Comme il l’explique clairement dans son avant-propos, pour le journaliste et » spécialiste » de l’Afrique Stephen Smith, le but premier du livre Noirs et Français ! est d’élargir son champ d’expertise du continent Africain aux banlieues parisiennes. En effet, ce livre écrit en collaboration avec sa consur Géraldine Faes commence par un argumentaire auto promotionnel. D’après les auteurs, pour comprendre un phénomène de société (même la nôtre), nous aurions besoin d’interprètes. Par conséquent, pour comprendre la » France noire « , Stephen Smith et Géraldine Faes nous proposent leurs services. » Si en refermant ce livre, le lecteur en convient, nous aurons atteint ce but » précisent-ils.
» Tout le monde l’admet à présent : il y a une question noire en France. » Ce postulat énoncé, les auteurs sont partis explorer la planète noire. Comme toute aventure du même genre, le périple ne fut pas sans embûche. Heureusement, les journalistes blancs purent compter sur l’aide de quelques autochtones. » Nous avons surmonté le handicap de notre mauvaise couleur de peau en faisant appel à des amis noirs qui ont assisté aux mêmes manifestations que nous mais sans être tenus à distance » expliquent-ils.
Qu’ont-ils donc découvert ? Sur ce point précis, leur bilan est assez maigre : si quelques indigènes semblent pacifiques, d’autres s’avèrent plus belliqueux. » C’est grâce à ce travail que nous pouvons révéler l’un des registres invisibles sur lesquels joue Dieudonné » annoncent-ils. Pourquoi pas ? Mais en quoi est-ce si important ?
Ce périple au cur des ténèbres commence le jeudi 23 septembre 2005 dans une salle louée à la Maison des Mines dans le Ve arrondissement de Paris. On y rencontre Kemi Seba, chef de la Tribu Ka. Mais nos journalistes semblent seulement préoccupés par le travail qui consiste à repérer et dénombrer ce qui semble être un ennemi. » La seule question d’intérêt est de savoir ce que ces voix, tantôt affligées tantôt agressives, représentent. Qui, en dehors des alvéoles militantes, fait de ce discours son miel ? » s’interrogent nos deux enquêteurs.
Après avoir longuement discuté de Noirs et Français ! avec quelques-uns parmi les membres de la communauté noire de France cités dans ce livre, notamment Joby Valente (actrice martiniquaise présidente du Mouvement pour une Nouvelle Humanité), ceux-ci semblent émettre de sérieux doutes quant à la réelle motivation et surtout la légitimité de Stephen Smith à prétendre les » étudier « .
En fait, tout est dans la posture. Après avoir disséqué l’Afrique en médecin légiste, Smith s’improvise entomologiste (son livre en trois parties fait curieusement penser à la trilogie de l’écrivain à succès Bernard Werbert). Les Fourmis, le livre du contact, Le Jour des Fourmis, celui de la confrontation et La Révolution des Fourmis celui de la compréhension.
D’après Stephen Smith et Géraldine Faes, le premier » contact » eut lieu en 1877 quand le Jardin d’Acclimatation à Paris accueillit un spectacle d’exhibition de nègres » sauvages » accompagnés d’animaux. D’autres auteurs comme François Durpaire dans France blanche, colère noire (1), datent ce premier contact au XVIIIe siècle, quand le chevalier de Saint-George, fils d’un riche planteur et d’une esclave africaine franchit tous les échelons de la société française grâce à sa maîtrise du violon et de l’escrime.
Suite à ce premier » contact « , les auteurs se lancent dans un récapitulatif de l’histoire de la France noire. Ils expliquent comment, le stéréotype populaire de la bête curieuse s’enrichit avec l’arrivée à Paris, en septembre 1925, de Freda J.McDonald (Joséphine Baker) qui devint rapidement » la bombe érotique et exotique » du moment tant elle su jouer à son avantage de son goût pour » l’exhibitionnisme rigolard « .
Smith et Faes racontent comment à la veille de la première guerre mondiale, le général Mangin vit dans la mobilisation de » la Force Noire » la possibilité de rééquilibrer le rapport de force démographique entre la France et l’Allemagne (39 millions d’habitants contre 60 millions). Aux supplétifs noirs qui y avaient survécu, cette expérience leur valut de pouvoir parader lors du défilé de la victoire en 1919. C’est ainsi, d’après Smith et Faes, que le Noir, devenu utile, conquit le cur de la populace. Quelques années plus tard, les autorités françaises recommencent l’opération. À la veille de la seconde guerre mondiale, 66 000 soldats subsahariens sont mobilisés. Cette fois , les choses tournent mal. Les soldats noirs capturés furent dispersés en 57 camps. Le 31 décembre 1943, ils étaient encore 10 475. Mais beaucoup d’entre eux restent utiles. D’après nos auteurs, à la libération, ils étaient près de 3 000 à se battre au sein des Forces Français Libres (FFI). Lors du débarquement de Provence, elles comptaient 92 000 Africains.
Cela dit, quand la France eut besoin de la main d’uvre nécessaire à sa reconstruction et qu’il s’agit de les payer, nos auteurs dénoncent l’ingratitude des autorités quand celles-ci font, de préférence, venir des blancs (l’immigré subsaharien ne représentait que 4% de la population étrangère établie en France métropolitaine).
Cette politique raciale changea quand, à partir de 1963, le bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer (BUMIDOM) permit qu’en 30 ans, le nombre de Guadeloupéens vivant en métropole soit multiplié par neuf, celui des Martiniquais par huit, des Réunionnais par cinq, et celui des Guyanais par trois. C’est à cette période que, d’après Stephen Smith et Géraldine Faes, la France noire vit le jour.
Mais avec la crise économique des années 90, les nuages s’amoncellent. Sous l’effet, notamment, du regroupement familial, le nombre des immigrés originaires de l’Afrique subsaharienne culbute à 400 000. Les deux journalistes nous rappellent la fameuse phrase prononcée par Michel Rocard : » Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde « .
Stephen Smith et Géraldine Faes situent le point de rupture au 23 mai 1998. Ce jour-là, près de 40 000 personnes, majoritairement des Antillais se disant » fils et filles d’esclaves « , manifestent à Paris. Ils expriment leur réprobation au slogan lancé par le gouvernement » Tous nés en 1848 « , c’est-à-dire tous enfants du décret d’abolition de l’esclavage érigé en mythe fondateur.
La même année, une équipe de France » Black, Blanc, Beur » gagne le championnat du monde de football. Mais, comme le rappellent nos deux journalistes, si, la nuit de la victoire, dans une capitale tout entière dans la rue, la France semble s’accepter dans sa diversité, cette reconnaissance s’avère de courte durée. Un an plus tard, dans le département de Seine-Saint-Denis, là où l’espoir d’une » France plurielle qui gagne » avait pris forme, les compétitions de football doivent être suspendues pour cause de » violences répétées « . D’après Smith et Faes, c’est à cette période que dans l’Hexagone s’engage le compte à rebours qui mènera à l’explosion de 2005.
Un an plus tôt, en 1997, la romancière d’origine camerounaise Calixthe Beyala avait adressé une lettre à des intellectuels et artistes noirs pour les alerter sur les problèmes des » minorités invisibles « . Le 19 février 2000, la romancière et son ami Luc Saint-Eloy interrompent la cérémonie des César, pour dénoncer la discrimination que subissent les Noirs à la télévision. En novembre 2001, Africagora lance l’idée des » premières assises nationales des communautés noires « . Elles se tiennent un an plus tard (avril 2002), à l’Assemblée nationale avec pour thème principal : » Quelle place pour les Noirs dans la société française ? »
Mais, comme l’expliquent Smith et Faes, si certains revendiquent leur juste place au sein de la société française, d’autres choisissent la provocation. Fourmis noires et fourmis rouges ?
Le 23 janvier 2002, l’humoriste Dieudonné Mbala-Mbala, né d’un père camerounais et d’une mère française, déclare au journal Lyon Capitale : » Le racisme a été inventé par Abraham. Le peuple élu, c’est le début du racisme. » Le 1er décembre de l’année suivante, déguisé en juif orthodoxe, il termine son sketch le bras tendu en criant » Isra-Heil ! « . Conséquence ? Le 5 février 2004, à la Bourse du travail de Lyon, son spectacle est perturbé par des membres de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) agitant des pancartes comme celle qui prétendait que » Un antisioniste est un antisémite « .
Mais, comme le soulignent longuement Smith et Faes, d’autres noirs vont encore plus loin et attaquent ce qu’ils appellent les » leucodermes » (les blancs) de front. C’est le cas de Kemi Seba (Stellio Gilles Robert Capochichi, de son nom d’état civil). Le 29 août 2004, au théâtre de la Main d’Or, » théâtre que le frère Dieudonné, nous a gentiment prêté « , il annonce la naissance du parti Kémite qu’il rebaptisera » Tribu Ka » (un groupuscule ultra-radical et antisémite) quelques semaines plus tard. Le 26 juillet 2006, sa dissolution sera décidée en Conseil des ministres à la suite des incidents qui avaient éclaté le 28 mai de la même année quand quelques membres de la Tribu avaient manifesté rue des Rosiers, au cur du quartier juif parisien.
Voilà ici, mis à jour, le » registre invisible » sur lequel jouerait Dieudonné. D’après Stephen Smith et Géraldine Faes » en même temps qu’il pourfend le communautarisme sous toutes ses formes, Dieudonné s’est allié avec Kemi Seba et ses pharaons noirs « . Est-ce cette » révélation » en forme de pétard mouillé qui devrait légitimer l’expertise revendiquée par les deux journalistes ?
Revenons à nos fourmis. Le » coup de pied dans la fourmilière « , c’est au ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy que nous le devons. Les auteurs poursuivent leur descriptif. Le 20 juin 2005, il s’engage publiquement à nettoyer La Courneuve » au Kärcher « . Le 25 octobre, il récidive sur la dalle d’Argenteuil, dans les Hauts-de-Seine. Interpellé par une habitante, il lui promet de la débarrasser de la » racaille « . Quarante-huit heures après démarrait à Clichy-sous-Bois des émeutes qui, au niveau national, se solderont par près de 3 500 véhicules incendiés (comme si ce chiffre officiel du Département de l’Intérieur ne suffisait pas, Smith et Faes parlent de » plus de 10 000 » voitures) ainsi qu’une quantité impressionnante d’autres dégâts. Les médias font leurs titres sur » les » Noirs qu’ils découvrent en première ligne des violences urbaines.
Le 30 janvier 2006, Jacques Chirac fixe, pour l’Hexagone, à la date du 10 mai (correspondant au vote définitif de la loi Taubira) la commémoration annuelle de la traite négrière, de l’esclavage et de son abolition.
D’après Stephen Smith et Géraldine Faes, la France noire n’existerait » seulement dans la mesure où elle est stigmatisée. » Elle ne serait donc qu’un phénomène réactif et n’aurait ainsi aucune existence » en soi « . Par conséquent, puisquec’est le Blanc qui fabriquerait le Noir, il n’y aurait donc pas de » question noire » mais, plutôt, une » question blanche « . Car, comme ils l’expliquent très justement, » si le communautarisme noir n’est encore qu’une menace, le communautarisme blanc est depuis longtemps une réalité violente, qui se manifeste par la mixophobie des élites. » Smith et Faes appellent donc au décloisonnement des esprits.
En attendant cette improbable épiphanie, il faudrait d’après eux que la » France noire » cesse de cracher dans la soupe et replace ses problèmes à l’intérieur du monde tel qu’il est. Pour les auteurs, un exemple serait à suivre : le J’ai fait un rêve, récit autobiographique de Mohamed Dia. Aux jeunes des cités qui voudraient marcher dans ses pas, ce patron d’une multinationale de street-wear conseille : » Travaillez, et encore, et encore, et encore
» Comme on disait en mai 1968 : » Encore un effort, camarades
» C’est, en substance, le message que nos deux journalistes entomologistes adressent aux habitants de la planète noire. Il est permis de trouver cela un peu court de la part de ces » autoproclamés spécialistes » du sujet. C’est d’autant plus court, qu’associé au titre de leur ouvrage Noirs et Français ! (l’essentiel étant dans le point d’exclamation), ce conseil (d’amis ?) trahit une très vieille idée. L’idée selon laquelle la » nationalité » du Noir serait comme une anomalie de l’histoire et le résultat de la générosité de ce que le général De Gaulle lors de son célèbre discours du 25 mai 1944 appelait » la seule France « , » la vraie France « , » la France éternelle « .
Ainsi, il aura fallu 445 pages pour en arriver là. Ce serait par manque d’effort, par manque d’adaptation à notre société mondialisée, donc par incapacité à s’intégrer, que les Noirs de France souffriraient de tout ce dont ils sont victimes et se plaignent. Or, comme le remarque très justement François Durepaire (1), paradoxalement, ce qui est stigmatisé comme » défaut d’intégration « , c’est justement leur incursion sur la scène politique. Ce paradoxe est une réaction caractéristique de certains Français. A l’instar d’Alain Finkielkraut dans une interview au quotidien israélien Haaretz, loin de stigmatiser un enfermement communautaire, quand il s’agit des Chinois, des Vietnamiens ou des Portugais, certains intellectuels louent la » discrétion » qui leur confère la réputation de » minorités modèles « . Or, comme l’explique Jacques Marseille dans son livre Du bon usage de la guerre civile en France (2), des jacqueries médiévales aux journées de 1848, la guerre civile est le moteur de notre histoire, une manière typiquement française d’accomplir les » ruptures « . Cela fait donc des garçons et filles traités de » racaille » par Nicolas Sarkozy, les arrières petits-fils et filles des » Gavroches » que, dans son discours du 24 mai 1850, Adolphe Thiers traitait de » vagabonds « . La question est : comment peut-on être plus intégrés à une culture et à une histoire que des gens à ce point capables de s’imposer comme acteurs ? Le problème est donc ailleurs. » La France n’aime pas ses enfants » criait une banderole qui couvrit la façade du lycée Condorcet pendant toute la durée des manifestations anti-CPE.
Alors ? A l’instar de Kemi Capochichi Seba, les Noirs de France métropolitaine constituent-ils une minorité nuisible ou seulement risible ? A cette question, pourtant fortement induite par leur problématique de départ, ni Géraldine Faes ni même Stephen Smith ne semblent avoir eu le courage de répondre.
(1) « France blanche, colère noire », François Durepaire, E: Odile Jacob, mai 2006
(2) « Du bon usage de la guerre civile en France », Jacques Marseille, Ed Perrin, 2006///Article N° : 4595