Comment la critique postcoloniale peut-elle être véritablement en phase avec des auteurs contemporains qui essayent justement d’échapper aux catégories ? Il y a tant d’ambiguïtés sur la route
Alors que les Mongo Beti, Henri Lopès, Ken Bugul, Aminata Sow Fall ou Ahmadou Kourouma continuent à écrire, de nouveaux noms ont apparu ces dix dernières années sur les scènes littéraires françaises et africaines. Parmi eux, de jeunes auteurs d’origine africaine vivant et publiant en France ont en particulier attiré l’attention des critiques, au point que certains en arrivent à postuler l’émergence d’un véritable mouvement littéraire. Comme Bennetta Jules-Rosette, par exemple, qui dans son livre Black Paris parle d’un nouveau « parisianisme noir », dont les écrivains Yodi Karone, Simon Njami et Calixthe Beyala seraient les trois figures majeures. (1) En 1998, interrogée par Françoise Cévaër quant à l’existence d’un éventuel mouvement littéraire, Calixthe Beyala répondait : « Disons qu’aujourd’hui, on me considère un peu comme le chef de file d’un nouveau mouvement littéraire. » Et en réponse à la question suivante : « C’est ce qu’on pourrait appeler la littérature de la génération post-coloniale ?« , Beyala affirmait : « Oui, parce que la plupart de ces gens sont nés après les indépendances. Nous sommes peu nombreux encore, c’est très récent. Tous, nous sommes nés bien après les Indépendances ou nous avons très peu connus les colons« . (2)
Il est vrai que la différence générationnelle, dans le sens généalogique du terme, est notoire. Pour la plupart, la naissance de ces écrivains a coïncidé avec celle des nations africaines, autour de 1960. Contrairement à leur aînés, donc, ces quadragénaires, ou presque, n’ont pas vécu la transition politico-identitaire qui fit les beaux jours des autobiographies africaines.
Mais en plus de la confusion notoire entre « génération » et « mouvement littéraire », ces exemples – « parisianisme » ou « génération postcoloniale » – révèlent le désir pressant des critiques, voire des auteurs eux-mêmes, de mettre sous une étiquette ou une autre les textes par ailleurs très divers des écrivains des années quatre-vingt-dix. Le désir est légitime de chercher à rendre compte d’une production nouvelle, et à bien des égards innovatrice. Or, davantage peut-être que leurs aînés (encore qu’il faudrait interroger cette filiation), des auteurs comme Daniel Biyaoula, Florent Couao-Zotti, Kossi Efoui, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi, et bien d’autres, posent par leur position même à l’intersection de plusieurs territorialités géographiques et intellectuelles un défi à l’historiographie littéraire telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à présent. En effet, à la diversification des écritures et des foyers d’édition s’ajoute un brouillage de l’identité nationale, au profit d’une pluralité d’affiliations possibles et d’origines. Aujourd’hui plus que jamais, il est de plus en plus problématique, et peut-être de moins en moins pertinent, de chercher à regrouper à tout prix des individus et des produits isolés dans un ensemble qui les enferme dans une identité exclusive.
Mais la question reste posée, et le travail de promotion/exploitation de ces textes reste à faire, d’autant plus que la critique française s’en désintéresse dans l’ensemble. Comment alors rendre compte aujourd’hui de cette production au moment même où les concepts de champs littéraire ou d’origine nationale sont régulièrement mis en échec par les passages de frontières, les inédits métissages, et les refus du particularisme réitérés par les intéressés ? Comment, autrement dit, inscrire les écrits de cette génération dans une histoire littéraire à laquelle ils sont nolens, volens liés, sans pour autant désavouer leur hybridité ?
« Parisianisme » est l’une des réponses, qui devrait faire l’objet d’un développement séparé. « Post-colonial » en est une autre, et c’est sur celle-ci que je voudrais m’attarder dans ce qui suit, notamment à partir de ce que propose Abdourahman Waberi dans un article intitulé : « Les Enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire » publié en 1998. (3) Dans ce texte, Waberi entreprend de « tracer les contours » de ce qu’il identifie comme la « quatrième génération d’écrivains d’origine africaine« , à savoir « une vingtaine d’écrivains vivants en France. » Etant donné que Waberi invite au débat, je voudrais relever rapidement quelques points qui me semblent problématiques dans le recours à « postcolonie » comme dénominateur commun de la production littéraire des années quatre-vingt-dix. Malgré ce que l’expression peut avoir de séduisant, elle n’en comporte pas moins un certain nombre de paradoxes et de dangers.
La première critique serait d’ordre épistémologique et renverrait au geste de périodisation de la littérature africaine. Waberi inscrit « les enfants de la postcolonie » dans une continuité. « Postcolonie » se poserait ainsi comme suite (chrono)logique à trois « ères » littéraires précédentes, à savoir : 1) celle des pionniers ; 2) de la négritude ; 3) de la désillusion. Pour commencer, ce découpage est on ne peut plus traditionnel, hérité qu’il est du schéma tracé par la critique africaniste des années 70. Du coup, au lieu de s’inscrire comme dépassement des catégories, la « postcolonie » littéraire maintient et confirme une historiographie consensuelle, qui n’est pas remise en question. Or, ce découpage a pour caractéristique principale de calquer l’évolution de la littérature sur une périodisation historico-politique : 1) l’ère coloniale ; 2) l’ère anti-coloniale ; 3) Les indépendances ; 4) postcolonial.
Pertinente en Histoire, pourquoi la notion de postcolonie serait-elle appliquée (et applicable) systématiquement à tout texte littéraire (ou uvre d’art) ? Le recours à la notion historique de « postcolonie » pour rendre compte d’une production littéraire reproduit donc le parallèle arbitraire, et réducteur, entre lecture de l’Histoire et lecture du corpus littéraire. A mon avis, ce geste sape d’emblée tout le caractère novateur et autonome de la nouvelle génération, qui se retrouve, comme les précédentes, lue elle aussi à l’aune de l’évolution politique du continent africain.
Dans le contexte des littératures anglophones, le terme « postcolonial » a été largement exploité et débattu. De nombreux critiques ont pu mettre en garde contre les implications du recours au « post ». Anne Mc Clintock par exemple, a bien montré combien invoquer un « post » suggère une évolution de type linéaire, voire eschatologique, dans laquelle l’histoire coloniale reste la référence centrale, le centre épistémologique auquel aucune production ne peut échapper. (4) Baptiser une génération d’écrivains les « enfants de la postcolonie », de même, revient à les enfermer dans une lecture/identité historico-centrée, ce que, à mon avis, les textes eux-mêmes démentent.
La deuxième critique qu’appelle la notion de « postcolonie » dans le cadre spécifique d’une présentation littéraire est liée à la première, mais concerne plus particulièrement les critères de regroupement des auteurs. A bien y regarder, en fait, qu’ont en commun ces « enfants de la postcolonie » en tant qu’artistes ?
– D’abord leur biographie : lieu de naissance, lieu de résidence, itinéraire. C’est donc une identité privée qui détermine leur affiliation à un champ culturel.
– ensuite, les récurrences thématiques : Paris, l’exil ou la migration.
Pas plus que les « écrivains noirs » ou « africains », les enfants de la postcolonie n’échappent à une détermination d’ordre ontologique. La « postcolonie » les renvoie à l’origine, qui légitimise de les regrouper, comme c’était le cas pour les générations précédentes. L’ironie, là encore, étant que leur écriture, elle, déconstruit systématiquement les questions d’authenticité, d’identité et de racine unique.
Les critères invoqués nous font retomber dans de vieilles pratiques que dénonçait Locha Mateso en 1986, notamment, l’insistance sur la personnalité de l’auteur et la « théorie du reflet », dans laquelle : « Les uvres sont… peu abordées dans leur qualité d’objet esthétique, dans leur rapport au travail de l’auteur. Les caractéristiques formelles des uvres sont négligées. Ce qui compte, c’est avant tout le contenu explicite des uvres et l’incidence de ce dernier sur le plan social, politique, économique, etc. « , et les critiques, dans leur ensemble, « s’abstiennent d’analyser le problème de l’écart et de la subversion que la littérature peut imprimer à la réalité. » (5)
Il y a plus de quinze ans, Mateso déplorait que la « théorie du reflet » ait évacué de la critique africaine les références au travail de l’écriture même. C’est-à-dire à l’esthétique. Et d’ailleurs, l’appel à la réhabilitation de l’écrivain comme producteur, avant tout, d’un produit esthétique, et à analyser comme tel, est désormais un leitmotiv des entretiens avec les écrivains.
Aujourd’hui, le credo de nombreux artistes semble bien être : « Nous voulons être des écrivains (cinéastes, peintres, poètes) tout court ». (6) On pourrait leur répondre : Mais qu’est-ce qu’un écrivain « tout court » ? Qui, dans l’Histoire, entre les prix Nobel et les Goncourt, fut jamais un « écrivain tout court » ? Une telle abstraction peut-elle exister ailleurs que dans le fantasme des écrivains, africains ou autres ? Un écrivain tout court, ce serait, pour faire vite, celui ou celle qui aurait atteint le sacro-saint universel, débarrassé qu’il ou elle serait des déterminations sociales comme la couleur, l’origine, le sexe, l’âge, l’histoire collective ou individuelle. Celui ou celle qu’il serait impossible d’enfermer dans une quelconque « ghetto » littéraire, pour lequel il n’y aurait que des qualités intrinsèques à son art, et pas, ou plus de hors-texte.
Alors, entre la stratégie qui consiste à identifier des mouvements (la postcolonie, le postcolonial), et le « nous sommes des écrivains tout court », quelle position adopter ? Les artistes eux-mêmes ont souvent un discours paradoxal : d’un côté, revendiquant « le tout court », et de l’autre, s’identifiant à un mouvement. Selon Achille Mbembe, cette tension entre l’universel et le particulier est caractéristique des « écritures africaines de soi » au vingtième siècle. (7) Qu’on soit critique ou écrivain, dans les années quatre-vingt, la tension reste entière.
Pour le critique, la seule position intellectuellement novatrice serait alors, non pas de tenter de résoudre cette tension, mais de revenir aux textes, aux lieux de constructions de l’imaginaire, afin de localiser les lieux, formes et modes d’expression de cette tension. Où elle se signale, comment les hiérarchies sont assumées ou au contraire répétées, quels statuts sont affectés au langage, à la narration, à la sexualité ou à la vérité ? Quelles esthétiques nouvelles se dessinent, quelles barrières sont franchies dans de nouveaux réseaux de signification ? Quels nouveaux moyens sont mis en uvre pour dire « l’hybridité » et l’éclatement des déterminations sociales ? C’est par exemple l’approche de Jean-Marc Moura dans son récent Littératures francophones et théorie postcoloniale (P.U.F, 1999), qui propose les voies d’une critique postcoloniale francophone consciente de ses déterminations et apories.
A ce titre seulement, « postcolonial » et « postcolonie » pourront prétendre resituer la question de la différence dans la convergence d’imaginaires non plus uniquement dominés par un axe central d’interprétation, qu’il soit racial, historique ou socio-politique. A ce titre seulement la postcolonie pourra être récupérée par la critique littéraire pour examiner un ensemble de textes ayant en commun, précisément, l’innovation, l’indécidabilité et le défi aux catégories.
1. Jules-Rosette, Bennetta. Black Paris. The African Writers’Landscape. Chicago : University of Illinois Press, 1998.
2. Entretien avec Françoise Cévaër dans Ces écrivains d’Afrique noire. Silex/Nouvelles du Sud, 1998. p 47.
3. A. Waberi. « Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’un nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire ». Notre Librairie 135, sept/déc 1998, p. 8-15.
4. Voir Anne Mc Clintock, Imperial Leather : Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest. New York : Routledge, 1995. Citée dans Bruce King, ed. New National and Postcolonial Literatures. New York : Oxford University Press, 1996.
5. Locha Mateso. La littérature africaine et sa critique. Paris : Karthala, 1986, p. 199.
6. Voir, entre autres, les entretiens réunis par Françoise Cévaër dans Ces Ecrivains d’Afrique noire, et le premier numéro d’Africultures, La Critique en questions, oct. 97.
7. « A propos des écritures africaines de soi ». Bulletin du Codesria, numéro 1, 2000, p. 4-19.Lydie Moudileno est professeur de littérature francophone (Afrique, Caraïbes) à l’Université de Pensylvannie (USA). Elle a publié des articles sur Aimé Césaire, Edouard Glissant, Maryse Condé, Daniel Maximin, le surréalisme, les écrivains de la Créolité (Confiant, Chamoiseau), et en 1997 aux Editions Karthala L’écrivain antillais au miroir de sa littérature. Elle prépare actuellement deux essais, l’un sur l’oeuvre d’Henri Lopès, l’autre sur celle de Maryse Condé. ///Article N° : 1359