L’effervescence de festivals en Afrique est le reflet d’une situation globale privilégiant la spectacularisation de la culture, ce que certains observateurs ont baptisé « festivalisme ». Trop souvent perçus à travers le seul prisme de la présentation artistique, ces festivals se révèlent aussi d’importants sites de rencontres et de structurations, de négociations et de confrontations, dont l’analyse doit enrichir l’histoire des scènes artistiques. Ce dossier entend participer à la compréhension du festivalisme et décrire son comportement à partir de l’Afrique.
En prenant pour objet les manifestations festivalières d’envergure internationale et régionale organisées dans les pays d’Afrique depuis leur décolonisation, ce dossier veut participer à élucider les enjeux qui se concentrent dans la mise en relation entre les sphères artistiques, leurs publics et les instances de pouvoir. Les festivals sont étudiés non seulement sous l’angle de ce qu’ils (re)présentent, exposent, mettent en scène mais aussi en tant qu’observatoires privilégiés qui éclairent singulièrement les dynamiques sociales et économiques sous-jacentes aux activités esthétiques et intellectuelles. Leur rôle demeure sous-estimé, souvent cantonné à la seule fonction d’exposition, de concerts ou de spectacles. C’est oublier que dans un espace artistique à l’échelle de l’Afrique où il n’y a pas de monde de l’art constitué (à l’exception de l’Afrique du Sud et peut-être de l’Égypte), les festivals jouent un rôle important dans les constructions des scènes artistiques et génèrent une attente et un espoir très forts chez les artistes. C’est pour eux un support essentiel pour dé-provincialiser leur scène et structurer leur profession, au point qu’ils en sont souvent les initiateurs. C’est le cas de la Biennale de Dakar apparue au début des années 1990.
Sans couvrir nécessairement toute l’Afrique, les contributions portent sur des cas emblématiques, y compris dans des pays où la scène artistique est atrophiée ou en crise, mais où des manifestations, même modestes, sont organisées porteuses d’une gamme variée et étendue d’expressions artistiques. Il est certain cependant que par leurs contraintes financières et logistiques, les rassemblements ouverts aux circulations internationales marquent un seuil important entre les festivals qui la pratiquent et ceux qui sont en deçà. En cherchant à atteindre cette taille critique, les organisateurs tendent à se conformer à des standards mondiaux qui datent des grandes expositions de l’ère industrielle (ambitionnant d’être universelles) et qui ont abondamment servi à l’agencement des « vitrines » coloniales. De ce point de vue, le dossier examine les réalisations d’un puissant opérateur de mondialisation en Afrique postcoloniale. Étant circonscrit dans l’espace et dans le temps, un festival est comparable à une focale permettant d’observer les dynamiques sociales qui se jouent au croisement entre des logiques internes aux milieux et marchés artistiques et des logiques externes de réception par des publics aux attentes souvent divergentes comme les commanditaires officiels, les promoteurs de destinations touristiques, et les animateurs des cultures populaires.
La dimension historique sera prise aussi en considération, au sens où les manifestations qui sont retenues ont une inscription forte dans la temporalité des endroits (une ville, un pays) qui les accueillent. Deux cas de figure typiques se distinguent : l’événement unique qui absorbe toutes les énergies d’un pouvoir et d’un peuple le temps de sa réalisation et marque durablement l’imaginaire collectif au point de constituer un repère de l’histoire culturelle et politique d’un pays ; et – cas le plus courant – la série pluriannuelle de festivals, qui ne sont pas mémorables pris dans leur singularité mais sont parfaitement reconnus dans leur périodicité, parce qu’ils sont devenus, année après année, des rendez-vous incontournables pour les professionnels et pour le public. Entre ces deux formes d’accomplissement, qui valent à titre de modèle, il existe tout un axe de réalisations intermédiaires : programmations retardées, ambitions revues à la baisse, organisations défaillantes, etc. Nous nous intéresserons également aux projets qui n’ont pas abouti.
Une place importante sera donnée aux biennales d’art contemporain qui ont fleuri depuis la deuxième moitié des années 1980 en Afrique. Les biennales sont entendues ici comme une catégorie de festival. Leur objectif affiché est de servir de têtes de ponts aux scènes artistiques du continent, de les « désenclaver » en quelque sorte. La multiplication des biennales en Afrique est le reflet d’une situation globale privilégiant la spectacularisation de la culture que certains observateurs (Peter Schjeldahl, Roberta Smith) ont baptisée, de manière péjorative, « festivalisme ». Dans le même esprit on trouvera aussi les termes « biennalisation » et « biennalite ». Depuis les années 1990 (après la chute du bloc communiste) le monde de l’art a été marqué par la prédominance de la globalisation pour représenter son espace international. Elle se concrétisa par deux dynamiques : l’inclusion et l’expansion. La première appelait à augmenter la présence et à affirmer la légitimité des artistes non-occidentaux dans les expositions. La seconde visait à redessiner la cartographie du monde de l’art international en dilatant son espace jusque-là réduit à un axe euro-américain. L’expansion, que certains ont aussi identifiée à un autre impérialisme, est la principale motivation de l’inflation des biennales, marqueurs de nouveaux pôles artistiques – dans le meilleur des cas validant de nouvelles capitales artistiques (1). Des manifestations de type festival se sont alors multipliées de capitale en capitale. L’Afrique n’est pas restée en retrait dans la configuration désormais multipolaire et itinérante du monde de l’art. Dakar, le Caire, Johannesburg, Cape Town, Luanda ont tenté de s’inscrire dans ce réseau de rendez-vous artistiques, à ces rencontres internationales, il faut ajouter des biennales que l’on pourra qualifier de « régionale » comme la Biennale Bantou, SUD (Salon Urbain de Douala), ou Ewolé à Lomé. L’espace artistique d’Afrique participe ainsi à ce corps constitué de pratiques que l’on appellera à la suite de l’historienne de l’art Caroline Jones, une « culture biennale », laquelle s’oppose point par point à la « culture muséale ».
Avec la conviction d’opérer en précurseurs, les promoteurs de ces festivals affirment que les circuits de l’art doivent désormais passer par le Sud en réaction à l’eurocentrisme du monde de l’art. Aussi, ces manifestations cycliques sont-elles apparues comme les principaux supports à partir desquels se sont propagés les discours postcolonialistes et transculturalistes dans l’art. Pour leurs initiateurs, les biennales (comme les festivals) sont considérées comme des manifestations pleinement contemporaines ou tournées vers le futur. Rosa Martinez l’une des commissaires d’exposition dont la carrière s’est construite par le circuit des biennales affirme : « (
) une biennale (…) regarde au-delà du présent et vers le futur (
). Les biennales sont les espaces les plus appropriés pour ce champ étendu précisément parce qu’elles ne fonctionnent pas comme des musées. Les musées sont les temples de la préservation et de la mémoire (
). Les biennales sont un contexte pour l’exploration et le questionnement (
) du présent » (2). Le teneur des propos de Rosa Martinez rejoint celle de Simon Njami dans ce numéro (3). Il envisage ses projets de biennales avec le même regard, tourné vers le futur ou posé sur un présent absolu. Le clivage qui s’établit avec l’exposition muséale et plus généralement avec la « culture muséale » s’exprime sur la base du permanent/récurrent. Le musée est un garant de patrimonialité. Sa fonction de conservation le tourne de fait vers le passé, un nombre de conservateurs et d’administrateurs relativement stable est astreint à cette tâche. Une biennale se construit sur le nouveau, sa relation à la réception est basée sur l’événement. Elle se doit d’être différente à chaque itération, donc prise dans la dynamique et un flux perpétuel, y compris pour les organisateurs qui généralement se renouvellent à chaque édition.
La prolifération des biennales dans le monde a pour effet de représenter les notions de « local » et de différence à travers une esthétique expérimentale. Ce « local » se caractérise par des tentatives de substituer aux politiques nationales (système totalitaire habituellement) du passé les connexions globales d’un présent cosmopolite. En Afrique, nous pouvons remarquer qu’un certain nombre de ces événements (Johannesburg, Luanda, la scène festivalière post-indépendance) a été créé pour accompagner des processus de transition, après des situations de conflits ou de coercitions fortes (régimes coloniaux, Apartheid, guerre civile
). En conséquence les manifestations étaient investies d’une capacité à proposer des voies pour le futur ou représenter de nouveaux modèles de sociétés. C’est pourquoi il est peu pertinent de penser une biennale d’art contemporain comme une simple compilation d’uvres ou de pratiques artistiques, plus ou moins liées à une thématique. Il est plus pertinent de les penser comme un dispositif performatif dans le but de résoudre une situation sociale, de favoriser le développement d’une scène artistique, de présenter un versant culturel pour légitimer un boom économique, ou encore dans le processus d’innovation urbaine qui depuis une quinzaine d’années transforme l’architecture physique et sociale de quasiment toutes les grandes villes de la planète, et favorisant l’épanouissement de ce que Charles Landry appelle, dans son ouvrage Creative City, un « milieu créatif ».
Car les liens de la manifestation avec la ville d’accueil peuvent être si ténus que le festival cherchera à se fondre avec elle. La spécialisation disciplinaire d’un festival permettra d’imprimer une marque sur la ville. Ainsi, en est-il de Bamako (Rencontres Photographiques), considérée comme la capitale de la photographie en Afrique, ou de Ouagadougou (FESPACO) pour le cinéma. Incontestablement, les festivals ont un impact sur le tissu urbain des villes qui les accueillent. Le plus visible concerne l’architecture au sens le plus courant du terme : la construction d’édifices créés spécialement pour le festival (le Musée Dynamique érigé pour le Festival Mondial des Arts Nègres en est l’un des exemples les plus frappants). La vie de ces édifices se prolonge au-delà des manifestations qui en sont à l’origine. Souvent aussi l’officiel fait naître des lieux autres, interstitiels, voire clandestins, qui donnent à un festival une richesse qu’il n’aurait pu escompter autrement. Ainsi, le regard peut être porté plus loin vers des espaces furtifs dont l’un des buts premiers est de contester les visions officielles mises en avant par le « in » et ses « off ».
Construire un contexte de réception demeure l’une des obsessions des organisateurs de festivals. La question de la constitution d’un public – ou plutôt de publics – est un enjeu à partir duquel peut se déduire la pérennité de la manifestation. Résoudre cette question c’est aussi être capable d’identifier à qui s’adresse le festival. Créer son public reste un problème d’actualité pour les Biennales de Dakar et les rencontres de Bamako. Malgré leur longévité, ces manifestations restent peu attractives pour les habitants de ces deux villes, lesquels tardent à s’approprier ces événements. Le cas d’école est l’échec de la seconde Biennale de Johannesburg où le lien de la manifestation avec la situation locale a été rompu par une focalisation arrogante sur l’international, négligeant l’inscription locale de l’événement. Les festivals et les biennales sont bien souvent standardisés à partir d’un modèle européen importé et dont – force est de constater – l' »acclimatation » demeure peut convaincante. De plus, sous les mots d’ordre du développement culturel, les festivals s’appuient sur des bailleurs de fonds européens et américains, et sont de ce fait modelés par les contraintes de leur cahier des charges quant à leur représentation de l’Afrique. La question du public conduit à se poser celle du tourisme culturel. Un festival se présente aussi comme la rencontre de l’industrie culturelle avec celle du tourisme. Le festival joue le rôle d’un outil de communication et de médiatisation particulièrement puissant qui permet aux municipalités de se présenter sous une image attrayante. Comparable en ce sens aux Jeux Olympiques, à un grand prix de Formule 1 ou d’une coupe du monde de Football, les festivals internationaux jouent un rôle primordial pour le devenir d’une ville en « world class city ».
Assurément, les gigantesques festivals post-indépendances occupent une place importante dans la compréhension de la scène festivalière en Afrique. La prédominance du thème de la globalisation de l’espace artistique a curieusement eu tendance à occulter ces grandes rencontres préfigurant pourtant les biennales des années 1990. Magiciens de la terre (Beaubourg, 1989) est à l’origine de la profonde remise en question des institutions et de l’organisation du monde de l’art contemporain autour de quelques centres et métropoles occidentaux, fondée sur l’exclusion de son champ des artistes originaires d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou d’Amérique Latine. Avec cette exposition controversée, la globalisation du monde de l’art s’est construite sur l’oubli que le mouvement d’expansion et de décentrement des pôles légitimants qu’elle préconisait avait une histoire.
Sous les traits de l' »uvre d’art totale » ces festivals ont proposé une organisation esthétique et éthique idéale de la société postcoloniale en Afrique. Les trois festivals fondateurs de la contemporanéité artistique africaine (Festival Mondial des Arts Nègres, Dakar 1966 ; le Festival Panafricain, Alger 1969 ; FESTAC, Lagos 1977), par leur divergence, dessinent la diversité des enjeux (conscience nationale, débats sur le panafricanisme, gestions des indépendances, définitions géopolitiques
) dont se sont saisis les acteurs politiques des jeunes États indépendants d’Afrique. Ces festivals ont médiatisé des enjeux en employant un mode d’expression culturelle particulièrement efficace comme support d’identité et de pouvoir, qui avait déjà fait les preuves de sa puissance de communication à travers les expositions internationales de l’ère industrielle et coloniale. Malgré les volontés gouvernementales de commémorer ces grands festivals, de leur rendre hommage en les faisant renaître (4), leur héritage demeure flottant et stéréotypé, lié à la prégnance de leur aura plus qu’à la qualité mémorielle. Curieusement, leur histoire reste à écrire.
1. Sur l’actualité des biennales dans le monde, voir http://www.universes-in-universe.de
2. Carolee Thea (ed.), Foci : Interviews with 10 International Curators, New York, Apexart Program, Apex Art, 2001, pp.79-80.
3. Voir dans ce numéro l’entretien avec Simon Njami, « Instrumentaliser l’événementiel ».
4. L’Etat sénégalais souhaite rééditer le Festival Mondial des Arts Nègres, sous l’étendard de la « renaissance africaine », mot d’ordre forgé par le président sud-africain Thabo Mbeki pour redéfinir une nouvelle image internationale du continent. Récemment, on a appris que pour le quarantième anniversaire du Festival Panafricain d’Alger, le gouvernement algérien a proposé à l’Union africaine (UA) d’organiser une deuxième édition en juillet 2009.Ce dossier est basé en grande partie sur les réflexions développées dans le séminaire « Du gigantisme au coin de la rue : les manifestations de l’art en Afrique » dirigé par Eloi Ficquet, Christine Douxami et Cédric Vincent et programmé dans le cadre des enseignements au Musée du Quai Branly.
Je souhaite remercier pour leur soutien et leur aide dans les diverses étapes de ce projet : Eloi Ficquet, Dominique Malaquais, Jessica Oublié, Ruth Sacks et Marie-Emmanuelle Chassaing. ///Article N° : 7574