Les problématiques relatives au secteur culturel ne cessent de se complexifier depuis que la culture est devenue de plus en plus soumise à la rationalité du marché. Cette nouvelle réalité résulte de la saturation des activités marchandes traditionnelles qui obligent le capital à trouver d’autres espaces de valorisation. Aussi, la culture a-t-elle pris des dimensions plus importantes depuis qu’elle a été intégrée, eu égard à ses vertus, dans les stratégies de construction des États : c’est la politique culturelle. La politique culturelle est un instrument aux mains des pouvoirs publics que ceux-ci utilisent pour consolider l’identité culturelle du pays et pour générer des externalités positives. L’investissement dans les expressions culturelles, par leur diffusion dans le cadre d’activités culturelles et artistiques, est la matérialisation d’une politique culturelle nationale. Conçue à partir des fondements idéologiques de la nation, elle représente une composante logique de la politique générale dont elle est dépendante. Sans revenir ici sur ses fondements idéologiques qui demeurent très imprégnés par les principes de la Charte de Tripoli de 1962, la politique culturelle algérienne reste l’exclusivité de l’État qui, depuis l’indépendance du pays, continue de la dessiner et la concevoir selon un modèle centralisé basé sur l’hégémonie du ministère de la Culture.
Aujourd’hui, par ses grands moyens financiers, le ministère algérien de la Culture est derrière la quasi-totalité des activités culturelles et artistiques du pays. Cette tendance s’est accentuée depuis 2003 avec l’augmentation spectaculaire du budget consacré à la culture. D’environ 74 millions de dollars en 2003, secteur de la communication compris, ce budget est passé à environ 360 millions de dollars en 2009, soit une hausse d’à peu près 390 % en 6 ans. Avec la mise sous tutelle de plusieurs structures culturelles qui appartenaient auparavant aux autorités régionales et l’institutionnalisation et la création de plusieurs festivals (61 locaux, 20 nationaux et 18 internationaux, chaque année), le ministère de la Culture confirme sa suprématie et s’affirme comme la première autorité culturelle en Algérie. À travers les directions de la culture, installées dans les 48 wilayas, il tente de marquer sa présence sur l’ensemble du territoire national pour réaliser un équilibre culturel régional fragile. Stimulé par une courbe de financement croissante depuis le début des années 2000, le secteur culturel fait l’objet en ce moment d’une reconstruction très importante. Au-delà de tout débat subjectif, il faut admettre que le secteur de la création n’a jamais été autant considéré, pour une raison ou pour une autre, que dans cette dernière période.
Cette reconstruction a pris deux formes : d’un côté, une inscription dans un cadre international pour redorer l’image du pays à l’étranger après une décennie noire et ce, en organisant des manifestations culturelles géantes (Année de l’Algérie en France, Alger capitale culturelle du monde arabe, 2e Festival culturel panafricain d’Alger, Tlemcen capitale de la culture islamique) et, de l’autre côté, un usage surdimensionné de la législation culturelle. En effet, cette entreprise basée sur la législation culturelle – qui passe d’ailleurs presque inaperçue – est en train de bouleverser la politique culturelle algérienne. Si on prend uniquement la période s’étalant entre 2005 et 2009, on constatera que plus de 3600 décrets relatifs au seul secteur culturel ont été publiés dans le Journal officiel, soit une moyenne de 60 décrets par mois, ce qui est énorme. Entre nouvelles dispositions d’organisation des structures culturelles étatiques, nomination et dénomination de responsables et institutionnalisation d’événements artistiques, etc., ces décrets modifient considérablement le paysage culturel national.
Cependant, malgré tous ces efforts, le secteur culturel en Algérie reste peu structuré et n’obéit à aucune règle précise. La politique culturelle, qu’elle soit élaborée au niveau d’une infrastructure culturelle ou conçue à un niveau plus large, reste floue et imprécise. Il suffit de tenter de répondre à ces deux questions très simples pour vérifier ce constat : quels sont précisément les objectifs de la politique culturelle algérienne ? Quel est l’impact des actions engagées sur la société et l’économie nationale ? La réponse est sans doute impossible pour le moment. Pour permettre de répondre à ces deux questions majeures, ou du moins pour pouvoir avoir les clés de réponse, une discipline appelée » management culturel » ou » gestion de la culture » a été créée aux États-Unis au milieu des années 1960 (The Rockefeller Panel Report, 1965 ; H. Thompson, 1968 ; A. Reiss, 1970 ; A. Gingrich, 1970 ; I. Adizes, 1972). Cette discipline s’occupe de régler les problèmes relatifs à un secteur » très peu formalisable » caractérisé par des crises chroniques et des maladies endémiques. Il fallait donc user des sciences de gestion pour créer une sorte de » gestion par la crise « . Aidé par l’émergence de » l’économie de la culture « , le management culturel a dû, très vite, s’aligner sur la doctrine mondialisée du New Public Management qui a influencé toutes les réformes des finances publiques dans les pays occidentaux. La règle était de produire dans le secteur public le maximum de richesse avec un minimum de moyens financiers.
En d’autres termes, il fallait être performant. Et pour savoir si une organisation publique est performante ou pas, il faut l’évaluer : c’est la naissance de l’évaluation de la performance. L’évaluation de la performance est une démarche de mesure quantitative qui fait de l’écart entre les résultats et les objectifs prédéfinis (efficacité) un indice de » responsabilisation » ou de » récompense « , ce qui fait que les » moyens » dans une institution du service public dépendront de son efficacité. L’évaluation de la performance s’appuie d’une manière automatique sur des indicateurs de performance. Un indicateur de performance est un moyen quantitatif qui s’appuie sur un ensemble de données chiffrées dont des statistiques et des ratios qui permettent d’évaluer un objectif donné. L’évaluation de la performance fixe des objectifs en forme de cibles chiffrées à atteindre absolument, sous peine d’intervenir sur les subventions ou voire même changer de dispositif dirigeant (dans le cas de la budgétisation axée sur la performance).
Comme toutes les organisations publiques, les institutions culturelles ont été soumises dans les pays occidentaux, dès le début des années 1970, à l’évaluation de la performance. Les indicateurs de performance permettent à la fois d’orienter la politique culturelle et de mesurer son impact sur la société pour rendre compte aux citoyens (accountability). En France, la pratique de l’évaluation de la performance dans le secteur culturel a commencé en 1972, indirectement sous l’impulsion d’un programme de réformes importé des États-Unis, nommé Rationalisation des choix budgétaires (RCB). Les Centres dramatiques nationaux (CDN) se sont vus contractualisés avec l’État par l’instauration des Contrats de décentralisation dramatique qui fixaient des objectifs (pas encore très précis à l’époque) à atteindre. Après une histoire mouvementée de réformes des finances publiques, la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) est venue, en 2006, bouleverser le secteur public pour faire de l’évaluation de la performance le levier principal des réformes. La LOLF repose sur un ensemble d’indicateurs de performance et fixe aux institutions culturelles publiques des objectifs précis à réaliser. La mission » Culture « , selon la LOLF, se répartit en trois programmes : deux ministériels (Patrimoines, Création) et un interministériel (Transmission des savoirs et démocratisation de la culture). Chaque programme se subdivise en actions. Au programme sont associés des objectifs. L’objectif est mesuré par au moins un indicateur de performance et au plus quatre. Dans le secteur du spectacle vivant par exemple, sept indicateurs (5 d’impact et 2 d’efficience) inclus dans le programme » Création » concernent directement les institutions culturelles publiques. Deux autres indicateurs d’impact inclus dans le programme transversal » Transmission des savoirs et démocratisation de la culture » peuvent concerner ces institutions culturelles.
Au Royaume-Uni, le balbutiement de l’évaluation de la performance dans le secteur culturel public a commencé avec le lancement de l’initiative de gestion financière (Financial Management Initiative) par le gouvernement conservateur en 1982. La gestion par les trois » E » (Économie, Efficacité et Efficience) introduite dans ce cadre a eu des effets immédiats sur le secteur culturel et ce, par le renforcement de la reddition des comptes des organisations culturelles subventionnées. Après sa victoire en 1997, le Parti travailliste crée le ministère de la culture, des communications et des sports. Ce nouvel agent du pouvoir gouvernemental marchera dans le sens des réformes nationales du service public et sera fortement influencé par des initiatives comme la Modernisation du gouvernement local (Modernising Local Government), qui ont encouragé le développement des indicateurs de performance dans le secteur culturel, et que le ministère a mobilisé surtout pour s’attaquer au problème de l’exclusion sociale, cheval de bataille du gouvernement. Selon les recommandations du rapport sur la modernisation des services publics de 1998, le ministère chargé de la culture doit publier de manière triennale le Contrat de service public (Public Service Agreement), dans lequel il doit préciser ses objectifs et les cibles mesurables d’efficience et d’efficacité. Les résultats des objectifs sont suivis et analysés annuellement et publiés dans le Rapport d’automne de performance (Autumn Performance Reports). L’orientation stratégique a été donc redirigée vers une gestion fondée sur le résultat et une centralisation de la décision budgétaire au niveau de ses services centralisés pour mieux contrôler l’utilisation de l’argent public. Toutes les institutions culturelles sont soumises à une batterie d’indicateurs de performance. À travers ces deux exemples, nous avons voulu donner une idée sur le nouveau mode d’orientation des politiques culturelles basés sur les indicateurs de performance. Loin d’être marginalisé, ce nouveau mode a été adopté par la totalité des pays occidentaux et par une grande partie des pays asiatiques. Dans un contexte budgétaire favorable, l’Algérie gagnerait à prendre le train de la modernité et appliquer le nouveau mode d’orientation des politiques culturelles, ou au moins quelques-uns de ses principes. La politique culturelle se clarifierait et l’utilisation de l’argent public se rationaliserait. Mais pour cela, il faut une volonté politique, ce qui est une autre histoire.
Références :
L’auteur s’est appuyé notamment sur ses travaux récents : La politique culturelle dans la ville d’Alger, Observatoire des politiques culturelles en Afrique, 2008.
La politique culturelle en Algérie, El Mawred El Thaqafy, 2009 (en collaboration avec Boukrouh M.).
L’Évaluation de la performance : levier des réformes de la gestion des finances publiques en France, Conférence internationale des sciences administratives, Helsinki, Finlande, 2009.
Les Indicateurs de performances dans les institutions culturelles du spectacle vivant en France selon la LOLF, Conférence internationale du management des arts et de la culture, Dallas, États-Unis, 2009.
Pour l’expérience britannique :
Suter T., Promoting good practice in the cultural sector, Cultural Trends, n°35, 1999.
Pour le budget de la culture, voir : www.alger-culture.com
Cet article paru dans El Watan le 16 janvier 2010 est publié ici avec l’autorisation de son auteur.///Article N° : 9155