Mourir d’aimer le théâtre

Hommage élégiaque à Edwige Ntongon à Zok (1954-23 mai 2005)

Print Friendly, PDF & Email

Il y’a des nouvelles qui vous glacent le sang, des mots inconciliables qui jurent d’être reliés. Edwige Ntongo à Zok est morte. Morte ! « Que ce mot est si court et si terrible, s’était exclamé en son temps Guy de Maupassant. Cette information effroyable a éclaté comme un coup de tonnerre dans nos têtes embrouillées et nous traumatise encore. C’en est fini de ce visage que l’art illuminait, de ces lèvres fines que le sourire avait façonnées, de ces yeux qui brillaient pour la passion du théâtre. Adieu belle amie, silhouette agile comme gazette des savanes dorées du Mbam qui t’ont vu naître. Jamais peut-être on avait femme si agile, chef d’orchestre dans tous les métiers du théâtre et dont la cadence des créations forçait l’admiration. Ce personnage génial et atypique était rangé dans la vie mais pouvait également devenir expansive voire excentrique sur scène avec une gouaille à la Madeleine Renaud, grande tragédienne qui formait un tandem amoureux et culturel avec un autre monstre sacré du théâtre, Jean Louis Barrault dans la France des années 70, perpétuant la romance de Molière et d’Armande Bejart sa compagne il y a trois siècles.
Comme eux, Edwige et Jean Minguele furent inséparables. Il s’en fallut de peu pour qu’ils fêtassent leurs noces d’argent… sur scène. Fait rarissime chez les artistes où les couples se nouent et se dénouent au rythme des intrigues et des passions dont ils sont les supports, car paradoxalement, les ruptures nourrissent aussi leur créativité.
Hélas, ce lundi 23 mai 2005, un an après, le corps frêle et fatigué d’Edwige (de)cède. Ce corps qu’elle traînait tel un boulet depuis le 13 avril 2004, date du décès de son époux Jean Minguele, grand metteur en scène et immense comédien. Comment dès lors célébrer la mémoire de celle qui s’en va à la force du « bel âge » sans parler de son « siamois », celui-là même qui l’avait accompagné sur les planches, à la scène comme à la ville. Quels mots conviendraient pour saluer cette grande tragédienne comparable à Sarah Bernartht et à une autre Edwige, Edwige Feuillière, actrice célèbre décédée en 1998 à Paris, interprète de Giraudoux (Sodome et Gomorrhe), Cocteau et de Claudel entre autres.
Ntongo à Zok avait la discrétion et le talent d’Annie Girardot qui a campé de nombreux rôles à l’écran et sur scène, notamment l’inoubliable rôle de la femme qui se suicide par amour dans le film « Mourir d’aimer » aux côtés de Ryan O Neal, la grande noire du cinéma américain des années 70. Edwige la modeste aura mené sa carrière, portant son talent en bandoulière sans tambours ni trompettes, sans flonflons ni ramdams. Et pourtant, elle était l’image même du professionnalisme rompu et pointu que ma qualité de simple spectatrice ne saurait décortiquer. Par conséquent, d’elle, je ne parlerai que d’amour où, en l’espace d’une vie, déferlements de bonheur, envolées de passions lyriques se mêlent aux blessures, déchirures et sanglots de désespoir. Toutes choses qui séduisent dans la pure tragédie grecque dont Edwige fut malgré elle l’héroïne par la beauté paroxysmique de sa passion pour l’Art.
En effet, tout en elle tient de la tragédie. D’abord son stoïcisme face à la maladie, ensuite sa disparition brutale que personne ne pouvait prévoir, pas même son entourage. Ce décès inattendu à la manière d’un coup de théâtre relève de l’art consommé de la mise en scène minutieuse. Voilà résumé le roman de sa vie qui pourrait s’intituler Mourir d’aimer. Aimer, oui, mais qui ? Pourquoi ? Et comment ? Elle seule le savait. Elle avait choisi celui qui symbolisait l’art théâtral dans tous ses états, sous toutes les palettes de la mise en scène à l’écriture en passant par la création et la représentation. Elle avait choisi Jean Menguele parce que c’était elle et parce que c’était lui. Il aimait le théâtre, elle aussi. Tous deux voulaient être célèbres. Ils le seront. Promis ? Juré ! Seront-ils riches ? Oui, d’amour et d’eau fraîche. Peu importaient les écueils, les contraintes, les sacrifices. Seule certitude, leur merveilleux amour. Ils avaient fait le serment de s’aimer, s’aimer encore et toujours et même après la mort, s’aimer pour de bon et pour de vrai. Ils s’aimaient sur scène, ils s’aimaient avant et après le lever du rideau. Ils s’aimaient. Ainsi furent scellés leurs destins emmêlés par des rôles échevelés et notamment Béatrice du Congo et le Don du propriétaire, lauréat du Tanit de Bronze aux journées théâtrales internationales de Carthage en Tunisie en 2003 présentée par sa troupe, la compagnie Ngoti.
Domptée par le succès, Edwige ne s’arrête plus. Ambassadrice du théâtre camerounais, elle effectue une dernière tournée au Tchad et donne deux représentations le 02 et 07 novembre 2004 à Ndjamena aux côtés de Georges Décaux lors du Fiadup (Festival international des arts dramatiques et plastiques pour l’union et la paix). Mais dès 1993, Edwige et sa compagnie enchaînent les tournées : en avril 1995, représentations dans cinq villes du Bénin lors du festival international du théâtre, ensuite à Abidjan lors du festival off du marché des arts du spectacle africain (MASA). Entre 1995 et 1997, dix représentations de la pièce Récupérations à Yaoundé, etc.
Pour parachever leur amour, les deux artistes auront des pour irradier de leur lumière une vie de saltimbanques qui, telle une trappe de mortelle vient de se refermer sur cette redoutable bête de scène que fut Edwige Ntongo à Zok. Elle a joué le dernier acte de vie tragique. Le rideau est définitivement tombé. Les applaudissements crépitent, le public l’ovationne. Elle s’incline et salue. Vive l’artiste ! Chut… Ne pleurons pas ! Elle n’est pas morte. Elle se repose.
J’aimais cette fille fine et altière qui m’avait adoptée. Une anecdote me vient à l’esprit : il y a trois ans, au festival des Arts et Culture de Bafoussam, lorsque je la vis accrochée aux bras d’un autre monstre de la scène : Keki Manyo, qui l’a précédée au royaume des morts. Mon ravissement devant pareil attelage qui augurait à mon avis des représentations alléchantes sera hélas de courte durée. Je leur fais part de mon impatience de les voir réunis sur scène. Ils éclatent d’un fou rire communicatif ; « tu es bien la seule à t’en préoccuper »,  » nous ne monterons pas sur scène », Affirment t-ils en chœur. « Nous sommes ici comme experts et « ne sommes pas programmés. « Dommage », avais-je soupiré, déçue.
De réunions en réunions, je ne cessai d’admirer son énergie débordante et ses initiatives. Désormais, Edwige, tel un aimant, exerçait sur moi un pouvoir attractif lors des rendez-vous culturels où elle s’impliquait. Ainsi, lors des derniers Retic (Rencontres théâtrales internationales du Cameroun), elle présida l’Association des femmes artistes d’Afrique centrale. Envoûtée par son charisme, je me fis un devoir d’y adhérer, honorer de siéger aux côtés des centrafricaines, congolaises, tchadiennes et gabonaises.
Hélas, au fil des jours, l’artiste incandescente au rire cristallin des jours heureux était devenue la veuve triste esseulée au regard perdu dans les méandres sinueux de la vie privées de sa canne. Dieu, que de projets interrompus ! Ne me quitte pas ! A t-elle prononcé ces paroles de Jacques Brel en le voyant s’arracher à la vie et plonger ses yeux dans les ténèbres ? Peut-être lui a t-elle dit « bientôt je te rejoindrai, nous serons réunis pour toujours. Qu’importe que nos vies aient été brèves, elles furent exaltantes, palpitantes, excitantes et par dessus tout idylliques. Ensemble nous écrirons notre légende, car notre collaboration fut exemplaire. Notre parcours fut une ballade, la ballade des gens heureux. Notre amour fut un acte de guerre violent et incisif contre l’immobilisme culturel. Notre lutte pour la valorisation du théâtre camerounais ne saurait s’achever dans l’indifférence, le silence et l’oubli. De la finitude de notre existence terrestre jaillira le limon qui nourrira l’éclosion des talents des générations futures. Mourir d’aimer le théâtre, tel fut notre choix. Tel sera mon testament artistique. »
Elle avait parlé. Je ne puis lui répondre. Et soudain
Mes larmes coulent sans retenue
Qui baignent le visage éploré de la disparue
O Edwige, du théâtre tu fus aiguière
En ton art amazone cavalière
De la scène, sois Edwige vestale
Livre ton message ô amour sororal
Je n’ai pas le cœur à la poésie
Car les muses m’abandonnent aussi
Edwige, toi que la faucheuse a prise
Prions tous pour que vive ton esprit
O Edwige, mes yeux s’embrument
Et mon cœur plonge dans l’amertume
Et soudain ma plume s’enrhume
Foudroyée de douleur, je me consume.
René philombe a bien eu raison de dire : « La culture est au corps social ce qu’est le sang pour le corps humain ». Rien ne remplace le sang dont la couleur est identique pour tous sans distinction de races. Aussi pensons-nous que la culture est universelle. Hélas, le génie camerounais est méconnu par son propre peuple et les talents reconnus jusqu’à présents ne bénéficient pas du soutien étatique mérité qui leur permettrait de se pérenniser. Pour cela, la rédaction des mémoires des grands hommes de culture devrait être subventionnée et confiée aux écrivains. En les lisant, les jeunes pourraient s’inspirer de l’engagement de leurs aînés qui ont marqué de leurs empreintes les domaines artistiques, et ce malgré les obstacles qui ont pu jalonner leur carrière.

///Article N° : 4205

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire