Aux Rencontres cinéma de Manosque (France), du 2 au 7 février 2010.
Alors que l’espace des cinémas différents se réduit dans les salles de cinéma, des festivals assurent courageusement à la fois la découverte et la rencontre. C’est le cas des Rencontres cinéma de Manosque. A la faveur de l’engagement sans faille d’une petite équipe menée depuis 23 ans par le cinéaste Pascal Privet, la petit ville des Alpes de Haute-Provence regroupe chaque année un public local, nombreux et fidèle. Etonnant : on y voit 300 ou 400 personnes converger un samedi après-midi à la MJC Jean-le-Bleu pour découvrir La Danse des Wodaabe, un documentaire inédit, dont aucun média n’a parlé, premier film hésitant d’une ethnologue inconnue, Sandrine Loncke ! L’auraient-ils regardé à la télévision ? Rien n’est moins sûr. Une relation de confiance se créé entre un public et un événement. Encore faut-il l’entretenir en ménageant chaque année les surprises nécessaires. Le travail de sélection de Pascal Privet, qui doit par ailleurs continuer ses activités pour vivre, est à cet égard impressionnant : de festivals en visionnage de dvds, il trouve la trentaine de films qui feront que ce public apprécie et a envie chaque année de retenter l’expérience.
Car le projet de ce festival, réaffirmé cette année par Pascal Privet pour introduire Sandrine Loncke, est de se mettre à l’écoute du monde, et que cela va de paire avec une démarche de cinéma. A droite de la grande scène de la MJC, le visage rieur de Jean Rouch, sur une ancienne affiche des Rencontres (cf. photo). Il y était à la fois un ami et un habitué, présent chaque année. Le public avait pris l’habitude de ces séances du week-end où Rouch donnait à voir ses trésors méconnus et à entendre ses inépuisables anecdotes. Et c’est à Manosque, par l’entremise de Pascal, que j’avais pu l’interviewer deux ans avant sa mort (cf. entretien [ n°2129 ]).
Une démarche de cinéma ? Si parmi les films présentés, certains peuvent être exigeants, cela ne fait pas fuir le public. Bien au contraire : dans une telle émulation, l’expérience esthétique fait partie de l’événement. Contrairement à ce qu’affirme un mépris si facilement partagé dans les sphères culturelles et qui motive la navrante nullité de ce qu’on lui propose, le « grand public » n’a pas systématiquement tendance à la facilité, bien au contraire : sa curiosité n’est pas en défaut, il fait le déplacement quand il sent qu’il pourra progresser dans sa compréhension de la complexité du monde.
Si nous sommes tous (et non seulement une élite) demandeurs de cette compréhension, c’est qu’à l’heure du capitalisme planétarisé, nous sommes tous amenés à nous battre avec l’uniformisation en cours. Non comme une menace à conjurer mais comme une négociation, car dans les faits, cette uniformisation n’abolit pas pour autant les différences culturelles. Si les films qui nous montrent la diversité du monde nous intéressent, ce n’est pas quand ils se font célébration nostalgique d’une tradition en perdition. C’est lorsqu’ils sont de simples témoignages de ces tentatives très diverses qui s’affirment un peu partout de s’aménager un espace à soi en faisant de la créolisation générale un atout et non une perte, c’est-à-dire lorsqu’ils nous ouvrent le champ des possibles. Plutôt que d’être des fixations identitaires, les racines (mais aussi les langues, les religions, les nations, etc.) sont alors des atouts pour se définir une place dans l’ici et le maintenant. Dans le lointain Niger, les Wodaabé sont eux aussi en profonde mutation et tentent d’adapter leur pratique quotidienne à leur survie autant économique que culturelle, tant les deux sont liées. Surtout chez les jeunes, fascinés par ce que leur donnent à voir et entendre de l’ailleurs les nouveaux moyens de communication, et riches de leurs expériences urbaines et migratoires, l’individualisation à l’uvre là-bas comme partout ne débouche pas forcément sur un alignement mimétique. Au contraire, la conscience de soi qu’elle engendre autorise et encourage la diversité et l’hétérogénéité au sein d’une même société. L’enjeu n’est pas de regretter l’individualisation mais d’uvrer à ce que l’individuation ne vire pas dans l’individualisme.
Ce n’est donc pas le constat d’une grande dévastation que fait le festival mais la dynamique d’un monde qui se cherche, alors même que les pays non occidentaux s’affirment de plus en plus culturellement et que la question des droits de l’homme se pose partout de façon plus affirmée.
Et ce n’est pas seulement par « curiosité intellectuelle » que le public se déplace mais aussi et surtout de par ce sentiment tout à fait partagé, de plus en plus net au fur et à mesure que la mondialisation avance, d’avoir en commun avec le reste de la planète sa propre quête d’une définition de soi – et donc d’être à l’écoute des tentatives ou des solutions des autres.
Dès lors, s’il est pour cela un moment privilégié, le festival l’est aussi par la rencontre physique avec les cinéastes et il est frappant de voir que la salle reste entière aux débats après les films. Une table et des fauteuils : les réalisateurs et leurs traducteurs s’installent avec Pascal Privet pour une conversation prolongeant la séance.
C’est ainsi que les Rencontres 2010 trouvaient leur public en proposant des films fort différents mais tous passionnants : une rétrospective Sergey Dvortsevoy (Kazakhstan, connu pour le beau Tulpan) ainsi que de ces films sibériens époustouflants de poésie de Markku Mehmuskallio et Anastasia Lapsui, l’intégrale de La République Marseille de Denis Gheerbrant (qui avait réalisé Après au Rwanda, cf. critique [ n°3435 ]), remarquable approche de la richesse d’une collectivité dans sa diversité, le délirant Triomf du Zimbabwéen Michael Raeburn, uvre dérangeante et fascinante dont on attend encore la sortie en salles en France (cf. entretien [ n°7960 ]), Bassidji de Mehran Tamadon, un éclairage glaçant sur les gardiens de la révolution iranienne qui s’impose par la qualité de son approche et la justesse de son positionnement, Lettre à la prison de Marc Scialom, magnifique film sauvé de l’oubli (cf. critique [ n°9027 ]), etc.
Chez Gheeerbrant comme chez Mehmuskallio / Lapsui, s’impose le résultat du temps passé avec les gens, d’un partage au quotidien, d’une écoute attentive, d’une caméra qui n’est pas pressée de tourner mais attend de bien connaître les gens. C’est le cas également de Sabine Loncke, qui a passé trois mois à se familiariser avec le dialecte des Wodaabe après avoir étudié d’autres groupes peuhls du Burkina Faso. Le manque d’expérience limite la portée cinématographique de La Danse des Wodaabe, mais la qualité de ce film tourné au Niger tient dans sa démarche anthropologique : alors que le côté spectaculaire de ces danses guerewol d’hommes maquillés roulant des yeux et montrant les dents les a rendus célèbres, personne n’avait vraiment cherché à leur donner la parole.
La cérémonie de daddo permet à une femme qui n’aime pas son mari de s’enfuir et de se faire « voler » par un homme d’un autre lignage. La cérémonie dénoue les conflits qui pourraient en résulter et crée des parentés entre lignages. Elle est aussi lieu d’élection du plus bel homme. Le maquillage met en valeur les yeux et les dents, le nez aquilin, la silhouette élancée
mais il peut masquer la maigreur. Lucides, des femmes font la différence entre la beauté de l’élu transfiguré par la danse et le charme quotidien qu’il ne dégage pas forcément !
Les hommes dansent face au soleil pour que la lumière pénètre leur corps : « c’est l’uvre du soleil » dira Kuba sur qui Sandrine Loncke bâtit le fil narratif de son film. Kuba est sa référence, son narrateur. Mais endeuillé, il ne chante pas, et il a passé l’âge de danser : il se fait homme de parole, celui qui voudrait transmettre la tradition, et comme il y a urgence, il n’attend pas qu’on la lui demande comme c’est habituellement le cas. Car cette culture inscrite dans les corps, le cinéma en est le dernier témoin avant qu’elle ne disparaisse tant son expression est immatérielle. En raison de la sécheresse des années 70, une génération a fait l’expérience des villes et a pris conscience de l’âpreté des conditions de vie, de l’absence d’école et d’hôpital
Rien n’est déjà plus comme avant, et du coup, tout est ouvert.
A la faveur des questions du public qui ne s’interrompent pas, Sandrine Loncke parle une heure durant. Son film a cet effet : éveiller la curiosité, l’envie d’en savoir plus sur ce peuple si lointain, nomades vivant dans un milieu terriblement aride, isolés et repliés sur leur campement, allant de puit en puit, dans un écosystème excluant toute densité humaine ou animale.
Ce n’est pas la curiosité qu’éveille Vivre ici du Tunisien Mohamed Zran, plutôt une méditation qui dépasse très vite le simple cadre de Zarzis, sa ville natale dont il est allé reprendre le pouls. Car dans cette bourgade où le temps s’écoule doucement, des confrontations sont à l’uvre qui se révèlent à l’échelle du monde (cf. notre critique [ n°9288] et entretien avec le réalisateur [ n°9289 ]). Même en se mettant à l’écoute du réel, il fallait une bonne dose d’écriture et de mise en scène pour élever ainsi le propos. Pourtant, le film est fidèle au programme de son titre : il suit quelques-uns de ses habitants dans leur façon de mener leur vie. Sa gageure est de montrer que des vies simples sont extrêmement remplies, et ne peuvent en aucun cas être méprisées. Et que si la diversité culturelle à l’uvre est source de tensions, elle est aussi un enrichissement lorsqu’elle trouve son équilibre dans l’écoute et la relation.
Autre moment fort du festival et autre avant-première, Femmes du Caire, le dernier film de Yousry Nasrallah, de facture plus populaire que ses précédents (cf. notre critique [ n°9286 ] et entretien avec le réalisateur [ n°9287 ]). Le film est fort, du même scénariste Waheed Hamed que le célèbre Immeuble Yacoubian de Marwan Hamed, et débouche sur un débat animé. Manosque fait partie de ces lieux privilégiés où l’on se pose volontiers des questions de cinéma en voyant les films. Le débat qui a suivi la projection du très ambigu Frères de l’Israélien Igaal Niddam posera ainsi la question de la manipulation sentimentale du spectateur, de l’idéologie fleur bleue de la rédemption du méchant, de l’ambivalence politique du scénario. Après Femmes du Caire, c’est notamment une scène d’avortement très crue qui est interrogée, plongée de haut sur les jambes écartées et sang qui coule, pourtant réduite dans la version égyptienne par compromis avec la censure (qui voulait sinon interdire le film aux moins de 18 ans), mais qui sera entière dans la version internationale, montrant également la sortie du foetus. « Je voulais lutter contre la mentalité dominante qui semble penser qu’avorter est aussi banal que d’aller chez le coiffeur ! », indique Nasrallah pour défendre le fait de tout montrer. Mais on en sait les limites : montrer réduit à une image du réel alors qu’évoquer convoque l’émotion, bien plus mobilisatrice.
Ce sont ces questions et tant d’autres qui font que les couloirs ne désemplissent pas de groupes poursuivant la discussion, que le public revient chaque année participer et que se consolide la défense de cette forme de cinéma dite « indépendante ». Un événement comme Manosque est ce qu’on appelle aujourd’hui une niche, mais sans ces niches-là risquent de disparaître les cinémas d’éveil, ces films qui mobilisent ce que le spectateur a de plus beau : sa conscience du monde et son désir de le changer.
///Article N° : 9290