Ndour Matar, des photographies pour interpeller la société

Entretien de Marian Nur Goni avec Ndour Matar

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Né en 1956 à Diourbel, au Sénégal, Ndour Matar commence la photographie en 1987 après des études de comptabilité.
Après avoir versé dans la photographie appliquée à ses débuts, il développe, à partir de 1995, une approche plus personnelle du médium en s’intéressant notamment au patrimoine culturel sénégalais. Nous l’avons rencontré en France à l’issue d’une résidence de création à Bagnolet, à l’invitation du photographe Denis Rouvre.

Parlez-nous de la résidence qui vous a amené en France en novembre 2009…
Je connais un photographe – qui est aussi un frère et un ami – Denis Rouvre, installé à Bagnolet, et qui a fait un travail sur la lutte sénégalaise. Au Sénégal, je l’ai aidé à intégrer ce milieu. Denis a réalisé un très bon travail, il a réussi à faire le portrait de ces gens, avec leurs regards, leur force et leurs corps.
Comme il envisageait de mettre en place des résidences dans son hangar, qu’il a aménagé en studio, il m’a invité à l’inaugurer.
Il s’était entendu auparavant sur ce principe avec Tendance Floue, un collectif de photographes (1), pour voir ce que l’on pouvait faire ensemble.
Sur quel sujet avez-vous travaillé ?
Le thème qui s’est dégagé portait sur la ville de Bagnolet. Les autorités locales n’ont pas suivi le projet mais Denis a souhaité continuer avec les moyens dont il disposait.
J’ai souhaité travailler librement, avec ma sensibilité. J’ai fait un tour dans la ville, notamment autour du périphérique. J’ai vu plein de gens y débarquer, avec leurs valises, leurs regards et expressions… Cela m’a interpellé.
C’est comma ça que j’ai commencé à photographier, à chaud. Mais j’étais un peu en décalage par rapport aux gens, c’est compliqué de travailler avec ce qu’on appelle le droit à l’image, je restais alors un peu loin d’eux.
Denis et les autres photographes m’ont conseillé de me rapprocher, me disant que j’avais un charme pour parler aux gens… Ainsi, j’ai commencé à me présenter, à expliquer ce que je faisais et à demander aux gens de poser.
De bonnes choses sont sorties de là et cela m’a donné le courage d’aller vers les gens et de photographier des situations.
Dans ce travail, il y a des portraits, des photographies d’architecture (car Bagnolet est un mélange de moderne et de traditionnel) et des photographies d’ambiance avec les tags sur certains murs, les arrêts de bus…
J’ai travaillé en numérique, ce qui me permettait de suivre plus facilement l’évolution du travail : tous les deux jours je faisais une première sélection qui était ensuite soumise au regard de Denis et de Fanny Dupechez qui a travaillé comme directrice artistique à Tendance Floue.
Nous avons tiré les images choisies en petit format et avec cela, nous avons réalisé un mur de photographies, d’où se sont dégagées trois séries. Parmi celles-ci on va en choisir une vingtaine qui sera tirée. L’idée serait d’en faire un projet d’exposition ou de livre…
Je vais rentrer au Sénégal avec des tirages et un autre jeu de tirages va rester ici.
Dans la semaine qui me reste à passer en France, je vais visiter des galeries pour voir les dernières tendances et rencontrer des gens.
Je suis aussi allé au salon Paris Photo, il y avait beaucoup de choses à voir, cela m’a permis de pouvoir partir avec des idées et de savoir ce qui se passe dans ce milieu.
Quelles sont ces idées ?
Aussitôt rentré, je vais faire un travail autour d’une décharge, que l’on appelle chez nous la décharge de Mbeubeus où travaillent beaucoup de gens. J’ai envie d’aller vers eux et de faire leur portrait. Je vois dans ce sujet quelque chose qui peut interpeller les gens : savoir que la société est ainsi repartie, savoir qu’il y a des gens qui travaillent au prix de leur vie… Je suis très sensible à tout cela.
Je pars d’ici avec beaucoup d’idées et une conscience très claire de ce que j’ai envie de faire. Souvent, les photographes se cherchent, essaient de trouver leur voie et maintenant je la tiens : c’est essentiel pour un photographe.
Je souhaiterais également continuer le travail entamé à Bandafassi : dans cette partie du Sénégal, située à huit cent cinquante kilomètres de la capitale, vit un peuple que l’on appelle chez nous une ethnie minoritaire, parce qu’ils ne sont pas nombreux. Ils sont venus du Fouta Djalon car on voulait les convertir à la religion musulmane alors qu’ils étaient animistes et qu’ils voulaient rester ancrés dans leurs traditions. Puisqu’ils n’avaient pas de moyens de défense, ils n’étaient pas armés et puis c’était un peuple très pacifique, ils ont préféré se réfugier dans les montagnes et s’installer en communautés (cela a dû se produire entre le 19ème et le 20ème siècle, mais je ne saurais pas fixer une période précise). De là-haut, ils pouvaient guetter l’ennemi et se réfugier dans les grottes en cas de danger, il y a là des caches souterraines dont eux seuls connaissent l’entrée et la sortie. Après cette période, ils sont restés dans ces montagnes, ce sont des gens qui vivent encore aujourd’hui de chasse et de culture et ils ne connaissent pas la modernité. Parmi eux, il y a des gens qui n’ont jamais vu une voiture ou qui ne connaissent pas le téléphone.
Comment avez-vous travaillé avec eux ?
Auparavant, j’avais eu un contact avec un jeune qui fait partie de cette ethnie, car il y en a qui sont descendus des montagnes pour aller en ville et fréquenter l’école. Il m’a facilité l’entrée chez eux, en parlant leur langue, et quand ils me voyaient avec lui, ils se sentaient en confiance parce qu’il fait partie des leurs.
Je leur demandais l’autorisation de les photographier, certains avaient déjà vu un appareil photo, mais à chaque fois que je le déclenchais, les gens sursautaient ! Étant introduit, j’ai pu participer à la fête du village avec une contribution qui a permis d’acheter ce qu’il fallait. Aussitôt, j’ai été accepté, cela m’a permis d’entrer dans les concessions, de parler avec les gens.
Mais j’ai eu quelques problèmes de santé à cause de l’altitude et je n’ai pas pu rester autant que je l’aurais voulu. Je suis resté dix jours. Je dois y retourner en janvier et février 2010 et y rester environ un mois. Je voudrais y aller avec un journaliste, dans l’optique d’en faire en livre par la suite. Énormément de Sénégalais ne connaissent pas les conditions de vie de cette communauté.
Un travail a été fait au milieu des années soixante sur le même sujet par Renaudot de l’agence parisienne Ouaki et c’est toujours ces mêmes photographies qui sont la référence pour les ministères. Depuis, elles n’ont pas été renouvelées, alors que beaucoup de choses ont changé ! Quand j’ai montré mes photos au Sénégal, beaucoup m’ont demandé : « Où vivent ces gens ? » et je leur ai répondu « Ce sont des Sénégalais, comme vous et moi. »
Ainsi, beaucoup ne savent pas que ces coutumes existent encore dans notre pays. On pense au Sénégal comme un pays qui tend à être moderne…
Je veux approfondir davantage ce travail pour permettre à de nombreux Sénégalais de pouvoir s’imprégner de ces réalités.
Vous avez parlé de ministères, avez-vous cherché à associer des institutions à ce projet ?
Ce travail est un pari que je me suis fait. J’ai pu le financer grâce à un autre travail qui avait été bien payé. Je tenais à le faire seul et assumer tous les problèmes potentiels. Tout s’est bien passé, j’ai pu prendre mes repères, commencer à m’intégrer et à travailler, et je pense que le second voyage se passera bien aussi.
Les institutions ne font pas grand-chose pour ce genre de projet, donc on est obligé de se débrouiller seul mais quand le travail sera fait, des agences de voyages ou des fondations pourront être intéressées. Mais il faut leur proposer quelque chose de concret, c’est comme ça qu’ils seront plus à même de s’associer au projet.
Cette région est tellement riche – les gens creusent la terre pour y chercher de l’or – que des gens sont venus des régions frontalières, de la Guinée, du Mali, pour y travailler. J’ai ainsi travaillé parmi ces gens, j’ai fait leurs portraits et documenté les conditions dans lesquelles ils travaillent. Souvent, il y a des écroulements de terre, et quand je suis arrivé sur place six personnes y étaient mortes ensevelies. Ils travaillent avec des moyens rudimentaires, ils n’ont pas de machines, ils n’ont rien du tout. Ils creusent avec leur force et leur volonté de sortir quelques grammes d’or et se faire un peu d’argent.
Cela m’a vraiment heurté et, en même temps, la volonté de ces hommes, leur courage m’ont interpellé : rentrer sous terre, à cinq, dix mètres de profondeur, il faut le faire… Creuser, gratter, sortir la terre… Il y a des femmes qui viennent pour tamiser la terre. Je sais qu’ils arrivent à trouver de l’or et à le vendre mais au prix de leur vie.
Une société minière vient de s’installer dans cette région – Dieu sait, c’est des lingots d’or par jour ! Malheureusement, les gens que j’ai photographiés ne sont pas intégrés dans ce processus économique. Ils sont simplement là, en continuant à creuser et en espérant trouver un jour le gros lingot…
Je vais aussi travailler davantage sur cela.
Espérons juste qu’avec tous ces projets, les moyens suivront ! Mais avant tout, ce sont des envies personnelles.
Pouvez-vous revenir sur votre initiation à la photographie au Sénégal ?
J’ai commencé la photographie en 1987. Je viens de la sculpture, je faisais des installations que j’arrivais à exposer et à vendre. Cela me permettait de vivre car, après des études de comptabilité, je n’avais pas trouvé d’emploi mais j’avais la chance de pouvoir faire des choses avec mes mains. Au bout de deux, trois ans, j’ai trouvé un travail et je n’avais plus le temps de m’occuper de la sculpture. J’avais un neveu qui faisait de la photographie et qui malheureusement est décédé, j’ai récupéré son matériel et c’est comme ça que j’ai commencé à faire de la photographie, en famille d’abord, en photographiant ma femme et mes enfants. Par la suite, je me suis de plus en plus intéressé à l’image et j’ai voulu m’inscrire au CESTI – Centre d’études des sciences et techniques de l’information à Dakar où il y avait un département de photo journalisme. Mais, malheureusement pour moi, cette année-là le département était fermé ! J’ai alors envisagé de m’inscrire à des cursus par correspondance en France mais cela coûtait très cher.
Alors, j’allais dans les échoppes acheter des journaux, des magazines comme Chasseur d’images et puis je consultais des encyclopédies qui traitaient de la photographie… Je me documentais beaucoup.
J’allais voir des expositions et je regardais à la télévision comment se faisaient les cadrages, le travail sur la lumière… J’étais très curieux et je prenais mon appareil pour faire des essais. C’est comme ça que j’ai commencé.
Ma première exposition a eu lieu en 1995 au Centre culturel français de Dakar dans le cadre du Mois de la Photo : j’avais réalisé une série de portraits d’un marchand ambulant, dont j’aimais bien la « gueule » et qui chantait des airs d’opéras dans la rue pour attirer l’attention des gens et vendre ses mouchoirs !
Depuis, je n’ai fait que de la photographie car, entre-temps, j’ai perdu mon travail.
Je faisais de la photographie industrielle, avec le port autonome de Dakar qui m’avait commandé des photos, je travaillais avec quelques sociétés, mais aussi les mariages, les baptêmes…
Cela me rapportait de l’argent que je pouvais réinvestir dans d’autres projets photographiques et également prendre en charge ma famille. J’ai éduqué mes enfants dans cette ambiance et ils le comprennent bien !
Dites-nous quelques mots du milieu de la photographie au Sénégal. Un collectif nommé Hémisphère Sud avait été créé…
Il y a un groupe de photographes qui s’intéressent vraiment à la photographie d’auteur mais c’est difficile de travailler ensemble car ce sont de fortes personnalités. Les gens n’essaient pas d’aller à l’essentiel et de faire quelque chose de concret ensemble, chacun essaie de tirer la couverture de son côté, faussant ainsi d’emblée l’esprit du travail collectif. Travailler en collectif signifie travailler dans l’intérêt de l’ensemble des personnes, tout en sachant que ce bénéfice rejaillira en fin de compte sur chaque membre…
Au niveau des jeunes, seuls deux ou trois, avec lesquels je suis en contact, s’intéressent vraiment à la photographie au-delà de son aspect commercial.
Je leur dis qu’il faut travailler et y croire pour se donner les chances d’avoir des opportunités.
Je leur parle de mon parcours et de mes voyages… J’essaie de les motiver car certains peuvent faire des choses intéressantes mais il faut de l’engagement ! Je fais de mon mieux pour que cela bouge davantage.
Je suis reconnu au Sénégal, les jeunes me font confiance et ils viennent me demander conseil. Certains commencent à progresser et, d’ici quelques années, ils prendront la relève.

1. www.tendancefloue.netParis, décembre 2009///Article N° : 9145

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Les images de l'article
Portrait de la cité © Ndour Matar
Portrait de la cité © Ndour Matar
Portrait de la cité © Ndour Matar
Série Bandafassi, 2009 © Ndour Matar
Série Bandafassi, 2009 © Ndour Matar
Série Route de l'or, 2009 © Ndour Matar
Série Route de l'or, 2009 © Ndour Matar
Série Route de l'or, 2009 © Ndour Matar





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