaspora) et de coordonner des partenariats multiples. Ils s’expliquent aussi par la réalisation de grands travaux dans l’agglomération de Dakar, qui ne sont pas encore achevés. Malgré ces contraintes, le comité d’organisation présidé par Alioune Badara Beye est en place et semble opérationnel. Le site web fesman.org s’enrichit régulièrement d’informations, qui commencent à dessiner les contours du programme. Le rendez-vous est cette fois fixé au 1er décembre 2009. La Coupe du monde de football en Afrique du Sud six mois plus tard ne laissera pas de possibilités de report
1. Je remercie pour leur accueil et leurs conseils M. Papa Momar Diop, directeur des archives du Sénégal et M. Babacar Ndiaye, conservateur, auteur du répertoire du fonds du Festival Mondial des Arts Nègres, 1963-1967.
2. Voir Elizabeth Harney, In Senghor’s Shadow: Art, politics and the avant-garde in Senegal, 1960-1995, Duke University Press, Durham, 2004. et T. Snipe, Arts and Politics in Senegal, 1960-1996. Africa World Press, Trenton, 1998.
3. Voir Andrew Apter, The Pan-African Nation. Oil and the Spectacle of Culture in Nigeria, Chicago: University of Chicago Press, Chicago and London, 2005///Article N° : 7575