Mais est-elle si limpide, la réalité de mon pays, que je puisse en parler avec clarté à l’aune de mes idéaux de poète ? Si la clarté se lit de façon indéniable dans la nature, dans ce soleil omniprésent dont les rayons poursuivent les moindres recoins d’ombre, dans ce soleil qui sème des éclats de diamant dans le lit désordonné de l’océan, fait étinceler les feuilles des arbres gigantesques (mais tout n’est-il pas démesure dans ce pays-lumière ?) et resplendir les fleurs, dans la limpidité de l’air qu’il fait au carême, en est-il de même des hommes, des institutions, de l’inconscient collectif de ce peuple qui redoute encore de se nommer peuple ?
Et jusqu’où peut rêver la femme que je suis, jusqu’où peut-elle s’autoriser à rêver pour son peuple un autre avenir que celui qu’il s’est choisi, qu’il continue de se choisir, d’oublis en reniements, jusqu’où peut-elle oser brandir cet idéal, ce rêve d’un monde autre, dédié à l’expression de l’âme, à la quête de l’être, le regard à la fois ancré en soi et tourné vers l’Autre, celui si proche par l’Histoire par la géographie et la culture, celui, plus lointain, auquel nous ouvrons plus volontiers nos portes et nos coeurs qu’à nos plus proches voisins?
Encore et encore, obstiné et volontaire, mon rêve revient se fracasser sur les récifs, il lèche les anfractuosités des côtes de mon île, il mendie une faille, un espace où lancer son cri mais inlassablement il est contraint au reflux, et il s’obstine encore et encore, s’obstine à dresser l’étendard de l’espérance…
De l’espérance en ce jour où mon peuple sera résolument multilingue pour, débarrassé du prétexte de la langue, tourner les yeux vers les peuples qui s’épanouissent et souffrent si près de nous… De l’espérance en ce jour où mes frères saint-luciens et haïtiens n’auront pas besoin de montrer patte blanche pour aborder en ce dérisoire « morceau de France » égaré dans un archipel
En ce jour où il coûtera moins cher de voler jusqu’à Cuba, à Mexico, ou au Brésil qu’à Paris… De l’espérance en ce jour où dans les écoles de mon pays, le sport, l’expression artistique sous toutes ses formes et le rêve seront non seulement une part importante mais l’épine dorsale des programmes scolaires au même titre que les mathématiques et le français. De ce jour où José Marti, Monseigneur Romero, Alejo Carpentier, Toussaint Louverture, Simon Bolivar, Lumina Sophie, Nicolàs Guillén, Frantz Fanon, Léon-Gontran Damas et Aimé Césaire se promèneront allègrement à travers les pages des manuels scolaires et dans la mémoire, sur les lèvres et dans la psyché de nos enfants
De l’espérance en ce jour où les morts ceux qui ont pris les armes pour lutter et obtenir l’abolition de l’esclavage en 1848 et dans leur lignée ceux de l’insurrection de 1876 dite « Insurrection du Sud », ceux de la révolte des plantations pudiquement baptisée « évènements de Février 1974 » cesseront d’errer entre mort et non-vie quand nos choix leur donneront à savoir qu’ils ne sont pas morts en vain et qu’ils peuvent désormais reposer tranquilles
De l’espérance en ce jour où, reprenant possession de notre part de l’héritage légué par nos ancêtres africains, celui du Verbe donnant vie aux mythes fondateurs, nous réapprendrons l’alchimie des mots et de la musique qu’ils font naître et, prenant d’assaut les places, les écoles et les rues, les champs et les plages ou le calme d’une véranda, nous conjuguerons le rêve et la folie, la révolte et l’espoir et le goût d’un éclat de rire qui se fraie un chemin entre deux coups de tambour, deux verres de rhum, une pépite de papaye, la transparence d’une eau de coco et la chaleur des acras… L’espérance en des joies simples et douces, en des chagrins compris et partagés
L’espérance en ce jour où le mot peuple ne sonnera plus aussi creux que présentement quand il s’adresse à mon pays. L’espérance du jour où je pourrai dire « mon pays » sans craindre de tomber dans l’emphase et la dérision
Et pour l’heure mon rêve en effet respire l’emphase et la dérision
Car sur la terre où j’habite, le crack fait naufrager le cerveau de la jeunesse.
Sur la terre où j’habite des jeunes peuvent tuer un autre jeune pour lui ravir son scooter et ne pas même mesurer l’horreur de leur acte, des bandes rivales s’affrontent dans une ambiance pur-Bronx, les promenades au clair de lune deviennent défi à la prudence et enseigner un risque majeur quotidien.
Sur la terre où j’habite des jeunes désoeuvrés peuvent pénétrer dans l’intimité d’une maison choisie au hasard et en tuer le propriétaire pour lutter contre l’ennui sans comprendre ce qui leur est reproché.
Sur la terre où j’habite fleurissent les Mac-Do, pizzerias ambulantes et autres fast-foods, le modèle américain s’immisce au fond des palais, s’incruste dans le mental via le petit écran qui s’est transformé en baby-sitter moderne, les enfants deviennent obèses, la musique assourdit, les jeux sont de tueries, les rêves se font cauchemars où des créatures venues d’une autre galaxie veulent liquéfier la Terre
Certains parents s’insurgent encore contre le fait que le créole s’enseigne désormais à l’école et préparent leurs petits à être de futurs stars-académiciens.
Sur la terre où j’habite, l’on vibre avec les protagonistes d’une émission de télé-réalité tandis qu’en Haïti, en Irak ou en Palestine pleuvent les morts.
Les « produits du terroir » coûtent affreusement plus chers que ceux venus de France et « consommer local » relève parfois du luxe.
Sur la terre où j’habite des cités anarchiques se dressent en des lieux inattendus, bouleversant l’équilibre des réseaux familiaux et de voisinage où s’ancraient la solidarité et la vigilance, provoquant le surnombre dans les classes des établissements scolaires qu’ils avoisinent et l’éclosion de nouvelles formes de délinquance.
Alors où, où peut s’inscrire mon idéal, dans quel espace-peuple, quel espace-temps, quelle réalité peut-il espérer voir le jour ? Alors alors, il se vêt d’amertume, teinte mes mots de tristesse, de mélancolie et de révolte, mais tenace, têtu, il les nourrit aussi d’amour et d’espérance. Et quand il ce peuple- se prend à se mobiliser et à tendre la main à Grenade et à Haïti disséquées par de meurtriers ouragans, quand, touché par la grâce il se prend à créer autre chose que du vent, que sa musique, que ses paroles prennent sens et enchantent l’âme (Yélé Mahogany ! Kolo, Ton René ba’y lavwa ! Rastok, Trèffre annou alé !), alors alors, dans l’incendie d’un coucher de soleil, la mélodie des bambous, dans la fraîcheur d’un clair matin où prend naissance un rire gras, dans la chaleur d’un coup de main ou d’une veillée culturelle, dans un hommage rendu à notre Poète majeur ou à un musicien cardinal trop tôt enlevé à nos oreilles et à notre légende (Yé Mona, Léona Gabriel !), dans le vent d’un poème, la courbe d’une sculpture, le délire d’une toile, alors alors le rêve trouve une trace de lumière qu’il s’entête à suivre…
Alors alors il est bon d’être née dans ce pays-là, à ce moment-là, dans cette réalité-là, avec ces gens-là, il est bon, oui, d’oser encore brandir son idéal tel un étendard, il est bon et doux de continuer à graver et à lancer mos mots aux quatre vents de ce pays-là qui ne m’a pourtant rien demandé, il est bon de continuer de croire que les rêves conjugués finissent par prendre corps et faire irruption dans la réalité, bousculant les plus sombres pronostics
Il est bon, oui, d’être aussi obstinée que cet idéal qui ne me laisse aucun répit, traquant mes nuits, hantant ma parole, forgeant ma légende personnelle à l’ombre de ce pays où le Ciel a voulu que je vois le jour
///Article N° : 4215