Mes parents

John Shady Francis Eone (1968-1999)

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L’oeuvre de John Shady Francis Eone, mort sur les rails il y a quelques années et enterré sur dans une fosse commune à Soa dans la banlieue de Yaoundé, est très brutalement bouleversante. Elle est frappée d’une atroce angoisse existentielle, qui anticipe le destin tragique du jeune licencié en philosophie qui a laissé à la postérité l’une des mémoires les plus effroyables de la geste littéraire camerounaise contemporaine. Ses poèmes dominés de thèmes pathologiques, eschatologiques et des sombres dédales de la mort, prolongent ce macabre climat dans sa prose. Cette nouvelle, d’inspiration bucolique, prouve combien l’homme, ondoyant et divers, peut, sous son apparente bonté, cacher une indécrottable férocité. Les choses ne sont jamais ce que nous croyons qu’elles sont. La générosité la plus emphatique et son corollaire la bonne réputation peuvent cacher de parfaits criminels. Une nouvelle philosophique qui pose l’homme sous l’un de ses angles les plus inquiétants.
J’ai salué à la cantonade. M’ont-ils répondu ? De toute façon, je n’entendais que les plaintes de mon corps courbatu. Il réclamait du repos. Aussi, je n’ai plus, comme de tradition, devisé avec mes innombrables cousins. Même leur vin de palme visiblement émoustillant n’a pu m’arrêter. Je me suis couché, soulageant ainsi mon corps de cultivateur.
Combien de temps avais-je dormi lorsque des paroles dites dans une autre pièce me réveillèrent ? A vrai dire, j’entendais moins de paroles qu’un long murmure tissé de deux voix se relayant. J’ai souri, attendri par la pensée que cette nuit froide, mes parents échangeaient peut-être des mots d’amour. A vingt cinq ans, j’étais éminemment fier de ce couple. Nulle journée ne s’achevait sans qu’une âme en peine du village n’envie l’entente conjugale de mes parents.
Au début de leur mariage, mon père, exempta son épouse de l’épuisante corvée d’eau. Il s’en chargea. Sa femme devait rester fraîche et belle. Cette délicate attention s’ébruita. Kamba, le chef de cancaniers insinua que s’attacher à une seule pauvre était un pauvre subterfuge pour dissimuler une sexualité déclinante. En outre, le spectacle chargé d’un canari d’eau ne manquait pas de désopiler. Par exemple, ce jour où le récipient échappa à mon père et le trempa en tombant. Heureusement l’homme se possédait. Son humeur égale et nullement querelleuse sut fatiguer les lanceurs de quolibets masqués à dessein sur la piste du point d’eau. Le temps passa. Les rieurs perdirent leur gouaille le jour ù ils heurtèrent le tableau insolent de ma mère vendant toute seule du cacao. Kamba maugréa une somme d’injure à l’endroit de mon père. De toute évidence, même traité en public « d’émasculé », mon géniteur savait garder empire sur lui-même. Il se contenta de révéler que ses biens appartenaient également à sa femme. C’est que chez nous, le cacao, sa vente à tout le moins seule procure de consistants revenus. Aucun produit autre ne rivalise valablement avec lui. La gente masculine du village, lors de la répartition de la richesse, a gracieusement cédé à la femme les occupations ménagères, les champs de produits à consommation immédiate, et bien sûr le plaisir de perpétuer la glorieuse lignée de son mari. Cette existence laborieuse délabre la femme. L’home entre alors en scène ; il prétexte du vieillissement précoce de son épouse pour lui accoler une rivale plus jeune. Mission terminée, il s’en retourne se rafraîchir de sève de palmier en travaillant dans sa cacaoyère. En effet, la cacaoyère et ses revenus sont l’apanage de l’homme. Elle lui assure la suprématie familiale : sa femme dépend de lui. Et voici qu’inconsidérément, mon père cédait le pouvoir à une femme !
Moi, unique fils de ce couple iconoclaste, je prolongeait paresseusement mon adolescence. J’avais l’âge de bâtir ma propre case. Mais voici. Couvé dans la chaude harmonie de mes parents, je redoutais la solitude. Quand, pour y remédier, je résolus de prendre femme, mon père me confia « si une femme résiste à tes avances pendant un mois, épouse là, sinon… » Il avait la manie suggestive de laisser ses phrases en suspense. J’appliquais studieusement ce paternel conseil. J’étais beau garçon. Cela explique, je le crois, qu’aucune de mes conquêtes ne me tint tête jusqu’au délai fatidique. Je continuais donc à chercher la femme de mon futur, sans réaliser que ce faisan je me forgeai une renommée de courailleur. On continua à louer la rectitude de mes parents en déplorant la frivolité de leur fils. Les diseurs de proverbes, nos forts en thèmes locaux déclarèrent qu’une fois encore, le bien produisait son opposé.
Cette nuit donc, je sommeillais. La porte de la case s’ouvrit. Quelqu’un entra. Il y eut quelques interjections, le bruit d’une bouteille qui tombe, une impression de lutte. Tout cela me sembla être un rêve vaporeux jusqu’au moment où un cri indiscutablement réel m’arracha de ma couche. Je me précipitai dans la chambre de mes parents.
Mon père, es reins ceints de son pagne bariolé, le torse nu, la bouche béante, le regard éteint, les bras bloqués en une rigidité de marionnette, ruisselait de sang. J’ai presque défailli en retrouvant la même purée vermeille dégoulinant de la luxuriante chevelure de maman. Elle était vêtue de son kaba ngondo des jours de fête. D’où provenait le sang ? Du corps sur le lit. Le corps décapité d’une femme. Un corps encore secoué par des spasmes de vie. C’est alors que j’ai remarqué une machette sanguinolente dans la main de maman.
Dix années sont passées depuis cette nuit inhabituelle. Mon père et ma mère ont aménagé dans un amour plus dense encore. Ils se plaisent à traverser le village, leurs vieilles mains enlacées. Leur amour a inspiré des comptines aux enfants et des proverbes aux sages. Parfois, dans la piste la plus passante, papa dépose un baiser inattendu sur le front ridé de sa femme. Elle lui caresse, le geste léger, sa barbe couleur de nuage. Ils se dévisagent, on dirait, à voir leurs yeux en feu, qu’ils désirent se fondre l’un dans l’autre. Moi, je les observe. Une image me revient chaque fois : mon père et ma mère mouillés de sang humain frais. Cette nuit là, j’ai béni mon père d’avoir isolé sa case des autres. Personne n’avait été alerté par le vacarme. Nuitamment, j’ai transporté le cadavre dans les dédales de notre forêt vierge. Je l’y ai inhumé. Il revint à mes parents d’incinérer leurs vêtements et bien sûr, de se doucher surabondamment pour effacer toute trace de sang. Que s’était-il passé ? Ma mère m’a sobrement parlé, incriminant la « créature » qui avait voulu dévoyer mon père. Croyant pour le jour suivant le retour de son épouse, mon père avait succombé aux charmes d’une « créature ». Pour le malheur de cette pauvresse, maman, tel un fauve, avait flairé le danger, et, après une survenue, avait défendu son territoire. La voix que j’avais entendue, harmonisée à celle de mon père, était donc celle de la « créature ». C’est du moins ce que j’ai pu reconstituer en égratignant par ses endroits prenables le front de silence formé par mes géniteurs. Le temps qui coule m’a contraint à désespérer de jamais les comprendre.
Ils traînent leur amour dans le village. De loin, cela donne deux dos voûtés, quatre jambes machinalement réglées sur le même rythme. De temps à autre, mes parents consolent Kamba, ce pauvre hère dont la femme, la favorite, s’est enfuie il y a une décennie. Leur sollicitude m’embarrasse. Fiat curieux, mes tourtereaux se mettent à professer. Ce matin mon père a dit à mon cousin « l’amour est un exercice de discrétion. Il n’y a d’amour authentique que pour ceux qui protègent ensemble un vrai secret. » J’ai frissonné. Je crois connaître leur « vrai secret ». Pourtant, ils s’adoraient déjà avant lui. Que protègent-ils alors ? De sa belle voix candide, maman a ajouté « surtout fais tout pour garder la personne que tu aimes ». J’ai cru voir mes parents pour la première fois. Supposons que toute sa vie, mon père ait cédé à l’appel des « créatures ». Qu’a donc fait maman pour « garder » son mari ? Dans ce cas, où sont passés les corps enterrés par qui ? Combien de « vrais secrets » protègent mes parents ? Soudain, l’air de la maison m’a paru glauque. Je respirais mal. Cela a dû se voir sur mon visage, puisque ma mère a parlé « tu te sens mal. Je vais te préparer une tisane ».
Je ne me sens pas bien. Je ne me sentirai plus jamais bien. L’univers autour de moi ressemble à une étoffe dont je ne devinerai jamais la couleur réelle. Demain je vais gagner la case que je viens de construire. Pourrais-je encore un jour embrasser mes parents, maintenant qu’il me revient que huit femme ont disparu du village depuis mon enfance ? Je me reproche d’avoir enterré madame Kamba.

///Article N° : 4222

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