Maroc : à l’ombre des Rois

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En 1989, dans une émission de la télévision française « L’heure de vérité », feu le roi Hassan II disait : « J’admets la critique mais je requiers un minimum de respect dans l’expression de cette critique (…) Je ne tolérerai jamais une presse comme Le Canard Enchaîné. La caricature chez nous est quasiment interdite par consensus national ». Cette anecdote résume bien toutes les difficultés qu’éprouvaient les quelques caricaturistes pour s’exprimer librement durant les années de plomb. On pouvait penser qu’avec l’arrivée au pouvoir du roi Mohammed VI, les choses allaient s’arranger. Pourtant, la profession est actuellement en crise.

Historiquement, la caricature au Maroc débute timidement à la fin du protectorat français. Il faut attendre la fin des années 60 pour voir des publications marocaines faire fréquemment paraître des caricatures.
Les précurseurs
Dès 1969, L’Opinion ouvre grandes ses pages à Mohammed Filali et, en 1968, El Alam avait publié les premiers dessins de Larbi Sebbane qui travaille toujours pour ce journal. Ces deux dessinateurs seront avec Hamid Bouhali les fondateurs du premier journal satirique marocain, Akhbar Souk, publication qui fit éclore de nombreux talents locaux de 1975 à 1981. Le journal, en arabe dialectal, une première, eut des tirages allant jusqu’à 180 000 exemplaires. D’autres journaux satiriques suivront, comme Akhbar Dounia, Joha ou plus récemment au début des années 2000 Taqchab. Tous vont bénéficier d’un certain succès avec des caricatures sociales et politiques très noires avant de subir les foudres des autorités.
L’exemple le plus marquant de censure de caricatures est celui du journal Lamalif. Ce mensuel militant de gauche empruntait régulièrement les œuvres de dessinateurs étrangers comme Wolinski, Cardon ou encore Gourmelin, notamment pour illustrer ses couvertures. À propos de ces dessins, Zakya Daoud, fondatrice de Lamalif, rapporte à l’Arab Press Network cette anecdote d’une saisie d’un numéro paru au lendemain des émeutes de Casablanca en 1981 : « Ce n’était pas l’article qu’on nous reprochait mais le dessin de couverture. On a souvent été embêtés à cause de nos dessins ».
Pour l’anecdote, M. Filali est devenu un patron de presse assez controversé, rencontrant un certain succès avec un traitement assez trash des faits divers. Ses détracteurs parlent de presse de caniveau.
Une liberté sous contrôle
Avec l’arrivée du nouveau roi en 1999, les caricaturistes jouissent d’une plus grande liberté mais une forme pernicieuse de censure se développe aussi. Les limites à ne pas dépasser ne sont pas clairement connues. Ce qui est accepté un jour, ne le sera plus par la suite, sans raison apparente. Depuis peu, un particulier ou une association peut porter plainte contre un journal, en demandant une amende si énorme qu’elle peut faire disparaître la publication. L’autocensure a donc lieu à tous les niveaux : dessinateur, éditeur… Il faut suggérer plutôt que montrer.
De nos jours, chaque journal d’informations laisse une place plus ou moins grande aux caricatures. Des journaux de caricatures ont fait leur réapparition. Actuellement, le plus lu est Le Canard libéré de Casablanca.
Les champs d’investigations des caricaturistes sont multiples mais connaissent toujours de nombreux tabous, comme la monarchie, l’Islam et le sexe. Rappelons que l’Islam est au Maroc une religion d’Etat et que le Roi, faisant partie de la dynastie alaouite descendant du prophète Mahommet, a le titre de Commandeur des croyants. L’usage veut que Mohammed VI soit représenté (ce qui est rare) par une main dépassant du cadre.
L’affaire du journal Demain d’Ali Lmrabet, en 2003, est significative. Le journal a été interdit pour des dessins de Khalid Gueddar où le Roi n’était que suggéré. Interdit d’exercer le journalisme au Maroc, Lmrabet travaille désormais en Espagne. Khalid Gueddar, lui, est maintenant en France où il publie une BD humoristique et irrévérencieuse sur le Roi sur le site Bakchich.com. Les planches ont fait un certain bruit au Maroc et la famille de Gueddar, restée au royaume, a été interrogée par la police. Autre exemple, le journal français Le Monde a présenté sa Majesté sur un dessin de première page du dessinateur Pancho, à l’occasion de la visite du président Sarkozy au Maroc. Le numéro en question ne fut pas distribué dans le Royaume.
Si le Roi est totalement épargné, on ne peut pas en dire de même pour le gouvernement marocain dont les membres sont régulièrement croqués par les dessinateurs.
Autre journal français ayant subi les foudres de la censure marocaine pour des caricatures : France soir avec l’affaire des caricatures danoises. Cet épisode a beaucoup choqué les Marocains, le Coran interdisant la représentation du Prophète. Des appels au boycott des produits danois ont été lancés mais ils ont été peu suivis. Pour l’anecdote, juste après cette affaire, en « représailles », l’Iran (Iran cartoon) a lancé un concours de dessins sur la Shoah. C’est un marocain qui a gagné le concours doté d’un prix de 12.000 dollars : Abdallah Derkaoui. Son dessin représente une grue flanquée d’une étoile de David, édifiant le mur séparant Israéliens et Palestiniens, où l’on voit l’entrée du camp d’Auschwitz…
Israël, la cause palestinienne ou les États-Unis sont aussi des sujets souvent traités par les caricaturistes. Même pour ces thèmes « fédérateurs », les dessins sont assez édulcorés et n’atteignent pas le degré d’impertinence et de cruauté que l’on peut trouver par exemple chez le voisin algérien.
Une professionnalisation nécessaire
Une des caractéristiques de la caricature au Maroc est la quasi-absence de professionnels. Les rares à être reconnus en tant que tel dessinent dans divers journaux sous des noms différents. Les autres survivent en travaillant à côté. Il faut savoir que, jusqu’à il y a peu, un caricaturiste au Maroc n’avait pas de carte de journaliste, source de nombreux avantages. La profession n’a toujours pas réussi à former une association pouvant défendre correctement ses droits. Le grand prix de presse, inclut tous les genres de la presse écrite y compris la photographie mais le dessin de presse et la caricature, en sont exclus. De l’aveu même de certains dessinateurs, on est souvent proche de l’amateurisme et le contenu des dessins est souvent dicté par le directeur de la publication. Ce contexte est peu favorable au développement de la caricature au Maroc, qui doit se professionnaliser et gagner en maturité pour avoir une chance d’être reconnue… et soutenue.
PS : Dernier événement en date montrant les difficultés d’exercer le métier de caricaturiste au Maroc : le 28 septembre 2009, le siège du quotidien Akhbar Al Youm a été arbitrairement fermé, sans aucune décision de justice, pour une caricature de Khalid Gueddar sur le mariage récent du prince Moulay Ismaïl. Dans son communiqué, le ministère de l’Intérieur parle d’une atteinte au respect dû à un membre de la famille royale et d’outrage à l’emblème du royaume pour un dessin plutôt banal. De nombreuses autres affaires récentes, comme l’interdiction de numéros de Tel quel, de Nichane et du Monde publiant les résultats d’un sondage sur le bilan des dix ans du règne du Roi, montre qu’un palier a été franchi dans la confrontation actuelle entre la presse indépendante et l’Etat.

///Article N° : 9052

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