Dans la préface à La Abolición de la esclavitud en Cuba (San José, 1987) et le livre Indios, Blancos y Negros en el caldero de América (Madrid, 1991), les vers ont laissé la place aux phrases pour que Cuba et l´Espagne se regardent dans le rétroviseur. Derrière eux, il y a l´esclavage, ses horreurs et ses chaînes. Et pourtant, Gastón Baquero, poète afrocubain, revendique son hispanité.
La page de l´esclavage est tournée, à Cuba, depuis plus d´un siècle (1886), mais les souffrances physiques et morales qui y sont inscrites ne s´oublient pas si facilement. Croire que la vengeance contre les anciens maîtres serait l´exorcisme tout trouvé est un pas que ne voulait pas franchir Gastón Baquero. Pourtant, sa vie n´a pas été particulièrement bercée par une bonne fée.
Gastón Baquero (1918-1997), mort l´année dernière après trente neuf ans d´exil à Madrid, était Noir, homosexuel, pauvre et poète dans un pays raciste (avant 1959), machiste et où les poètes faisaient office de fous. Son caractère et son intelligence lui avaient cependant permis de faire un pied de nez à sa double marginalité raciale et sociale. Journaliste, il était arrivé à être le rédacteur en chef du tout puissant quotidien Diario de la Marina, doyen de la presse cubaine, de l´époque coloniale à 1959. Poète, son nom fut intimement lié au groupe Orígenes (1937-1956) dont la contribution à la culture cubaine contemporaine est essentielle. Dans sa poésie, Gastón Baquero interroge et s´interroge sur les mystères de l´univers ; il révèle le tiraillement de l´homme entre son sentiment tragique de la vie et sa tendance à la résistance. Mais, par dessus tout, c´est la solidarité entre les hommes et l´avènement d´une alliance nouvelle épurée de haine qui donnent forme à son esthétique. Aussi, lorsqu´il aborde, dans ses essais, la question de l´esclavage, le poète sait-il distinguer la bonne graine de l´ivraie dans le champ informe du dominateur d´hier.
« Maudit soit le père Las Casas », dit un personnage noir dans l´un des romans de Rómulo Gallegos. Cette damnation annoncée du père Las Casas est mise en épigraphe dans une des pages de Indios, blancos y negros… En assumant une telle pensée, Baquero relève l´imposture de la pseudo mission evangélisatrice de Bartolomé de Las Casas. Il n´était pas allé dans le Nouveau Monde pour sauver des âmes ; il y était, plutôt, pour du commerce. Car, quand les Indiens n´eurent plus assez de force pour travailler dans les infernales mines d´or, il eut recours à l´infame idée d´importer une autre main-d´oeuvre corvéable à merci : les Noirs. Petit père des Indiens, Las Casas fut, pourtant, le géniteur de l´esclavage des Noirs comme si Dieu, dans sa miséricorde, était regardant sur la couleur de ses enfants. Le masque de Bartolomé de Las Casas tombe, sous la plume de Gastón. Mais, ce n´est pas le seul. Il y a celui de…Bolívar, qui, quand la plupart des pays d´Amérique Latine sont indépendants, s´écrie, en 1826 : « La liberté de Cuba peut attendre ; nous avons déjà assez avec un Haïti dans les Caraïbes ». Le Libertador (le Libérateur), comme on l´appelle en Amérique hispanique, était, après tout le représentant d´une aristocratie blanche créole (Espagnol né en Amérique) qui ne voulait plus être soumise à la Couronne espagnole, mais voulait substituer aux privilèges qu’elle avait concédés aux siens le pouvoir d´une aristocratie locale où le Noir et l´Indien seraient exclus du pouvoir, fermant les yeux sur les quatre cent mille Noirs qui se convertirent en chair à canon pour mettre fin à la domination espagnole dans le Nouveau Monde.
Le processus de démythification ne s´arrête pas là ; il continue dans le prologue à La Abolición… où José Antonio Saco, intellectuel créole considéré, dans l´histoire de Cuba, comme un abolitionniste, n´apparaît comme rien d´autre qu’un « ennemi de la traite, non de l´esclavage. (…) L´ennemi de la traite était, en réalité, un monsieur qui par « peur du nègre », ne voulait plus de Noirs dans l´île ; et si, ça se trouvait, il se dressait contre les propriétaires d´esclaves, ce n´était pas par amour de la justice, mais parce qu´ils ne pardonnaient pas aux maîtres d´esclaves de les avoir introduits dans le pays. »
José Antonio Saco, conscient de l´infériorité numérique des créoles à cette époque, craint l´avènement d´une deuxième République après Haïti. Ce dont il a peur, c´est donc un bouleversement de la hiérarchie sociale traditionnelle. Mais, à ces vils intérêts de classe – et de races -, s´en opposent d´autres, au nom de la dignité humaine. Ainsi, dans La Abolición…, Baquero cite un catalogue de véritables abolitionnistes auxquels il ajoute les noms symboliques de Don Emilio Castelar et San Pedro Claver, qu´il cite dans Indios, blancos y negros… Les deux derniers personnages représentent, pour Gastón, l´allégorie du don de soi (« Don Emilio est entré aussi pauvre en politique qu´il en est sorti« ) et du martyre (« pas moins de sept attentats contre Pedro Claver pour sa conduite en faveur des Noirs« ).
La vérité historique, sa vérité peut-être, Gastón Baquero tenait à la rétablir pour ne pas tomber dans une sorte de racisme de renversement. Une attitude qui aurait consisté à reconnaître à la race noire, parce qu´autrefois proscrite et enchaînée, toutes les vertus d´une race pure, et aux Blancs toutes les abominations. En vérité, les lignes du poète afrocubain se laissent parcourir comme le chemin de croix obligé vers le salut de toutes les composantes raciales de Cuba. La croix à porter, c´est la prise de conscience, malgré les atteintes passées contre tous les principes de vie civilisée, d´un même destin à assumer : l´héritage hispanique à côté de celui de l´ascendance africaine des Noirs. L´objectif est intentionnel. Il s´agit de répudier l´épisode de la présence anglo-saxone à Cuba, de 1762 à 1763. Car, nonobstant ses souffrances indicibles sur les terres hispaniques du Nouveau Monde, le Noir y a eu plus de fortune que dans le nord de l´Amérique. En effet, ni leur culture, ni leurs tambours et encore moins leur religion, n´ont été interdits aux Noirs dans l´Hispano-Amérique. La santería est désignée à Cuba comme un catholicisme africanisé ; la musique cubaine, désormais transnationale, n´est-elle pas d´essence afro ? Quant au métissage racial, c´est l´un des traits dominants de la population cubaine.
Les Afro-américains ont vécu, eux, dans un univers de discrimination exacerbée. Dans cette civilisation-là, les hommes, en vertu du credo calviniste, étaient divisés en deux catégories : les élus du Seigneur et les non élus, dont les Noirs, ce qui nous renvoie à l´histoire de Cham condamné par Noé son père à l´esclavage. Les Noirs seraient, dans le contexte anglo-saxon, les descendants de Cham…
Tout cela, Baquero a tenu à le révéler ou à y revenir pour que l´on ne soit pas enclin à cultiver « les rancoeurs et la haine parce qu´au-delà des races, des positions sociales, il y a le pari sur la dignité de l´homme. »
Serait-ce là l´une des clés de la résistance de Cuba face au géant aux bottes de sept lieues (Les Etats-Unis) ? En tout cas, le combat, apparemment, va au-delà des conflits idéologiques puisque Gastón Baquero ne s´était jamais compromis avec le communisme.
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