Madrid, chaudron de l’indignation créatrice

Par Benjamin Fernandez

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Le mouvement des « indignés » prend de l’ampleur. Rassemblant également les couches sociales touchées par la crise économique et les défauts de gouvernance, il fait écho aux révolutions du monde arabe dont il se réclame par exemple par la présence de drapeaux égyptiens ou tunisiens. Nous publions donc cette analyse qui permet de mieux l’appréhender.

Les élections municipales et régionales qui ont eu lieu dimanche 22 mai 2011 en Espagne ont signifié une défaite cuisante au parti socialiste espagnol au pouvoir (PSOE), qui ne conserve qu’une région sur les 13 soumises au scrutin face au Parti populaire (PP) conservateur. (1) Mais ce jour-là, dans les cafés du centre de Madrid d’habitude animés, peu de gens s’intéressaient à ces résultats historiques.
La majorité s’était jointe aux dizaines de milliers « d’indignés » rassemblés à la Puerta del Sol, en plein centre de la capitale, qui proteste depuis le 15 mai contre des élections dont ils n’attendent plus rien, et des représentants qui ne les représentent plus.
Le premier ministre socialiste Jorge Luis Zapatero avait été élu en mars 2004 par un peuple en colère pour infliger une punition à son prédécesseur et rival conservateur, José Maria Aznar, qui avait instrumentalisé les attentats de la gare d’Atocha au service de ses intérêts politiques. C’est encore dans la rue que s’est exprimée la révolte contre un système politique sourd aux problèmes réels dont souffre la population, et incapable d’apporter de nouvelles solutions.
Dans les médias, les discours politiques, il était clair que la crise espagnole relevait de l’expertise financière. Après la Grèce, l’Irlande et le Portugal, la crise financière de 2009 se répercutait comme inévitablement sur l’Espagne. Le niveau de la dette (qui atteint 800 milliards d’euros), la bulle immobilière, un taux de chômage avoisinant 22 % de la population et presque 47 % chez les jeunes avaient conduit le gouvernement socialiste à annoncer des mesures d’austérité budgétaires : baisse des salaires des fonctionnaires et des aides sociales, gel des retraites, privatisations partielles, réduction des dépenses publiques et de l’aide au développement. Une « cure » saluée par les marchés qui repartaient aussitôt à la hausse… (2)
Les citoyens qui ont défilé dimanche dans la capitale et rassemblés sur la place de la Puerta del Sol viennent de rappeler que cette crise est d’abord une question sociale. Le mouvement qui a commencé le 15 mai, baptisé M-15, a en effet créé la surprise en raison de son ampleur mais aussi des formes inédites qu’il a prises au cours de cette semaine au cours de laquelle sa popularité et son inventivité n’ont fait que grandir. Passé presque inaperçu dans une actualité rivée sur les affaires judiciaires de personnalités du monde financier, ce qui a été présenté aux premiers jours comme une contestation des jeunes et chômeurs les plus touchés par la crise s’est révélé être un mouvement massif et intergénérationnel de contestation d’un modèle politique en faillite. Attirant chaque jour plusieurs milliers de nouvelles personnes, d’âge, de condition et de sensibilité diverses, il s’est rapidement mué en critique de fond de l’organisation politique et en véritable laboratoire à ciel ouvert de réflexion citoyenne.
La Puerta del Sol est devenue le théâtre d’un immense campement où les gens, défiant l’interdiction et l’intervention policière, ont organisé couchages, cantines, infirmerie, garderies et assemblées populaires où se sont ouvertes des discussions qui vont du diagnostic sur l’état de la société aux propositions pour la réappropriation du pouvoir par les citoyens. Y sont librement débattus, quelque soient les sensibilités politiques, des questions du bipartisme, de la corruption et du pouvoir financier qui confisquent le destin des peuples et étouffent les populations qui les nourrissent, ainsi que de la nécessité d’une culture démocratique participative, d’une éducation de qualité, de l’extension de la consultation par référendum ou encore du vote des immigrés.
« S’indigner n’est pas suffisant », clame l’une des milliers de pancartes brandies par les occupants. C’est en effet à un exercice d’innovation démocratique que se livrent les participants, qui évolue vers une réflexion collective sur une éthique sociale capable de faire face au pouvoir financier. « Il faut se mettre à réfléchir », affirme aux journalistes de télévision présents un homme qui a rejoint la place avec ses enfants, répondant comme des milliers d’autres à l’appel « Toma la calle » (prends la rue) crié et dessiné dans toutes les rues du centre.
Le mot d’ordre du mouvement, qui circule sur tous les réseaux sociaux, a été donné par l’un des collectifs à l’initiative du M-15, « Democracia real ya » (3) (démocratie réelle maintenant), qui se définit comme un groupe de discussion informel et une « plateforme de coordination informelle pour la mobilisation citoyenne ». Il s’est doté d’un manifeste et établit une liste de propositions pour la lutte contre les privilèges et le chômage, et en faveur du respect des droits sociaux, de l’accès aux biens vitaux, de services publics de qualité, du contrôle des activités bancaires et du budget militaire, et de démocratie participative.
Animé du principe d’éducation populaire mutuelle, de la réappropriation de la démocratie participative et de pratiques d’intelligences citoyennes, le mouvement M-15 apparaît comme le signe d’un plus large changement d’état d’esprit, alors que les drapeaux Egyptiens, Grecs et Islandais flottaient sous le soleil au milieu des bâches, que le mouvement s’est étendu à cinquante villes d’Espagne, et au-delà, dans plusieurs villes de France comme à Paris où la Place de la Bastille rassemblait ce dimanche plusieurs centaines de personnes autour de discussions sur la « démocratie réelle ».
Alors que les autorités s’attendaient à ce que la mobilisation se termine avec les élections, les représentants du mouvement ont déjà annoncé la décision commune de prolonger l’expérience jusqu’à dimanche prochain.

1. « El tsunami del 22-M ahoga al PSOE », El Pais, 22 mai 2011. http://politica.elpais.com/politica/2011/05/23/actualidad/1306111218_562041.html
2. « La Bourse de Madrid a accueilli positivement l’annonce, avec une forte hausse pour l’indice vedette qui a terminé la journée en hausse de 4,44%, à 9.678,4 points, après quatre séances consécutives dans le rouge. » AFP. 1/12/2010. Lire aussi « L’Espagne annonce une nouvelle cure d’austérité », Le Figaro, 12 mai 2011. Et http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2010/05/12/04016-20100512ARTFIG00473-l-espagne-annonce-une-nouvelle-cure-d-austerite.php
3. http://democraciarealya.es dont sont extraits les illustrations de cet article.
///Article N° : 10171

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© Ana Jimenez Dato
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