Publié sous le nom de Hamza Soilhaboud, l’écrivain Soilih Mohamed Soilih est l’auteur de deux textes : Un coin de voile sur les Comores (L’Harmattan) et Omar-la-Baraka (Encres du Sud). Il évoque ici l’histoire récente de la littérature écrite d’expression française aux Comores. (1)
Dans l’ensemble, la littérature comorienne porte en elle, naturellement et d’emblée, les empreintes de la tradition orale, qu’elle se propose de magnifier en un corps textuel. Les auteurs puisent aussi bien dans les fables, les légendes et autres fantasmagories constitutives de l’imaginaire collectif que dans les techniques d’expression des temps passés. La littérature comorienne plonge ainsi régulièrement dans le merveilleux des « contes et légendes des îles de la lune », visitant les mythes autour de Salomon et de la reine de Saba, situant le royaume des djinns entre le Karthala et les djebels du Hadhramaout, mêlant le récit et l’imaginaire, comme chez Ibn Battuta dans un « périple de l’Erythrée » qui évoque les îles Qumr.
En littérature d’expression française, (2) ce n’est que très tardivement, en comparaison avec l’Afrique francophone, que les vocations s’expriment. Avec la publication en 1985 de La République des Imberbes de Mohamed Toihiri aux Editions L’Harmattan, (3) roman à dimension historique, une porte s’ouvre pour des tas d’autres manuscrits enfermés dans des tiroirs et menacés par l’oubli. L’imaginaire des auteurs se libère, comme pour prolonger le geste de cet auteur, s’engage dans les concours et remplit les colonnes de la presse nationale. Un phénomène qui part alors de la nouvelle au roman, en passant par le théâtre et la poésie. (4)
Auparavant, l’Asec (5) s’était montrée pionnière, en diffusant un recueil de nouvelles au début des années 80. (6) Mais pour elle, il s’agissait à travers ce travail de promotion des lettres d’incarner avant tout une « culture nouvelle » (7) et de se hisser à la pointe des « jeunes pousses rouges » et des « bourgeons que ne sauraient écraser les bottes » pour le « syndicalisme révolutionnaire ». Autrement dit, l’Asec défendait, non pas l’écriture, mais l’idéologie portée par son combat contre le colon et le bourgeois. Il existait néanmoins quelques auteurs de qualité pour l’époque, au talent prometteur mais méconnu. Nous évoquerons ainsi le parcours d’un jeune écrivain, en l’occurrence Mohamed Abdourahim, surnommé Senghor, dont les deux manuscrits inédits, débordant d’imagination, faillirent déboucher sur un contrat d’édition chez Présence Africaine. (8) Dans l’ensemble, il n’y eut rien de concrètement palpable (9) avant Mohamed Toihiri dans les rayons littéraires d’expression française. (10)
Après lui, L’Harmattan publie un roman historique d’Abdou S. Baco publie, Brûlante est ma terre, et mon premier texte, Un coin de voile sur les Comores. Les trois romans ont ceci de commun qu’ils mettent en exergue une jeunesse en ébullition dans une société en mutation à l’heure de l’indépendance nationale. Mêlant le sensationnel à l’imaginaire, l’analyse sociologique à la fantasmagorie des personnages, le second roman de Mohamed Toihiri, Le Kafir du Karthala, plonge le lecteur dans une nouvelle problématique : le rapport entre les mercenaires (11) et l’intelligentsia [« Intellectuel comorien, qui es-tu, où vas-tu ? »]. Interrogation déjà soulevée par la poésie militante de l’ASEC et que l’on retrouve dans Et la graine
d’Aboubacar Saïd Salim, le premier romancier comorien à rompre le monopole en voie de constitution de l’Harmattan, puisqu’il sera publié par Cercle Repère, un éditeur comorien. (12) L’Harmattan continuera à publier d’autres auteurs par la suite. Nassur Attoumani y publie ses pièces, notamment La fille du polygame. Abdou S. Baco y revisite l’histoire tumultueuse de Mayotte dans Un cri silencieux. (13)
Globalement, c’est l’histoire politique, celle en particulier de la confrontation entre le système en place et les élites en formation, qui prédomine dans la profusion d’écrits de la fin du 20ème siècle. Il s’agit là d’une permanence dans la littérature comorienne d’expression française. Ajoutez à cela la relecture et la réécriture de contes, au milieu des années 1990 par Abdallah Saïd (14) et Salim Hatubou. Ce dernier introduira par ailleurs une nouvelle problématique dans cette littérature, qui prend appui dans le contexte migratoire. C’est par ce biais que Le sang de l’obéissance, son premier roman, entreprend une critique de la coutume comorienne à travers le anda na mila (rituel de mariage). Son regard s’éloigne de la thématique politico-historique pour interroger l’acteur social dans ses comportements. Cela ne lui vaudra pas que des éloges !
Salim Hatubou (15) deviendra très vite le plus prolifique et le plus ouvert des écrivains d’origine comorienne. Il sera aussi le premier à vouer totalement sa vie à l’écriture. Il en fait un métier, s’ouvrant à l’écriture cinématographique et à la B.D, fondant une structure d’édition (Encres du Sud), publiant d’autres plumes comoriennes comme Nourd-Dine (Mwanangaya) ou encore l’auteur de ces lignes (Omar-la-Baraka). Le premier est un roman écrit selon la tradition rousseauiste de L’Emile ou de l’Education, le second une biographie renouant avec la tradition du récit historique et généalogique, en y injectant un souffle romantique et une poétique soufie.
En poésie, seul le soilihiste (16) Saindoune Ben Ali a pu faire paraître son premier texte dans de bonnes conditions. Avec l’appui de l’Association des écrivains de la Réunion (ADER) aux éditons Grand Océan. Avant lui, Aboubacar Saïd Salim a dû publier Crimailles et nostalgie en auto-édition. Les autres poètes, eux, ne s’expriment qu’à travers la presse, excepté ceux qui ont eu la chance comme MAB Elhad de paraître dans l’anthologie de la poésie comorienne d’expression française signée par la Sud-africaine Carole Becket (L’Harmattan). Citons également Le mur du calvaire de Mahmoud M’saidie, toujours dans la même maison. Sur ce point justement, on peut penser qu’une nouvelle ère est en place, avec l’arrivée d’un autre éditeur comorien sur le marché : Komedit (17) : Ce dernier a publié récemment Le crépuscule des Baobabs, roman du jeune Ahmed Sast.
A l’instar d’Encres du Sud, son homologue marseillais, qui a accueilli le romancier et dramaturge camerounais E.T. Fotang pour son texte Les putains de mensonges, Komedit n’entend pas se limiter aux seules productions comoriennes, même si c’est naturellement l’archipel qui lui offrira sa principale zone de rayonnement. Une tendance qui répond probablement à l’initiative du poète panafricain Paul Dakeyo qui vient de lancer une nouvelle maison d’édition sur place aux Comores, les éditions A3 (18) Pour ma part, en bon maoïste que je fus, je conclus ce propos par cette fameuse exclamation : « Que cent fleurs s’épanouissent ! Que cents écoles rivalisent ! » Encore faudrait-il que le fiscaliste comorien adhère à une mesure de simple sens qui voudrait que le livre ne soit plus taxé à la vente comme un produit de luxe, là où sa production devrait bénéficier d’une subvention pour le rendre à la portée de chaque lecteur et lectrice potentiel(le). Amen !
1. Ce travail fait suite à une première contribution écrite pour le compte de la revue comorienne d’histoire Tarehi, dont le n°5 est consacré aux rapports entre littérature et histoire (publiée par l’association Inya).
2. Certes, il existait une autre littérature écrite avant celle-ci. Mais cette littérature, d’expression essentiellement « arabo-swahilie », était réservée aux « wasta’arab », des princes et des scribes versés dans la généalogie, les sciences religieuses, la poésie et les témoignages sur l’histoire en mouvement, avec toujours la colonisation comme élément de cristallisation. A ce sujet, l’aspect le plus proprement littéraire (la poésie) concerne évidemment les odes lyriques dédiées aux résistants, mais surtout les sha’iri et autres qaswida de confréries soufies, faisant l’éloge de la divinité, de la prophétie et des cheikhs et exaltant le chemin de l’extase mystiques. Ici, plus qu’ailleurs, la poésie assume les liens étroits entre littérature et oralité, avec le copiste comme « éditeur naturel ». Sur ce registre, à priori, seule l’uvre du Mufti Al Habib Bin Sumet a connu une publication effective, notamment au Yémen et au Kenya. D’autres textes n’ont pas connu le même destin. Comme les chroniques de voyage en Europe de Saïd Silim, rédigées en swahili. Il y eut aussi une littérature en langue comorienne mais écrite en arabe, dont l’un des pionniers fut, selon Aboubacar Saïd Salim, Cheikh Kamaroudine. Un autodidacte qui fit un énorme travail d’harmonisation de la langue.
3. L’Harmattan à Paris instituera une collection à cet effet.
4. Le théâtre avait d’ailleurs une bonne avance sur le reste, comme il pouvait exister sur les planches ou sur les ondes de la radio nationale. Dans un contexte où l’oralité l’emportait aisément sur un quelconque souci d’écrire en vue d’être publié.
5. L’Association des Stagiaires et Etudiants Comoriens en France, d’obédience révolutionnaire, ainsi que la jeunesse anti-colonialiste de l’UFAC dans les années 70, s’étaient intéressés à l’écriture dans un esprit de propagande. Poèmes ou pièces de théâtre « clouant au pilori, selon Aboubacar Saïd Salim, l’exploitation des masses prolétariennes et paysannes ». L’historien Moussa Saïd parle de cet épisode dans son incontournable Guerriers, princes et poètes aux Comores dans la littérature orale, paru chez l’Harmattan : «
une littérature engagée qui maintenait la population dans des illusions de bonheur facile après le départ des « kolo » (colons) ». Il reproche aux tenants de ce mouvement, qui concernait également les rangs du Pasoco (Parti Socialise des Comores), d’avoir mis à mal le patrimoine issu des archives coloniales et de l’oralité pour des raisons idéologiques. Sur Ali Soilih, à qui il reproche certains faits du même genre, il apporte cette précision : « Ali Soilih respectait par d’autres aspects cette littérature. Il avait reconnu son rôle et son importance pour la préservation de l’identité culturelle, face à l’idéologie coloniale d’intégration. Ainsi le peuple était-il appelé à se référer à ses traditions, véhicule vivant d’un patrimoine culturel que le Blanc aurait cherché à étouffer et dont Ali Soilih souhaitait faire le socle de la société nouvelle. De façon habile, celui qui avait accédé au pouvoir et s’y maintenait en partie grâce à son éloquence ne négligeait pas de recourir au fond culturel partagé, à travers proverbes, dictons, allusions diverses, pour fonder son action ».
6. Une uvre signée collectivement. Avec une préface qui commence par ces mots : « Le présent recueil est le premier du genre dans l’histoire de la littérature comorienne ». Plus loin : « premières uvres de jeunes auteurs amateurs, ces nouvelles ont inévitablement leurs côtés faibles. Mais elles ont aussi leurs points forts. Elles sont nourries par l’élan magnifique de la jeunesse comorienne à servir le peuple et elles exaltent les nouveaux combattants de la liberté »
7. « Msomo wa gnumeni » : expression utilisée par les tenants d’un mouvement idéologique d’obédience communiste.
8. Malheureusement, il perdit ses esprits et végète depuis entre le réel et son revers.
9. Aboubacar Saïd Salim parle du concours de la meilleure nouvelle, organisée par l’Alliance Française en 1969. Mais les textes n’ont apparemment pas été archivés. Ce qui ne permet aucune étude solide sur la question.
10. A moins de retenir des références étrangères. C’est en effet avec Le tournis d’Hortense Dufour (Grasset, 1984) qu’une plume d’expression française, alerte, voire acerbe, jette son dévolu sur les Comores pour la première fois. Le roman évoque la microsociété coloniale en voie de « putréfaction », à la veille du mouvement lycéen soixante-huitard, qui allait secouer baobabs, badamiers et plages de cocotiers dans l’Archipel. Mêlant de bout en bout personnages et événements historiques à une (re)construction personnelle et fantasmatique de la vie à cette époque, le texte correspond bien à un tournant. Jusque-là, le seul personnage comorien évoluant dans une uvre romanesque était un individu peureux dans un polar de SAS intitulé Mourir pour Zanzibar. Dans un cas comme dans l’autre, la plume n’est pas comorienne.
11. En plus des coups de forces fréquents, les Comores connurent un régime d’exception de douze années environ, peuplé de chiens de guerre européens, avec Ahmed Abdallah à la tête du pays et Bob Denard comme ange gardien. La population vivait sous la terreur. Les rares intellectuels qui combattaient le régime étaient traqués et emprisonnés. Beaucoup préférèrent se taire plutôt que de perdre la vie dans la contestation.
12. Maison fondée par Wadaane, un journaliste comorien installé en France.
13. Brûlante est ma terre, son premier texte, portait aussi sur Mayotte.
14. Les textes recueillis et retranscrits par Mohamed Ahmed Chamanga sortirent en 88 sous le titre de « Rois, femmes et djinns« , contes de l’île d’Anjouan – Comores, dans la collection Fleuve et flammes chez Edicef
15. L’odeur du béton, Un conteur dans ma cité, Fastoche, Métro Bougainville, etc.
16. Dans la préface de Testaments de transhumance, son recueil, il est écrit : « Saindoune Ben Ali est né face à la mer [
] Il a grandi sur les Itinéraires des Rêves, et il est mort en 1978, piétiné par une foule carnavalesque dans les rues de son île natale, à l’annonce du coup d’Etat qui mit fin à la vie d’Ali Soilih » Une manière de rendre hommage au défunt président, dans la mesure où l’auteur en réalité a survécu dans sa vraie vie à ce jour. Saindoune réside actuellement à Anjouan.
17. Entre Paris et Moroni [voir sur www.komedit.org].
18. Il a publié une pièce de théâtre de Mohamed Toihiri et projette de sortir des nouvelles de Aboubacar Saïd Salim.///Article N° : 2533