MASA contre massacres

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Contre toute attente, le Marché des Arts du Spectacle Africains a fêté dignement son 10° anniversaire à Abidjan. Sa programmation était la meilleure depuis la création de cette biennale panafricaine. Une note d’espoir et d’harmonie dans un contexte tragique, où la cacophonie ambiante n’était pas absente. Car hélas, ce 6ième MASA a été boycotté par la presse et les professionnels du  » Nord « , sans lesquels cette manifestation perd sa principale raison d’être.

L’objectif du MASA, créé en 1993 par l’ACCT devenue Agence intergouvernementale de la Francophonie, était de mettre en contact les artistes africains avec les médias et surtout les organisateurs de spectacles du monde entier (y compris africains), institutionnels ou issus du  » show business « . En dix ans le MASA a su prouver son utilité : des dizaines de groupes musicaux, de troupes de danse et de théâtre ont su y séduire la presse internationale, et signer des contrats fructueux avec un tas de festivals, salles de spectacle, producteurs et tourneurs du monde entier.
Il n’était pas prévu au départ que le MASA, né à Abidjan, allait s’y installer. C’est sa réussite qui a incité la Côte d’Ivoire à s’investir durablement dans ce projet, à l’accueillir de façon permanente, à le financer généreusement, à lui offrir ses bureaux et son siège social. C’était évidemment une bonne décision, car cette biennale est devenue le principal événement culturel d’Abidjan.
Le  » MASA OFF « , rebaptisé  » MASA-Festival « , organisé en parallèle par les mairies et le district, suscite ainsi tous les deux ans, pendant une dizaine de jours, une animation surprenante dans ce désert culturel qu’est le paysage d’Abidjan la plupart du temps. Inutile de préciser que les artistes n’y sont pas payés, et ne touchent qu’un petit dédommagement  » pour le transport « .
En tout cas, bon an mal an le MASA, officiel et  » off  » confondus, s’est incrusté durablement dans une ville assoiffée de culture, où une foule enthousiaste se presse au moindre spectacle, pourvu qu’il soit gratuit ou pas trop cher.
Il serait donc dommage, et même impensable de déménager le MASA. A moins que la guerre civile ivoirienne dure, dans lequel cas il serait encore plus dommage de sacrifier cet événement, qui appartient à tous les artistes africains.
Entre l’Hôtel Ivoire et le Palais de la Culture
Ce MASA 2003 s’est adapté avec une remarquable habileté aux circonstances. Tous les artistes, journalistes et autres participants étaient logés à l’Hôtel Ivoire. Ce palace arrogant, emblème du  » miracle ivoirien  » des années 1970-80 a encore fière allure vu du dehors, même si l’intérieur défraîchi et déglingué porte les stigmates du déclin. Le personnel était en majorité étranger, originaire des pays voisins, surtout burkinabè. Je demande des nouvelles de mon vieil ami Alassane, qui travaillait à l’Ivoire depuis son ouverture. Le concierge me répond un peu gêné que  » les étrangers sont tous partis « .
Pour nous rassurer (au cas où nous penserions que les rues ne sont pas sûres), le MASA a organisé un service de bateaux entre l’Hôtel et le Palais de la Culture.
Le mot  » palais  » n’est pas exagéré. Mirant sa façade blanche dans la lagune, cet énorme bâtiment flambant neuf, cadeau de la Chine à la Côte d’Ivoire, a révolutionné la vie culturelle abidjanaise avec ses cinq salles de spectacle ultra-modernes de 500 à 2500 places : un complexe qui n’a même pas d’équivalent à Paris… et qui est devenu d’autant plus indispensable depuis que le CCF a été saccagé par les jeunes  » patriotes « .
Le  » Roi  » de ce Palais est le comédien et metteur en scène Sijiri Bakaba. Ses relations conflictuelles et énigmatiques avec la direction du MASA se solderont par deux brusques coupures de courant, seules interruptions durant les dix jours qu’a duré le MASA. La presse abidjanaise aura fait ses choux gras de ces incidents, racontant dans un style racinien la collision très électrique entre Madame Bakaba et Madame Messou, ingénieur électricienne et nouvelle ministre de la Culture.
La tension politique était d’ailleurs perceptible du début à la fin de ce MASA. Le Président Gbagbo, dans son discours inaugural, a ainsi annoncé que la prochaine édition se tiendrait à Bouaké. Décision contestée dès le lendemain sur un ton ironique par Thomas Manou Yablaih, le directeur du MASA : Bouaké, actuelle  » capitale des ex-rebelles « , ne dispose que d’une seule salle de spectacle de 300 places, ce qui rend impossible l’organisation à court terme d’un pareil événement.
Il devinait bien que ce MASA 2003 serait l’otage du conflit ivoirien. Cette fatalité ne l’a pas empêché de se dérouler presque normalement. Et d’offrir ce qu’il existe de mieux en matière de  » spectacle africain « .
Le patrimoine à l’honneur
Depuis que la direction artistique a été confiée au jovial musicologue congolais (RDC) Manda Tchebwa, la programmation a été rééquilibrée en faveur des musiques et danses  » patrimoniales « , un peu négligées par les premiers MASA. De son pays (la RDC) venait la Compagnie Umoja, qui transforme en spectacle un trop léché,  » folklorisé « , des rituels qui n’en demeurent pas moins stupéfiants par leurs danses acrobatiques et la virtuosité des tambours qui les accompagnent. Avec une chorégraphie bien plus sobre, le Mogwana Dance Group du Botswana nous a émerveillé grâce à la magie des polyphonies méconnues des Boschimans, aussi subtiles et puissamment rythmées que celles de leurs cousins Pygmées.
Les Xhosa sud-africains (Mandela est d’origine xhosa) étaient représentés par le Ngqoko Women’s Ensemble du Transkei, offrant l’un des rares exemples de chant diphonique pratiqué hors d’Asie centrale et de Sibérie. Cette technique spectaculaire, ici accompagnée par l’arc musical dont l’usage reste très vivant en Afrique du Sud, consiste à émettre simultanément une mélodie dans le registre grave et une seconde utilisant les harmoniques de la voix, généralement inaudibles chez les humains alors qu’elles sont perceptibles chez bien des animaux (ce sont les peuples chasseurs qui sont partout les maîtres de cet art complexe).
Cette exportation organisée des musiques traditionnelles (pardon, patrimoniales !) n’échappe pas aux effets de mode de la world music. Ainsi la Tanzanie, pourtant riche en cultures très diverses, était une fois encore représentée par un groupe (Kizota) des Wagogo, dont la musique à base de cithares et de lamellophones est déjà bien connue grâce à plusieurs cds (Realworld, Inédit, etc.)
Venu du Nigeria, le groupe Muri Ayangbola, qui accompagnait naguère le fameux  » saxophoniste masqué  » Lagbaja, perpétue la grande tradition des tambours yoruba, dont les fameux  » bàtà  » qui ont survécu à la déportation des esclaves et qu’on retrouve dans les religions afro-brésiliennes et afro-cubaines. D’ailleurs on se serait cru dans une cérémonie du candomblé de Bahia devant les costumes et les masques en textiles hallucinants de la Tripple Heritage Dance Company, qui actualise la tradition des Efik, voisins des Yoruba.
Autre révélation fascinante, celle des masques animaliers de la troupe Oku Juju Dance, venue du Nord-Ouest anglophone du Cameroun, à la frontière du Nigeria.
C’est une des rares régions où subsistent les merveilleux xylophones non fixés, dont les lames rebondissent, posées sur des tiges de bois ou de bambou.
Le Sud du Cameroun était quant à lui représenté par  » L’Épopée d’Angon Mana et d’Abomo Nguélé  » de la Compagnie Bena Zingui. Cette comédie en duo de Léon-Marie Ayissi Nkoa actualise brillamment les ressorts complexes, tout en digressions vertigineuses, du Mvet, l’art fascinant des chanteurs-conteurs de la région, accompagné par la magnifique cithare qui porte ce nom. Un instrument que l’on retrouvait dans un autre  » conte théatralisé « ,  » La Parole « , performance quasi-solitaire de l’étonnant comédien gabonais Mathias N’Dembet.
Autre cordophone légendaire d’Afrique, la multi-millénaire lyre éthiopienne soutenait le chant solitaire attachant de la jeune Sossena Guebre Yessus, dont le groupe n’avait pu faire le voyage.
Souvent utilisés de façon très novatrices, les instruments africains ont démontré leur vitalité dans la plupart des spectacles de ce MASA. Quant à la nostalgie des musiques urbaines du passé, elle était merveilleusement cultivée par le Rumbanella Band, qui tente avec talent de ressusciter la langueur et la sensualité inimitables de la rumba congolaise originelle.
Les  » Francophones  » bientôt minoritaires ?
On s’en souvient, le MASA fut une création de la Francophonie. Mais dix ans après sa première édition, c’est devenu un vrai festival panafricain, où ce critère linguistique hérité de la période coloniale est enfin totalement oublié. Les plus grandes révélations du MASA 2003 sont venues des pays anglophones.
Le jovial saxophoniste Orlando Julius dirige un orchestre flamboyant qui n’a rien à envier à ceux de son ami d’enfance Fela ou de ses disciples. En tant que soliste, il est bien supérieur à Femi ou Lagbaja. Ce Nigérian fou de son héritage yoruba, mais aussi de jazz et de funk, a passé plus de vingt ans aux USA, côtoyant James Brown, Lamont Dozier, Hugh Masekela, Santana, avant de s’installer à Lagos où il est considéré comme le vrai maître survivant du highlife et de l’afrobeat.
Le highlife, ce modèle idéal de toutes les musiques urbaines d’Afrique, a fait une irruption sensationnelle au MASA. Originaire du pays jumeau de la Côte d’Ivoire, le Ghana, on le croyait oublié, mais il est revenu en force avec deux orchestres fantastiques : le Butterflies International Band et surtout Koo Nimo de Kumasi, dirigé par le merveilleux guitariste Daniel Amponsah, où Kuranchie Osei Kwamé ressuscite la superbe harpe  » seperewa  » disparue au XVIII° siècle et reconstituée d’après la tradition orale et les gravures de l’époque.
Le Ghana avait aussi délégué le Noyam Dance African Institute. Leur ballet  » Fire of Koom  » est une splendide évocation de l’univers aquatique dans ses dimensions mythique et onirique, hommage masculin à la sirène Mamy Wata.
L’Afrique lusophone était en revanche sous-représentée : chaleureux mais pas très  » scénique « , le RM Band de Dulce Neves offrait une version un peu aseptisée du  » gumbe  » de Guinée-Bissau… Un peu insuffisant si l’on pense à l’explosion actuelle des musiques angolaises et cap-verdiennes.
La Guinée Conakry était d’autant plus présente que les rescapés de sa diaspora ivoirienne, dont beaucoup ont dû rentrer au pays, étaient venus nombreux applaudir le néo-folk émouvant du chanteur peul Doura Barry et surtout la troupe Kaloum Lole, riche en virtuoses de la danse et de la percussion, associant la tradition mandingue à celle des masques encore très vivants des Guerzé et Toura de la forêt.
Derrière la fête, la révolte
 » Ça peut arriver  » : sous ce titre sybillin du Théâtre National de Guinée, Siba Fassou imagine l’apocalypse. Ce canular inspiré de  » La Guerre des Mondes  » d’Orson Welles actualise la règle du théâtre classique ( » qu’en un lieu, un jour « , etc.) : le compte à rebours d’une guerre nucléaire, vécu par les habitants d’une capitale africaine, révèle brutalement les turpitudes de leur société. L’effet est aussi angoissant qu’hilarant !
La tragi-comédie demeure le mode favori d’une dénonciation des tares de l’Afrique néo-coloniale. Les Congolais en sont les maîtres indiscutables.  » La Femme et le Colonel  » de Bounzéki Dongala (Théâtre de l’Imaginaire de Brazzaville) aborde frontalement la réalité sordide du viol, cause autant que conséquence de la guerre civile.
 » Lettres du Trottoir  » de Yoka Lye Mudaba (Théâtre des Intrigants, RDC) renouvelle le thème antique du monarque qui se déguise en miséreux pour sonder l’opinion de ses sujets, en l’occurrence un Président ubuesque tombe amoureux d’une prostituée.
Dans  » Un Soupir  » de Slimane Benaissa et du défunt Nono Bakwa (Écurie Maloba, RDC), un saisissant dialogue s’instaure entre une mère et sa fille, ne laissant guère d’illusions sur l’émancipation de la femme dans l’Afrique contemporaine.
La relation conflictuelle entre l’homme et la femme mais aussi entre l’homme souverain et sa victime (l’esclave, le vaincu), entre la tradition (mot qui devrait se décliner au masculin) et la modernité est au cœur du magnifique ballet  » Ori « . Les membres de l’Ori Dance Club de Cotonou étaient omniprésents dans ce MASA, attentifs à tous les spectacles et se levant avec enthousiasme à chaque occasion, démontrant entre le public et la scène leur spontanéité et leur virtuosité.
Cette troupe est vraiment l’équivalent chorégraphique de l’extraordinaire Gangbé Brass Band (de Cotonou aussi) : une fanfare qui n’a cessé de progresser depuis son triomphe au Festival d’Angoulême, et rivalise désormais avec les meilleurs big bands de jazz. Le Bénin se révèle ainsi en ce moment un des pays les plus créatifs dans tous les domaines : ce MASA nous a aussi permis de découvrir un remarquable groupe de rap, H2O Assouka, dont le discours implacable et inspiré est soutenu par une exploitation très habile des rythmes et des tambours du vodun.
L’omniprésence obsédante de la crise ivoirienne
Confrontés à une situation compliquée (organiser un festival international dans un contexte national aussi délicat), les responsables du MASA se sont plutôt bien tirés d’affaire. Il était impossible de masquer le caractère très inquiétant de la situation environnante. D’autant plus que somme toute, mieux vaut qu’une telle manifestation culturelle reflète par ses à-côtés et ses aléas la réalité des problèmes et des troubles qui affectent la quasi-totalité du continent.
On peut cependant regretter certaines dérives qui ont fait parfois de ce MASA 2003 une simple affaire  » ivoiro-ivoirienne « . Il n’était pas indispensable que le Journal du MASA (quotidien gratuit dont le but est de pallier l’indigence de la communication et de l’information internes) se fasse le relais de la propagande présidentielle. Ni que chaque soirée s’achève par les prestations d’artistes ivoiriens  » invités  » (par qui ? en tout cas pas par le jury de sélection du MASA).
Un  » plus  » qui ne reflétait pas forcément la quintessence de la musique ivoirienne dans son évolution actuelle, car il ne s’agissait en réalité que de faire croire à un consensus illusoire. Or le mot  » paix « , lorsqu’il est rabâché jusqu’à l’indigestion, ne fait qu’accentuer le malaise. Rien ne témoignait davantage de ce paradoxe que la soirée de clôture. Après une litanie de discours lénifiants, on a d’abord assisté au récital impressionnant du grand chanteur Bomou Mamadou, invectivant avec une rare émotion les politiciens qui voilent leur corruption sous l’étendard de l' » ivoirité  » ; puis à un show final assez artificiel de l’ex-footballeur Gadji Celi, drapé dans le pagne des Rois Akan, et tenant le discours sempiternel selon lequel la Côte d’Ivoire n’est menacée que par une agression extérieure.
Dans une audience accordée aux journalistes du MASA, le Président en rajoutait dans ce registre, affirmant que  » la Côte d’Ivoire n’a qu’un seul problème, celui d’une insécurité liée à l’immigration.  » Discours bien connu, qui tranche avec l’objectif initial du MASA : ressusciter dans le domaine du spectacle, entre les peuples du continent et avec le monde extérieur, l’échange fraternel et productif qu’avaient essayé d’inventer les grands festivals panafricains, hélas très éphémères, au lendemain des indépendances.

///Article N° : 3122

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