Madagascar dahalo. Enquête sur les bandits du Grand Sud

Entretien de Dominique Ranaivoson avec Bilal Tarabey

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Journaliste et photographe correspondant pour Rfi, France 24, et Afrique-Asie, Bilal Tarabey est installé à Madagascar depuis 2011. Il vient de publier aux éditions No comment Madagascar dahalo, sous-titré « Enquête sur les bandits du Grand Sud.

Pouvez-vous expliquer qui sont ces bandits appelés « dahalo » à Madagascar et pourquoi vous avez choisi ce sujet parmi tous ceux que vous traitez ? S’agit-il d’une affaire exceptionnelle ?
Oui il s’agit d’une affaire exceptionnelle. A l’origine, les dahalo étaient des marginaux dans les cultures du Sud de Madagascar, particulièrement Antandroy et Bara, des ethnies d’éleveurs de zébus. Ces dahalo vivaient en marge des villages, ne possédaient rien. Et donc du coup, pour se marier, ils allaient voler quelques zébus aux villageois du coin, histoire d’avoir quelque chose à offrir aux parents de la jeune fille convoitée, et par ailleurs retirer un certain prestige de leur bravoure. A l’époque et pendant des décennies, il s’agissait de « petits vols », deux ou trois têtes, dérobées grâce à la ruse, sans violence. Et ce type de comportement était plus ou moins admis, dans la mesure où il restait marginal et codifié. Les populations du sud que j’ai pu rencontrer, Antandroy et Bara, racontent qu’à partir de la 2eme république (1974), le vol de zébu a pris une autre ampleur. Des bandes organisées, armées de fusils voire de kalachnikovs, qui razzient des centaines de têtes à la fois. Ces bandes agiraient à la commande, et bénéficieraient de complicités au sein de la gendarmerie et de l’administration. Ces nouveaux types de dahalo sont connus sous le nom de « Malaso », bien que le terme dahalo reste employé. J’ai choisi de m’intéresser à ce sujet d’abord parce que j’ai découvert Madagascar via un documentaire sur le Sud. C’était un documentaire sur la musique « tsapiky » des environs de Tuléar (sud-ouest). Ensuite, à l’époque j’étais à Madagascar depuis un peu moins d’un an, en mai 2012, un bandit du nom de Remenabila a fait son apparition dans les pages des faits divers. Sa bande était accusée d’avoir razzié 3000 têtes dans les environs de Fort-Dauphin (Tolagnaro en malgache, Sud Est). J’ai une opportunité pour descendre dans cette région voir ce qui s’y passait, c’est comme ça que le livre commence d’ailleurs. De fil en aiguille, j’ai été entrainé plus au nord, dans le district de Betroka, après une opération des forces spéciales malgaches qui visait à capturer Remenabila, pour y découvrir des dizaines de villages brûlés. C’est pour ça que cette affaire est exceptionnelle. On a un bandit qui reste introuvable, accusé d’avoir volé des milliers de zébus. Des opérations des forces spéciales visant à l’arrêter qui ont toutes échouées, et des villages brûlés avec des victimes civiles et des centaines de réfugiés dont personne ne s’occupe.

Vous avez effectué trois voyages, dans le Sud-Est à partir de Fort-Dauphin et dans le Sud-Ouest dans la région bara de Betroka. Le lecteur vous suit dans vos pérégrinations, de jour et de nuit, en 4×4, en taxi-brousse ou à pied, dans les hôtels ou par terre. Vous êtes toujours conduit, présenté, traduit par des contacts qui vous en trouvent d’autres. Cette trajectoire, racontée avec des formules brèves et des portraits incisifs est en elle-même une aventure dont vous êtes le sujet. Ne craignez-vous pas d’avoir pu être manipulé, et qu’on ait pu vous mentir au risque de devenir porte-parole de certaines personnes ?
Si bien sûr, alors pour éviter la manipulation j’ai multiplié les points de vues. Quand A accuse B, je vais voir B pour obtenir sa version des faits. Ensuite, il ne faut pas oublier le fait qu’un journaliste n’est pas la police. On ne peut pas forcer les gens à nous parler, encore moins à nous raconter « la vérité ». C’est encore la raison qui fait que j’ai multiplié les témoignages. Eleveurs, villageois, militaires, fonctionnaires, responsables administratifs. Par ailleurs, je ne suis le porte-parole de personne, en revanche je veux bien être le porte-parole d’une situation. Une région entière de Madagascar qui vit dans le sous-développement et l’insécurité permanente, et une région ou des villages entiers peuvent être brûlés par la main de l’homme sans que personne ne s’en soucie. Ni l’Etat, ni l’administration, ni même les organisations humanitaires internationales.

Vous qualifiez cet ouvrage d’ enquête et de récit en précisant dans un avant-propos que tous les dialogues, témoignages, lieux et personnages sont réels, en ajoutant en fin de volume des cartes et des documents officiels. Et pourtant, le texte se présente sous la forme d’un carnet de route rédigé à la première personne. Vous semblez renoncer à l’effacement de l’enquêteur face à son objet pour, au contraire, vous mettre en scène. Pourquoi ce choix ?
J’ai du mal à expliquer ce choix, dans la mesure où c’était une évidence dès le départ d’écrire à la première personne. Pourquoi? Je ne sais pas. Albert Londres écrivait à la première personne, Ryszard Kapuściński également. Je pense que le résultat c’est de dire que ce livre c’est le voyage de Bilal T, journaliste, dans tel état à ce moment, dans tel autre état à un autre moment. C’est aussi une manière de démythifier le reportage, de montrer ce qui se passe derrière une histoire. J’ai retravaillé certains reportages contenus dans le livre pour Radio France Internationale et l’Agence France Presse. Evidemment, dans ces formats-là, il n’y a pas de première personne.

Vous vous qualifiez vous-même avec une certaine ironie d’ « Occidental en goguette » (63) et de « vazaha moyen » qui « raffole d’anecdotes ethno-exotiques » (p.100) et s’étale dans la boue des rizières (157). Au plus près des dahalo recherchés, la conversation vous échappe : « Je ne comprends rien. La nourriture est chaude. » (194). Ces indications liées au genre adopté procèdent peut-être d’une lucidité sur votre statut d’enquêteur mais n’y a-t-il pas un risque d’en rester à l’anecdotique ? De fait, vous posez un regard neuf de voyageur sur les êtres et les choses qui pourrait être celui du lecteur occidental : les enfants en « haillons », les maisons qualifiées de « cases », Delacroix assis avec une kalachnikov entre les jambes, les cafards et les puces, le bandit silencieux qui mange un hamster.
C’est vrai, mais justement, je n’échappe pas à ma condition d’Occidental (enfin, élevé en Occident, mais je suis originaire du Proche-Orient). Ou plus précisément, ma condition d’étranger. Je suis dépendant des gens qui m’accompagnent, et de ceux qui m’accueillent. Je m’étonne du fait qu’on puisse manger un hamster, je remarque que les enfants sont en haillons, que les maisons sont des pièces uniques construites en bois ou en terre, ou qu’on puisse s’asseoir tranquillement avec une kalachnikov entre les jambes. Tout ça m’est étranger, et donc me saute aux yeux. Et ça me paraît essentiel, dans la mesure où j’écris, de décrire ce que je vois avec des phrases. Un caméraman aurait filmé ces détails, un photographe les aurait pris en photo. Ou peut-être pas, je n’en sais rien. Mais moi j’avais envie d’en revenir à la description. Encore une fois, quand on lit Albert Londres, il y a des descriptions. Le chef de bureau de l’Agence France Presse m’a fait un jour la remarque que j’écrivais comme à l’époque ou la télévision n’existait pas. J’ai pris ça pour un compliment.

Vous interrogez toutes les personnes rencontrées et retranscrivez intégralement leurs propos, qui deviennent les pièces d’un puzzle construit mentalement par le lecteur et dont les dernières pièces manquent. On retrouve ici la technique du reporter que vous êtes qui tend son micro. En refusant de rapprocher vous-mêmes les éléments ainsi glanés pour les synthétiser, vous placez le lecteur en quelque sorte en position de juge. Est-ce pour donner plus de place à ces témoins dont vous faites chaque fois des portraits en situation ou pour ne pas avoir à conclure que très larges pans de ces affaires restent mystérieux ?
C’est très exactement les deux. D’abord, en effet, je retranscris les témoignages, avec les points de vue les plus variés possibles. Au lecteur de trancher, s’il veut trancher. Par ailleurs, n’ayant pas « le fin mot de l’histoire » dans bien des cas, c’est une manière pour moi de ne pas inventer de conclusions. De manière plus générale, je déteste les jugements définitifs, et je l’admets, j’ai une attirance pour le « mystérieux ».

Vous traversez diverses régions, certaines vallées n’étant même accessibles qu’à pied. Or, les paysages paraissent peu vous intéresser. Quelques adjectifs de couleurs dans des phrases nominales vous suffisent : « Savane jaune, cactus » (79) ou « La piste. Route sèche. Sable. Pierres » (156) puis « avant les montagnes, une étendue plate, verte » (157). Est-ce par rejet de la littérature de voyage où les écrivains mettent un point d’honneur à décrire minutieusement ce qu’ils voient ?
En fait je pense que là-dessus c’est ma nature de citadin qui reprend le dessus. Les grands espaces vides ne m’intéressent pas, en revanche, les gens qui y vivent, oui. Typiquement, le Sahara est beau parce qu’il y a les Touaregs qui y vivent, la Laponie est belle parce qu’il y a les Samis, etc etc. Je suis par ailleurs photographe, et je n’arrive pas à prendre une photo s’il n’y a pas au moins une personne dans le cadre. J’ai souvent ce problème en brousse à Madagascar, et mon travail photographique se concentre principalement sur la capitale Antananarivo. Les gens. Ensuite, pour en revenir au livre, il y a un aspect totalement pratique à ce style : quand on marche, c’est difficile d’écrire en même temps. Même dans une voiture c’est compliqué. J’ai la malchance d’avoir un cerveau qui n’arrête jamais de tourner. Quand je voyage dans des espaces vides, je pense à autre chose. Enfin, je ne connais pas la littérature de voyage, bizarrement.

La construction sous forme de notes brèves, la distance ironique donne un rythme rapide au texte. Le présent de la narration et les remarques sur des détails permet d’immerger le lecteur dans une étrangeté amusante qui est le propre de l’exotisme. Votre récit ravit celui qui cherche le dépaysement. Mais cette écriture efficace sur ce plan ne gomme-t-elle pas le caractère complexe et dramatique de la situation de tous les protagonistes ?
Alors là peut-être ! C’est vous qui me l’apprenez.

L’ « effet-loupe » des anecdotes escamote ce qui, dans la réalité, constitue le fond du problème, juste effleuré par une des interlocutrices : « Les gens n’ont plus confiance dans les autorités. […] Betroka est une ville d’affaires. Pierres précieuses, zébus. C’est pourquoi la corruption règne ici. » (113). Est-ce une manière d’avouer qu’il est impossible pour le moment d’aller au-delà de ce que vous faites, et êtes d’ailleurs le seul à faire, arpenter les espaces et écouter ceux qui veulent bien dire ce qu’ils veulent ?
Effectivement, j’ai entendu beaucoup de récits évoquant des mines de pierres précieuses, voire des gens qui affirmaient que les dahalo étaient un moyen de maintenir un état d’insécurité permanente autour de ces mines sauvages. Après, manque de temps et de moyens (j’ai autofinancé tous ces voyages), et d’énergie, je n’ai pas pu aller vérifier. Il a fallu que j’établisse des priorités. En l’occurrence, ma priorité à ce moment, était d’aller vérifier si il y avait ou non des villages brûlés à la suite du passage des militaires.

Vous avez su transformer un compte-rendu d’enquête inaboutie en un récit haletant où les personnages se succèdent dans des cadres et des atmosphères variées. Mais alors qu’aucun d’entre eux n’est dahalo, le vieillard silencieux et inquiétant qui en est un refuse de vous parler et cela paraît vous soulager. Avez-vous le sentiment d’avoir échappé à des dangers ? Écrire ce récit est-il une manière de transcender le relatif échec de l’enquête ?
Dès le départ j’ai écrit dans ce style. C’est d’ailleurs la partie « enquête » qu’il a fallu renforcer un peu en fait. Je ne sais pas, ce dont je suis fier, c’est d’avoir fait ce qu’Amnesty International n’a pas fait, à savoir aller vérifier sur place les affirmations comme quoi il y avait des villages brûlés à la suite d’une opération militaire. Le livre est là, il en témoigne. Visiblement cette histoire passe au second plan, ça doit être de ma faute. Personne à part un collègue photographe et moi-même n’est allé là-bas. Ni pour constater ça, ni pour aider les gens, ni pour faire d’enquête au sens judiciaire du terme. Concernant notre ami vieillard silencieux, c’est moi qui ai été soulagé de pouvoir décamper de chez lui! C’est là qu’on voit les limites de l’exercice: partir seul, c’est n’importe quoi. L’enquête globale n’est pas aboutie, c’est vrai. Mais elle existe, et ça me va.

///Article N° : 12174

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© Bilal Tabey





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