« L’interprète est plus important que le personnage écrit »

Entretien d'Olivier Barlet avec Philippe Faucon à propos de Fatima

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En sortie le 7 octobre 2015 sur les écrans français après avoir été présenté à la Quinzaine des réalisateurs au dernier festival de Cannes, Fatima est un film sensible, poignant, et un vrai pas en avant dans la compréhension des problématiques des femmes immigrées ou issues de l’immigration. Lire à ce propos notre critique (cf. [article n°13006]) et cet entretien qui précise la méthode de Philippe Faucon et ses objectifs.

Ce qui frappe dans Fatima, après La Désintégration, est un passage du désespéré à l’espoir. Etait-ce de votre part la volonté d’équilibrer les choses ou bien un sujet qui s’imposait à vous ?
Il y a des deux. En sortant de La Désintégration, j’avais envie de parler de personnages comme ceux de Fatima. Ils sont un peu présents dans La Désintégration, au niveau de personnages secondaires comme la mère, la sœur, le frère aîné. Le petit livre Prière à la lune de Fatima Elayoubi que Fabienne Vonier m’a proposé de lire en a été l’occasion. J’ai rencontré l’auteur et me suis rendu compte que j’étais en face d’un personnage magnifique avec un parcours très fort, qui racontait beaucoup de choses de l’ordre d’un héroïsme du quotidien, celui d’une femme venue en France en suivant son mari, sans parler le français, qui dans cet autre pays, a donné naissance à des filles qui, elles, ont appris à parler une langue qui n’est pas celle de leur mère. Le livre parlait constamment de cela, cette séparation par la langue entre parents venus d’ailleurs et enfants nés ici. Ce n’était pas évident à adapter, car le livre est écrit dans une forme introspective, qui est purement celle des mots, de la littérature. C’est un recueil de pensées et poèmes où Fatima a consigné en arabe ce qui lui venait jour après jour, comme un journal. Mais j’y ai retrouvé quelque chose car je suis moi-même issu de gens qui ont été amenés à émigrer, qui étaient dans la même situation de séparation par la langue avec leurs enfants nés dans un autre pays, et la même situation d’invisibilité dans la société dans laquelle ils vivaient
Faites-vous référence à vos parents ?
A mes grands-parents, à ma mère qui ne parlait pas le français dans son enfance. Chez mes grands-parents, je me rappelle d’attitudes, de regards propres aux gens qui ne peuvent pas exprimer ce qu’ils voudraient dire, qui étaient en résonance avec ce que Fatima Elayoubi écrivait. Lorsque le film a été vu, des spectateurs m’ont dit que cela leur racontait l’histoire de leur mère, d’origine polonaise, ou de grands parents italiens, etc.
Cela franchit les frontières. Quand vous parlez d’héroïsme, je pense à Héros sans visages de Mary Jimenez où il s’agit de rendre un visage aux clandestins. Fatima semble aussi vouloir rendre un visage à cette femme et ses deux filles. L’affiche est d’ailleurs très parlante à cet égard : un visage et un regard de face.
Oui, car ce sont des personnages confrontés à des regards réducteurs, qui les enferment dans des représentations appauvries. Le besoin de sortir de ces perceptions stéréotypées s’entend très fortement chez Fatima. Elle m’a dit un jour : « J’écris pour dire à la société dans laquelle je vis que cette femme que les gens voient comme une femme immigrée, ignorante, qui fait des ménages et parle mal français, voilà comment elle pense ».
Lors de la conférence de presse après la projection cannoise, vous aviez indiqué vouloir « faire exister les personnages à l’écran ». Vous semblez le faire en creusant la question de l’imaginaire, c’est-à-dire en sortant du cas social et en allant vers la personne humaine, qui pense et qui ressent.
Oui, bien sûr. Au cinéma, tout l’enjeu est là : réussir à donner vie au personnage, le faire exister réellement, charnellement, approcher sa particularité, son humanité, grande ou petite, dérisoire ou profonde, dense ou versatile. En faire un vrai personnage, fait de complexités, de contradictions éventuelles, et pas seulement le support d’une idée ou d’une démonstration.
Et qui ne sont pas forcément un problème à résoudre : il est frappant dans Fatima que chacune des trois femmes sont confrontées à la question d’un regard réducteur. La plus jeune des deux filles, Souad, se révolte ; l’aînée Nesrine l’intègre comme une donnée où l’on doit faire avec et la mère le ressent comme une humiliation mais se tait. On sent à des degrés divers et dans des réactions différentes une rage chez les trois femmes.
En effet, ce sont toutes les trois des femmes en bute à quelque chose qui les définit de façon incomplète, les enferme dans une vision figée. Elles sont toutes les trois dans un désir, différent pour chacune, de s’affirmer et d’exister à égalité avec les autres dans la société française.
Ce plafond de verre est une permanence dans votre cinéma, à l’image de Nesrine à qui l’on refuse un appartement quand on a vu qu’elle est Maghrébine.
Ce « plafond de verre » pèse déjà dans La Désintégration, avec des répercussions tragiques. Il pèse aussi sur les personnages de Fatima, qui eux parviennent, à force d’opiniâtreté, à le faire bouger.
Le risque du radicalisme évoqué dans La Désintégration a pris beaucoup d’actualité avec les attentats de janvier 2015. On vous reproche parfois d’avoir un discours intégrationniste dans vos films. A quoi avez-vous envie de contribuer par vos films à ce niveau politique de la vie ensemble dans une société plurielle ?
Je ne sais pas si Fatima véhicule un discours intégrationniste, mais combien pourrait-on citer d’autres films français dont le personnage principal est une femme qui porte le voile, sans que ce soit le sujet du film, mais ici simplement une femme considérée comme un personnage comme une autre dans la société dans laquelle elle vit ? Á mon niveau de cinéaste, contribuer à cette idée de vivre ensemble dans une société plurielle, cela commence par sortir d’une situation où des personnages comme ceux de La Désintégration ou de Fatima sont sous-représentés sur les écrans, alors qu’ils occupent une place réelle bien plus importante dans la société. Il y a certainement encore aujourd’hui un retard, un décalage, entre existence à l’écran et réalité sociale
On n’a d’ailleurs pas l’impression que les choses évoluent sensiblement à ce niveau depuis janvier malgré le grand mouvement que ces attentats ont soulevé.
Effectivement ! Des événements tragiques provoquent discours et émotion mais on a l’impression qu’il s’agit de quelque chose qui reste en fait circonstanciel, qui passe et retombe une fois l’émotion atténuée, alors que l’on a vraiment intérêt à dépasser le discours de circonstance et à sérieusement réfléchir à comment donner réalité à cette idée de vivre ensemble, avec les apports de toutes les parties concernées
Vous mettiez en exergue dans La Trahison, votre film sur la guerre d’Algérie, la contradiction entre le discours républicain et la réalité de l’exclusion.
Oui, les deux films ont sûrement à voir, malgré l’écart des époques. On retrouve dans La Trahison des contradictions du même ordre. Le lieutenant dit aux appelés algériens qu’ils sont trop souvent ensemble, trop à part. Et l’un d’entre eux répond qu’eux n’ont pas l’impression d’être regardés comme des Français comme les autres. Le lieutenant assure que le Général de Gaule en a fait le serment : en Algérie, il n’y avait plus que des Français à part entière. Mais les quatre jeunes appelés ne sont pas convaincus. On retrouve ce même sentiment chez les personnages de La Désintégration, qui interprètent le discours égalitaire comme un leurre.
Le discours assimilationniste se maintient mais est inopérant puisqu’accompagné d’une hypocrisie globale puisque dans les faits l’inégalité et les clichés demeurent. Vous semblez vouloir rappeler cela dans votre cinéma avec une grande indépendance, du nom de votre maison de production Istiqlal. Vos films sont reconnus mais on voit Fatima à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes et non dans une compétition officielle qui rassemble par contre bien des clichés…
C’est un grand débat. Il est possible qu’il y ait une relation de cause à effet dans l’aspect perturbant de la déconstruction des clichés. Certains sujets sont difficiles à faire admettre car ils n’entrent pas dans les cases supposées être celles du grand public. Vouloir préserver ces projets de films tels qu’on les conçoit est de plus en plus compliqué car le mouvement général a de plus en plus tendance à aller vers le formatage. Fatima, par son sujet même, fait appel à des interprètes sans notoriété et impose un sous-titrage au moins partiel : c’est très handicapant au niveau de la recherche de financements.
C’est vrai au niveau des télévisions aussi ?
Absolument. Il n’y a aujourd’hui guère qu’Arte qui ait une écoute pour ce type de sujets.
Et dont les moyens sont limités… Financer un tel film est dès lors un parcours du combattant ?
Oui, je n’ai pu faire Fatima qu’en trouvant une coproduction au Canada ! Les moyens trouvés en France ne suffisaient pas.
C’est étonnant, au regard de la différence de problématiques au Canada sur ces questions !
Oui, mais on trouvait les mêmes résistances au Canada pour des raisons semblables à ce qu’on a évoqué. On a mis deux ans à trouver les petits moyens pour faire ce film.
Quel dommage alors que vos films transmettent une émotion rare, bien que traités dans l’épure, la concision, sans explication par le discours ou psychologie à l’écran. Vous jouez sur les silences, le suspens, et pourtant il n’y a pas de temps mort. Le mouvement semble venir de ce qui bouge en tous sens chez les personnes.
J’essaye de faire en sorte que les interprètes trouvent avec leur personnage des points de rencontre qui aillent au-delà de la répétition de quelque chose de « déjà fait ». C’est-à-dire un engagement qui soit autre chose que la reproduction d’une simple technique, quelque chose de trop maîtrisé, un simple savoir faire d’acteur. Quand il arrive quelque chose de plus, la caméra a la capacité de le restituer très fortement à l’écran. Quand il se passe quelque chose sur un visage, c’est très parlant à l’écran. De même dans une voix, quand elle ne parle pas que par le discours. Il faut trouver dans la rencontre entre l’interprète et le personnage, dans la rencontre des interprètes entre eux, quelque chose qui ne soit pas du « fabriqué », mais une expression plus authentique de chacun.
L’humour et les expressions montrent que votre film est assez écrit. Vous construisez à partir d’une œuvre plutôt poétique un récit fondé sur l’interaction des personnages. Comment cela se passe-t-il durant le tournage : est-ce que vous laissez une certaine part à l’improvisation ? Ou bien est-ce que vous allez jusqu’au story-board pour tout prévoir à l’avance ?
J’essaye de pousser le scénario autant que possible dans l’écriture. Je ne vais pas jusqu’au story-board car cela ne servirait pas à grand-chose pour de l’intime, mais je crois beaucoup en l’importance de considérer le scénario comme un début et non une fin : tout se recrée et se joue à nouveau au tournage. Quand quelque chose d’écrit ne fonctionne pas avec l’interprète, j’essaye d’aller vers autre chose, dans lequel il ou elle pourra mieux s’engager. Quitte à abandonner de l’écrit auquel je tenais, mais qui, s’il ne prend pas vie à l’écran, n’est plus pour moi matière à film. Renoir disait qu’il faut toujours favoriser l’interprète vivant plutôt que le personnage écrit, parce qu’il faut toujours favoriser le concret plutôt que l’abstrait, et la vie réelle plutôt que l’idée que l’on s’en fait.
Si je posais la question du story-board, c’est que vos choix de décor et de cadrage permettent aux personnages d’apparaître dans tout leur éclat.
Quand j’écris un scénario, je ne connais en général pas les décors dans lesquels je vais tourner. Si je trouve un décor permettant autre chose que ce que j’avais en tête, j’essaye de tirer parti de ce que décor permet, plutôt que de rester enfermé dans une idée préconçue. La grande réflexion, ou la grande intuition, à avoir, c’est de comprendre ce qu’un décor permet en termes d’axes, de point de vue, de mouvements de caméra, pour mieux mettre en valeur les interprètes et ce qui va se passer. Je trouve qu’aujourd’hui, le cinéma est parfois contaminé par l’image télévisuelle. On fait de la simple captation ou de la mise en boîte de dialogues, sans plus se poser de questions de mise en scène : qu’est-ce qui est le plus approprié pour permettre un jeu véritable ou mettre en valeur ce qui peut se passer.
Votre récit n’avance pas avec des scènes d’action mais il est sans temps mort. Vous maniez volontiers l’ellipse. Est-ce avant tout un travail de montage ou bien pensez-vous le film ainsi dès le départ.
Le film n’avance pas par grandes péripéties dramatiques, mais il me semblait justement que dans ces moments considérés comme peu intenses dramatiquement, il y avait malgré tout matière à cinéma, c’est-à-dire matière à quelque chose qui peut trouver de la beauté en prenant chair et vie à l’écran, parce que ça nous concerne finalement tous. Mais ce présupposé n’apparaît qu’une fois le film réalisé et n’est pas très facile à faire comprendre au stade du scénario, si l’on a en face de soi la crainte que le spectateur sorte du film s’il n’y a pas un rebondissement toutes les demi-minutes
Avez-vous associé Fatima Elayoubi au scénario ?
Je l’ai beaucoup rencontrée. C’est quelqu’un qui a un immense besoin de dire, avec une expression très riche, mais qui peut parfois être débordante, partir dans tous les sens. Elle m’a dit qu’elle n’était pas encore à même de canaliser son besoin de dire suivant les exigences particulières à un travail d’écriture scénaristique. Je me suis par contre servi de ce qu’elle m’apportait, dans un grand souci de ne pas trahir son histoire et son propos, même s’il était clair que nous en faisions quelque chose qui allait devenir une fiction. Je lui faisais lire ce que j’écrivais et j’étais évidemment attentif à ses réactions et à ses retours.
Cela met combien de temps d’écrire un tel film ?
Ça ne prend fin qu’une fois le tournage terminé, car l’écriture se poursuit et évolue ensuite dans le travail avec les interprètes. Mais la première version du scénario a été écrite en deux mois
Le film est finalement assez court : 78 minutes.
Oui, il aurait pu être plus long. A partir du scénario, j’avais évalué le besoin en temps de tournage à 40 jours, mais je n’ai pu en avoir que 35. S’agissant d’un projet qui par son sujet même faisait appel à une interprète non professionnelle et deux très jeunes comédiennes, ce besoin de temps était difficilement compressible et plusieurs séquences n’ont pu être tournées

///Article N° : 13238

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Les images de l'article
Soria Zeroual (Fatima) et Zita Hanrot (Nesrine) © DR
Philippe Faucon et Soria Zeroual sur le tournage © DR
Kenza Noah Aïche (Souad)et Chawki Amari (le père)
Philippe Faucon et Zita Hanrot sur le tournage





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