Si on le compare à vos films précédents, Femmes du Caire est d’une facture plus populaire. Les décors et certains dialogues évoquent un feuilleton de télévision et vous renouez avec une certaine tradition du cinéma égyptien, le mélodrame. Ce choix est-il en rapport au sujet du film ?
En fait, nous avons constaté en lisant ce scénario que les films que j’ai faits jusqu’à présent commencent là où finit ce film : des gens qui ont déjà réglé leur compte avec la modernité, avec l’idéologie dominante, et qui d’une manière ou d’une autre essayent de créer un lien avec le social
mais ils le font en négociant. Ici, je crois que ce qui m’a plu, c’est que ça raconte comment on en arrive là. Les gens qui regardent mes films ne comprennent pas très bien d’où viennent ces personnages et comment et pourquoi ils agissent de cette manière. Il y a une clientèle pour ce cinéma que j’ai fait avant, mais j’ai toujours senti que j’étais obligé d’expliquer pourquoi ils agissaient comme ça, d’où est-ce qu’ils commencent. Et là, je suis tombé sur un texte, où petit à petit l’on voit comment on arrive à cette décision de rompre avec une mentalité dominante qui se résume à remplacer tout ce qui est en rapport avec le sentiment, l’amour, le rapport humain par un contrat, par un troc commercial. Je disais hier dans le débat que ces gens sont des paranoïaques, tous, tous les personnages, et je me rends compte que, parce que la société est assez répressive, c’est devenu leur langage.
Vous parliez même d’un langage procédurier.
Oui. Qu’est-ce qui fait que des gens que je pourrais aimer en arrivent à parler de cette manière ? Et c’est pour ça que je n’ai pas modifié les dialogues, je les ai respectés à la lettre. Il fallait ensuite trouver ce qui me permettait de prendre les personnages au sérieux, pour ne pas les représenter comme des machines à reproduire des grandes phrases mais comme des gens qui remplacent les sentiments par de grandes phrases et qui sont donc très vulnérables. Et du coup le film, pour moi, s’est ouvert et a donné lieu à une possibilité de mise en scène assez intéressante. Le côté que vous appelez feuilleton, je crois que ça vient du fait qu’il s’agit de faits divers. Toutes ces histoires sont des histoires vraies, je l’ai su après
Comme toujours, la réalité dépasse la fiction !
Oui, tout à fait. C’est après que j’ai accepté de tourner son scénario que le scénariste Waheed Hamed m’a dit que toutes ces histoires étaient vraies. Ce sont pour la plupart des personnes qu’il a connues, surtout l’histoire des trois surs et l’histoire du responsable politique qui était en fait un arnaqueur de veuves, femmes divorcées, de vieilles filles, etc. ! Le tout consistait à donner à chaque histoire une couleur qui lui soit propre, commencer sur un ton presque badin, un petit couple avec Hebba, une journaliste un peu gourde, vaine, qui quand elle sent une crise va claquer un argent fou pour s’acheter des produits de beauté dont elle n’a pas besoin. Elle est très consciente de son image, et cette première histoire est comme une comédie à l’américaine, c’est tourné un peu de cette manière avant qu’on aille vers quelque chose de beaucoup plus grave, de beaucoup plus dur. La seconde histoire, je l’ai tournée un peu plus dans la tradition de mes anciens films. A un moment, mon chef opérateur m’a demandé s’il fallait changer la palette de couleur et là j’ai dit : « surtout pas ! ». L’enjeu de trouver une cohérence à ces quatre histoires était assez compliqué pour que je ne veuille rendre la chose encore plus difficile en changeant de couleur ; on doit sentir tout le temps qu’on est dans le même film.
C’est vrai qu’on a le sentiment de changer de mise en scène à chaque fois
De tons en fait, parce que la mise en scène en soi, elle était basée sur la direction d’acteurs, comment leur faire dire ces textes sans qu’ils sentent qu’ils sont en train de dire quelque chose d’important. J’avais plein de problèmes avec par exemple la scène où Imène, la vierge de 60 ans, se met soudainement à parler du voile. Ce n’était pas par pudeur mais simplement que je ne voyais pas comment lui laisser donner des leçons sur le voile et la ceinture de chasteté. Je me disais : « c’est pas possible, je ne peux pas lui faire dire çà » ! Et donc il fallait trouver une raison, comment ? Je demandais alors à l’actrice d’être plus narcissique, d’avoir cette envie là de parler, de déclamer, de parler aux masses, presque un peu paranoïaque. Il fallait travailler dans l’ambiguïté du personnage
C’est quand même difficile à concevoir une fille qui reste vierge jusqu’à 60 ans parce qu’elle ne supporte pas l’idée qu’un homme la touche ! Comme si elle se disait qu’aucun homme n’est assez bien pour la toucher, c’est un peu ça. C’est pathologique !
D’où sa présence dans un hôpital psychiatrique : elle en est consciente.
Oui, d’ailleurs, elle préfère se mettre à l’abri, s’isoler. Mais il y a aussi l’interaction avec Hebba pour qui cette femme ne représente qu’un sujet parmi d’autres
sauf qu’à la fin de l’émission, elle commence à se rendre compte que c’est autre chose qu’avec l’homme politique interviewé au début du film : il y a quelque chose qui touche sa conscience, sa conscience humaine, pas uniquement professionnelle. Donc là, il s’agissait de mettre en scène des corps.
Et en plus, vous donnez le rôle d’Hebba à Mona Zaki, une actrice qui a une image plutôt sage dans ses rôles précédents, donc qui correspond parfaitement au rôle au départ.
Au départ et puis petit à petit ça devient autre chose. L’enjeu était de faire exister ces personnages, ces acteurs, leur donner quelque chose avec lequel ils puissent travailler, autre que le dialogue. Pour en arriver là, il fallait faire des plans très longs, d’où cette mise en scène très construite.
Donc très différente d’un feuilleton télé !
Exactement et bizarrement, ça met les acteurs à l’aise, ça les aide. Ce sont des plans compliqués parce qu’il faut leur donner des marques, toujours leur donner quelque chose à faire
On s’imaginerait que ça leur rend la tâche plus difficile, mais en fait ça facilite énormément leur jeu : ils savent que faire de leurs mains, de leurs corps et du coup, je crois que le film prend du corps !
Vous n’aviez jamais envie de prendre de la distance par rapport à ce côté déclamatoire du scénario ? Vous l’avez vraiment respecté à la lettre ?
Oui, mais la distance, elle est dans la mise en scène, elle est là. Par exemple dans l’histoire des trois filles. Certains m’ont reproché de raconter trois fois la même histoire : à chaque fois, une des surs vient faire ses propositions au beau Saïd. Mais d’une part, ce n’est pas la même histoire et surtout, si j’avais coupé, et je l’ai fait, je l’ai testé au montage, la réaction était : « mais qu’est-ce qu’elles sont connes ces trois filles ! » Alors que quand on voit ce qui se passe, on voit que c’est un garçon qui a très peur, qui est très excité, c’est absolument crédible : on y croit, bizarrement. Ce qui était important, c’est qu’on ne sente pas que les personnages sont des imbéciles. L’imbécile qui se fait rouler par un salaud, ce n’est pas une belle histoire, il n’y a pas de drame : elle est crétine, il est salaud, on le voit dès le début
Par contre, quand on sent qu’il y a deux vraies volontés et deux personnages auxquels on peut croire, même avec l’histoire incroyable de la doctoresse et du ministre, on comprend où est la faille : elle est tombée amoureuse. Pour lui, c’est une affaire. Si elle avait continué à agir en tant que femme d’affaire dans cette relation, ça aurait probablement marché, elle aurait été aussi salope que lui, ça aurait fonctionné. Mais soudainement ce type découvre qu’il a affaire à une vraie vierge, d’où la scène – qui n’était pas dans le scénario – des trois gouttes de sang. Autre chose qui n’était pas dans le scénario, elle dit : « on a signé le contrat de mariage », mais je me suis dit : beaucoup de gens oublient qu’un contrat de mariage est un contrat, un contrat financier, et que donc le mot est essentiel. C’est cette démarche-là que j’avais : voir ce que ça implique que d’être procédurier, dans le détail. C’est de l’anti-sentiment. C’est un peu ça la radicalité du film, la distance par rapport au côté déclamatoire du scénario dont vous parliez.
Toutes ces femmes sont toutes en résistance, en définitive. Si elles sont déstabilisées, c’est qu’elles amènent chacune une dimension que n’ont pas forcément les gens en face d’elles et qui est cet amour, cette fidélité à une certaine authenticité de la relation.
Et c’est là où ça foire, c’est ce qui est tragique pour elles. Tous les personnages du film, au départ, sont extrêmement conformistes. C’est petit à petit, un peu malgré elles, qu’elles se retrouvent dans la résistance. Cela ressemble beaucoup à ce niveau à La Porte du soleil. La question qui vient ensuite est : « qu’est-ce qu’on fait pour garder notre part d’humanité ? ».
Une des trois surs énonce ce qu’elle attend d’un homme : l’honnêteté, l’honneur et la virilité – le contrat classique, en somme, qui est en quelque sorte le contrat de la société.
A propos de la virilité, les spectateurs ont dit : « ça fait longtemps qu’on a pas entendu ce mot ! ». C’est effectivement ce qu’il y a de plus conventionnel mais alors, quelles sont les raisons du secret ? Il ne peut s’expliquer que par la différence sociale : l’une d’entre nous va épouser un domestique. A un moment donné, ce domestique doit faire preuve de supériorité, socialement, pour que je puisse déclarer mon amour. C’est là où les trois filles se sont trompées. Elles ont dit : « exprime déjà ton amour et voyons comment créer la respectabilité », mais cette cachotterie-là, par peur de transgresser des classes sociales, est très courante, dans toutes les sociétés.
Quel est dès lors le contenu de l’amour ? On risque de tomber dans un idéal
Quand Imène parle de son exigence amoureuse, elle ne sait pas de quoi elle parle. Par contre Hibba est amoureuse de Karim ; c’est un beau gosse qui doit bien faire l’amour mais très vite, le mépris remplace cet amour. Elle craque pour lui au lit, mais dans la vie elle le méprise. Dans l’histoire des trois filles, l’amour est là, mais il empoisonne toute l’histoire. Pour la plus jeune, cela revient à un flirt ; celle du milieu, elle, est assez forte pour se trouver un autre mari ; quant à l’aînée, c’est la plus vulnérable, c’est elle qui se donne réellement, elle lui fait don de son amour et de son corps et c’est pour ça qu’elle devient folle et qu’elle le tue. En ce qui concerne la dernière femme, il me semble que c’est son éducation : c’est le mariage idéal, je suis une femme comme il faut et je tombe sur un homme comme il faut, sauf que « comme il faut » ne fonctionne pas du tout. Et un des trucs un peu terrible dans le film, c’est comment dans ces rapports, l’amour, au lieu d’être quelque chose de beau, devient quelque chose qui brise le contrat, qui devient tragique et honteux, presque. Les gens m’ont dit en Egypte, parce qu’il y a une vague de fausse pudeur : « pourquoi y a-t-il tant de scènes d’amour dans le film ? ». Mais il n’y en a pas tant que ça !
Des scènes d’amour choquent très fort en Egypte ?
C’est un faux choc parce qu’en même temps qu’ils disent ça, ils regardent des films porno à longueur de journée ! Mais là dans le film, les scènes sont remplies de sentiment de culpabilité, même quand il s’agit d’un mariage légal, il y a toujours un côté où on sent la transgression, la honte d’avoir fait ça, l’étranglement, c’est mis en scène de cette manière et je ne trouve pas ça excitant du tout ! Au contraire, c’est plutôt gênant, c’est voulu. Alors que moi je n’ai aucune gêne à raconter une scène d’amour, pourvu qu’elle raconte quelque chose.
Ce côté gênant me fait penser à la scène d’avortement. Vous semblez vouloir gêner le spectateur, le choquer
Pas le choquer, mais le mettre mal à l’aise. Des scènes pareilles ne peuvent vraiment fonctionner que dans la durée : ce n’est pas une information qui est donnée, mais c’est quelque chose de très brutal qui se passe. Ces quelques secondes en plus au montage, qu’on peut qualifier de quelques secondes de trop, ce sont elles qui font que cette scène peut acquérir le sens qu’il faut. Ce n’est pas comme d’aller chez le coiffeur ou de se faire une manucure tel que les hommes dans notre société veulent représenter l’avortement pour dire : « de toutes les manières, ces femmes sont des putes, elles se font avorter et recoudre après, on ne peut pas leur faire confiance ». Non, c’est quelque chose de très dur.
Le générique avec les légumes et les fruits a quelque chose de très sensuel. Je pensais à « La Porte du soleil » où ce sont des oranges symbolisant la Palestine : on retrouve ces plans très rapprochés pour jouer du galbe des fruits.
Mais dans le cas de Femmes du Caire, ce sont des fruits pourris ! Ce qui est surprenant, c’est que les gens ne voient souvent que l’extérieur, alors qu’il y a le noir, le pourri. Et en même temps, ça a un côté presque anatomique
Le retournement du personnage de Hebba consiste à passer d’un regard sur le destin des autres à une conscience de son propre destin. On a l’impression que c’est là ce que le film cherche à faire saisir.
Dans le scénario, après l’histoire des trois surs, Hebba rentre chez elle, ils refont l’amour et elle va rencontrer la doctoresse. J’ai dit à Waheed Hamed que ce n’était pas possible : après l’histoire des trois surs qui est très forte, il faut que celle d’Hebba commence, il ne faut pas que l’on sente que le film est fini. D’où la scène où elle prend son bain, alors qu’il est assis sur le lit : d’abord la dispute quand il lui dit que c’est dégoûtant ce qu’elle a fait et puis son effondrement à lui. Et elle qui lui dit, en quelque sorte, « bah, arrête de faire le bébé et faisons un bébé ». Et ça lui fait très peur, il court et claque la porte. Elle a déjà pris sa décision, à mon avis, que c’était fini entre elle et lui. Si bien que dès qu’elle voit la fille qui marche dans la rue, elle dit : « je veux connaître l’histoire de cette fille ». Une autre chose est importante : au moment du dîner, elle réalise qu’elle ne veut pas d’enfant, c’est elle qui craque, et ce n’est pas parce qu’elle s’est fait bastonner. Son histoire, en tant que sujet de programme, commence là. C’est très romanesque. Une des choses qui m’a beaucoup attiré, c’est ce côté où on raconte une histoire stylistiquement, dans le visuel, avec le jeu des télévisions
C’est ça qui me frappe, cette volonté romanesque, pour ne pas tomber dans le naturalisme
Ce n’est pas de ne pas tomber dans le naturalisme, qui est une forme commune, c’est de ne pas faire semblant de faire du documentaire dans une fiction alors que tout est tourné dans des lieux réels, sans décor, mais avec une mise en scène. C’est un réalisme très stylisé.
Quels sont vos rapports avec la censure égyptienne pour ce film ?
Aujourd’hui, ce n’est pas vraiment la censure en tant qu’instance qui pose problème : c’est une censure à un niveau beaucoup plus diffus, dans le social, c’est là où on a du mal.
Etes-vous obligé de faire avec ?
Non, d’aller contre, de faire face à des procès. Le problème actuellement, c’est vraiment la religion et la sexualité, les gens sont obsédés par ces deux choses. Et bizarrement, ils les mettent en opposition.
propos recueillis aux Rencontres cinéma de Manosque, février 2010///Article N° : 9287