Les îles lointaines ont toujours fait rêver : les relations de voyages des aventuriers, des marins, des missionnaires puis des coloniaux ont passionné les Français depuis le 17è siècle. Cette rentrée littéraire 2015 prouve que cette fascination pour le lointain dans le temps et dans l’espace ne faiblit pas mais au contraire attise l’imagination. Douna Loup, une jeune romancière d’origine suisse et Mickaël Ferrier, un romancier français qui vit au Japon, nous livrent chacun leur vision de Madagascar.
Douna Loup dans L’Oragé (un néologisme forgé pour la circonstance) s’empare de la figure du plus célèbre écrivain malgache, Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937) pour lui inventer des aventures de jeunesse aux côtés de la première femme- écrivain malgache Esther Razanadrasoa dont la vie réelle est moins connue. Situé dans leurs années de formation, entre 1921 et 1924, cette prose poétique est saturée d’images et de formules : « Les années de couleur primaires. On chante bleu, on gobe blanc, on récite rouge sur les bancs.[
] le poumon du temps est dilaté à son extrême, les nuits forment des halos frais au-dessus de la vie liquide » (19). Les chapitres portent en alternance le nom des deux écrivains qui se croisent à deux reprises (« R.E. »). Surgissent de brefs extraits de presse coloniale, des noms de lieux, d’autres poètes, en arrière-plan. L’évocation de ces trajectoires erratiques balisées par des expériences sexuelles et marginales diverses est avant tout une méditation sur la liberté et une rêverie sur la période coloniale. La romancière, immergée dans les questions de la société européenne contemporaine (la construction des genres, l’autonomie de l’individu, la création langagière, la rencontre des cultures), les déplace dans un cadre malgache colonial.
Mickaël Ferrier cherche lui aussi à rejoindre le temps perdu, en partant sur les traces de son grand-père français installé à Madagascar dès sa jeunesse et jusqu’à sa mort en 1972. Intitulé « roman », ce récit est une « ego-histoire » à la première personne qualifiée d’ « immense remontée du temps » (56) qui le met en scène d’abord devant la tombe puis face aux témoins et aux archives, tous éléments qui lui parlent de ce grand-père fascinant. Il reconstitue la vie de cet homme tour à tour acrobate de cirque, aquarelliste, homme d’affaires puissant mourant ruiné. Il cherche surtout, sans l’exprimer, l' »empreinte » que ce dernier a laissé « sans le savoir » en lui: « La mémoire est comme la mer, obscure et remplie de l’amer des algues » (55-56). Au-delà d’une biographie, il s’agit donc d’une quête de soi, d’une rêverie des origines d’une île à l’autre, de Tokyo à Majunga.
Les deux romanciers jouent sur les temps, décrivant au présent des êtres historiques, leur prêtant leurs mots mais aussi leurs préoccupations, l’identité, le métissage, la liberté, la fluidité du français » frotté de plusieurs langues » (Ferrier, 26), les territoires lointains, « points aveugles » (Ferrier, 68) où la France a laissé sa trace. Tous les deux sont fascinés par les trajectoires originales, les « itinéraires alternatifs » (Ferrier, 68) de ces êtres d’exception dont ils sont les héritiers par le sang ou par la passion du jeu poétique et la quête de l’ailleurs. Ils ont voyagé à Madagascar, vu la même lumière et les mêmes lieux que leurs personnages, consulté des documents, lu les écrivains coloniaux (Ferrier cite Paulhan). Leur perception, par son acuité même, atteste de leur qualité d’ « exotes » au sens que lui donnait Segalen quand il observait les Polynésiens : « Quel surprise ! quelle jubilation ! Au premier coup d’il, un fou-rire colossal vous prend devant cette capitale de beauté [
] Cette joie dérange, inévitablement : tant d’insouciance dans la misère, de trouvailles dans la pénurie » écrit Ferrier à propos de Antananarivo (76 et 79). Les sujets abordés ouvertement ou de manière allusive comme les évocations du pays (hier et aujourd’hui) font de ces romans un portrait en creux de leurs auteurs qui continuent à voir en Madagascar le lieu lointain et magnifique où tout fut jadis possible aux êtres épris de liberté. D’où cette impression de croisement des présents, de brouillage parfois, de superposition toujours. Ces textes sont des prouesses littéraires qui offrent un Madagascar reconstruit par la nostalgie des origines, les restes de culpabilité occidentale de la colonisation, les éblouissements des voyageurs, la liberté de la poésie. Ils sont la preuve que l’île continue d’être, de loin, une source pour l’imagination, un support pour les rêves. L’aventure n’est pas terminée mais les écrivains malgaches auront encore bien du mal à faire entendre leur point de vue.
Douna Loup, L’Oragé, Paris, Mercure de France.
Mickaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer, Paris, Gallimard.///Article N° : 13289