« Nos musées doivent s’ouvrir à la contemporanéité »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Samuel Sidibé

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Depuis sa réouverture en 2003, après d’importants travaux d’agrandissement, le musée national du Mali – crée en 1981 – s’impose par sa politique et ses ambitions comme l’un des musées nationaux les plus dynamiques du continent. Rencontre avec son directeur.

Depuis sa réouverture, le musée dans sa version « moderne » s’est-il doté de nouvelles missions ?
Les missions du musée n’ont pas changé, mais nous sommes appelés à donner plus d’amplitude à certaines missions que nous n’avions pas pu mettre en œuvre, soit parce que nous n’y avions pas suffisamment réfléchi, soit parce que nous n’avions pas l’espace nécessaire. C’est le cas de la création contemporaine que nous nous attachons à valoriser depuis quelques années. Le musée ne peut pas s’enfermer dans le passé : il faut l’ouvrir sur le paysage contemporain.
Cette mission est devenue pour nous un axe majeur. Il faut donner une visibilité à la création contemporaine pour permettre au public d’intégrer son histoire d’aujourd’hui dans une perspective patrimoniale. Notre mission consiste avant tout à faire du musée un lieu vivant.
Est-ce dans cette perspective que vous aviez organisé pour la première fois au Mali, fin 2005 (1) une grande exposition d’art contemporain soutenue par Africalia et l’Unesco ?
Oui, cette exposition traduisait l’ambition du Musée national de jouer un rôle d’envergure dans la promotion de la création contemporaine en offrant aux artistes l’opportunité de toucher leur public.
Proposer des expositions d’art contemporain c’est permettre au public de prendre conscience que son identité ne se situe pas seulement dans le passé, contrairement à ce que véhicule la plupart des musées sur le continent. Si les Africains ne regardent pas leur contemporanéité, ils ne pourront pas s’inscrire dans le monde d’aujourd’hui.
Nous voulons ouvrir de manière large le musée à la culture contemporaine. C’est pourquoi, nous présentons une exposition sur les textiles maliens (2). Ce n’est pas à proprement parler de l’art contemporain mais, à travers cette exposition, notre objectif est de montrer comment les teinturières aujourd’hui participent à la création de modèles vestimentaires et donc à la création du groupe. La culture actuelle – au sens large – doit être valorisée pour permettre au public malien de la vivre dans sa contemporanéité. Les deux artistes exposés – Mariane Montaut qui travaille le bogolan et Aboubakar Fofana qui s’attache à l’indigo – créent des tissus contemporains en utilisant des techniques traditionnelles. En ayant recours à la tradition, ils créent un goût nouveau. Ce processus permet à la population de s’ouvrir sur une dimension nouvelle de son identité.
Quelles sont les réactions du public face à ces nouvelles stratégies ?
Elles sont bonnes même si le public malien n’aborde pas encore facilement une exposition d’art contemporain présentant des œuvres d’un Konaté, d’un Fadaïro ou d’un Dolo. En revanche, les Maliens aimant beaucoup les tissus et étant très attachés à leur tenue vestimentaire, ils sont plus sensibles à une exposition sur le design malien présentant des créations contemporaines à partir de supports qui leur parlent. Ils prennent ainsi conscience que le musée est un endroit où leur culture peut être représentée. Il faut continuer à montrer les œuvres d’artistes contemporains parallèlement à d’autres expositions qui attireront un plus large public au musée.
Le musée a-il une politique d’acquisition d’œuvres contemporaines ?
Oui, depuis déjà un certain temps. Mais, faute de moyens, nous n’avions pas pu la mettre en œuvre. Maintenant que nous en avons un peu plus, nous faisons quelques acquisitions. Suite à l’exposition de 2005, nous avons acheté une œuvre de Ludovic Fadaïro, d’Abdoulaye Konaté et de Ky Siriki. Plus récemment, le musée a acquis quelques sculptures de Dolo. Ce sont des œuvres qui s’achètent à des montants relativement importants pour nous, mais ces acquisitions sont nécessaires pour ouvrir notre collection à la contemporanéité.
Nous travaillons actuellement à une grande exposition d’art contemporain qui réunira, en septembre 2007, des artistes d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Togo, Ghana, Nigeria, Mali) et d’Afrique du Nord (Maroc, Égypte). Dans ce cadre, nous disposons d’un budget de 10 millions de francs CFA pour nous permettre d’acquérir des œuvres.
Comment cette exposition est-elle financée ?
Elle est financée par l’Union européenne avec laquelle nous travaillons en partenariat depuis l’exposition Vallée du Niger (3). Le musée national du Mali a la chance d’avoir pu faire beaucoup de choses grâce à divers partenaires tels que la Fondation Ford, l’Ambassade de France ou l’Unesco. Je reconnais que peu de musées en Afrique peuvent prétendre avoir autant d’appuis.
Comment expliquez-vous ces nombreux soutiens au musée du Mali ?
Il me semble que nous avons une assez bonne image. Le musée a été créé en 1981, avec peu de choses. Nous avons développé sa collection qui comprend aujourd’hui plus de 7 000 objets. Par ailleurs, nous avons entrepris une politique de formation qui a permis de doter le musée d’un personnel compétent. Enfin, nous avons monté des expositions temporaires, ce qui est rare en Afrique. Ces dynamiques nous ont permis d’acquérir la confiance de nos partenaires.
Quel rôle joue le Ministère de la culture dans le développement du musée ?
C’est notre organisme de tutelle. Depuis la présidence d’Alpha Oumar Konaré (4), l’État a amélioré son aide au musée. Pour l’année 2007, notre budget – tous appuis confondus – s’élève à 700 millions CFA, ce qui n’est pas mal. L’État nous verse aujourd’hui entre 350 et 400 millions CFA pour le fonctionnement (salaires compris) du musée alors qu’auparavant nous plafonnions à 10 millions de CFA.
Sans cette augmentation budgétaire, le musée n’aurait pu continuer à vivre. Nous restons néanmoins en bonne partie tributaires de nos partenaires financiers pour nos activités de programme.
Pensez-vous que l’ouverture et le succès du musée du Quai Branly à Paris puissent avoir des répercussions positives pour le Mali en termes de valorisation du patrimoine national et de partenariats éventuels ? Quel regard portez-vous sur ce musée qui renferme des trésors du patrimoine culturel malien ?
L’ambition de partenariat entre le Musée du quai Branly et certains musées africains a été exprimée. Il faudrait maintenant qu’elle soit mise en œuvre de façon un peu plus visible. Je pense que cette question est incontournable. Si les responsables du musée n’arrivent pas à le faire, ils auront raté une des missions qui me paraît essentielle pour le quai Branly.
Le patrimoine malien qui est au musée appartient à l’histoire. Sa présence dans un musée français est liée aux relations historiques entre le Mali et la France, aux rapports de force entre les deux pays et au fait que les collectionneurs du Nord ont pu profiter de la faiblesse des pays du Sud pour enrichir leurs collections.
Qu’à cela ne tienne ! Il y a aujourd’hui un public africain qui vit en France et qui peut profiter que ces objets sont en Europe pour redécouvrir son histoire. Je pense en particulier aux jeunes de la seconde génération d’immigrés. Ils semblent un peu « paumés » par rapport à leurs racines : la présence du quai Branly peut les aider à s’inscrire dans l’histoire de leur pays d’origine.
Cela dit, est-ce que ces objets peuvent aider à la valorisation de notre patrimoine en Afrique ? Je n’en suis pas sûr. Si c’est le cas, cela doit passer par des partenariats. Le quai Branly peut nous aider, par des politiques de prêts, à présenter des objets d’une grande valeur historique, dont certains ne sont mêmes pas visibles en Afrique. Je collabore déjà avec le Musée du quai Branly sur quelques actions. J’ai émis le souhait que l’exposition sur les Ciwara (5) soit présentée à Bamako. Nous n’avons pas encore beaucoup avancé sur ce dossier mais j’espère que cela pourra se faire. Je n’attends pas du quai Branly une aide consistant à nous envoyer des ordinateurs ou d’autres équipements, mais un partenariat pour la valorisation de notre patrimoine. Ce musée doit être un véritable outil de partenariat professionnel avec les musées africains Si nous ne parvenons pas à cette logique d’échange d’expositions et de développement des connaissances, nous aurons manqué quelque chose.
Considérez-vous que la valorisation du patrimoine peut être source de développement ?
J’en suis persuadé. Les gens doivent être conscients de la force de leur histoire : ce n’est pas le cas en Afrique. Le musée peut participer à la création d’une confiance nouvelle que les Africains doivent retrouver. L’état colonial a enfermé les musées dans l’Afrique traditionnelle et « authentique ». Du coup, les Africains ont pensé que leur avenir était derrière eux. Pourtant, il nous appartient de construire notre avenir. Les musées doivent œuvrer à cette sensibilisation. Montrer le meilleur de la création contemporaine africaine participe à la construction de cette confiance. Voilà en quoi les musées peuvent aider au développement du continent.
Quelle est votre politique envers les publics locaux ? Les Maliens se sentent-ils plus concernés par leur musée depuis sa réouverture ?
C’est une question de fond à laquelle nous sommes confrontés en permanence. Ce défi se pose à tous les musées du monde. Il est impensable aujourd’hui que les musées africains se développent sans leurs publics. Nous avons entrepris un travail de sensibilisation envers les établissements scolaires à travers certains programmes. Mais nous sommes conscients que c’est encore insuffisant pour faire venir les élèves en nombre. La stratégie demande sans doute à être affinée.
Pour les adultes, nous avons initié depuis la réouverture du musée, « les jeudis musicaux », programme musical gratuit qui invite un groupe local ou éventuellement étranger à jouer en live chaque semaine. Ces concerts drainent entre 500 et 700 personnes par semaine. Ils nous permettent d’attirer au musée un public qui n’est pas intéressé par les objets, ce qui est aussi une grande question. Les gens n’entrent pas encore dans le musée mais ils se familiarisent avec le lieu. Chaque semaine, nous présentons au public un objet du musée. Par ce biais, on espère, à terme, l’inciter à en découvrir d’autres et à s’approprier l’espace du musée.
Vous avez reçu en février dernier le prix Prince Claus pour vos efforts dans la lutte contre les pillages et le trafic des biens culturels. Récemment (en avril) il y a eu à l’aéroport de Roissy une importante saisie d’objets historiques en provenance du Mali. La lutte du Musée national du Mali en la matière n’est plus à démontrer. Ne craignez-vous pas néanmoins que ce cheval de bataille – certes nécessaire – ne supplante pas la vocation initiale de votre mission ? N’êtes vous pas un peu isolés dans cette lutte ?
Je ne pense pas que la lutte contre le pillage de notre patrimoine nous détourne de notre mission. Vous ne pouvez pas être concerné par la préservation et la valorisation du patrimoine et accepter de voir disparaître les objets. Mais, je me rends compte que le musée ne peut pas lutter seul. Il faut que le ministère de la Culture se décide à décentraliser la politique de préservation et de développement du patrimoine culturel pour rendre plus efficace la lutte contre le trafic des biens culturels.
Depuis des années, nous menons un travail de sensibilisation pour que les gens prennent conscience de la gravité et des conséquences de la perte de ces objets pour le Mali. Il faut que d’autres musées voient le jour autrement, le musée de Bamako ne pourra pas grand chose. Si l’on crée des musées régionaux, si des structures culturelles se mettent en place à l’intérieur du territoire, la sensibilisation sera beaucoup plus forte et l’on arrivera à une lutte organisée et à un travail de médiation plus efficace.
Des partenariats avec les musées de la sous-région sont-ils envisageables pour valoriser votre patrimoine commun et financer le montage d’expositions ?
Nous ne les avons malheureusement pas encore suffisamment développés et je le regrette. Il existe un organisme – le WAMP (6) – dont la vocation est de favoriser cette dynamique. Je ne désespère pas qu’à terme nous puissions y arriver.
Dans le cadre de l’exposition prévue en septembre, je projette de réunir les directeurs des musées de la sous-région pour débattre du rôle des musées africains vis-à-vis de la création contemporaine. Nous devons comprendre qu’aujourd’hui notre rôle ne consiste pas seulement à s’occuper du patrimoine ancien mais à s’ouvrir à la contemporanéité.
L’introduction au colloque « Afrique : musées et patrimoines pour quels publics ? » (7), dont vous étiez partenaire, affirmait « l’émergence de la muséologie africaine ». Comment la définissez-vous ?
Je ne suis pas d’accord avec cette notion. Je ne sais pas ce qu’est « le modèle africain du musée » ni la muséologie africaine. La muséologie se décline suivant le patrimoine et le public. C’est à partir de ces données que des stratégies se mettent en place. Nous devons réfléchir en Afrique aux questions du patrimoine et du public. Dès lors qu’un musée se crée dans le monde, les responsables doivent réfléchir à ces questions globales. Chacun doit essayer de voir comment y répondre et obtenir un résultat selon la réalité à laquelle il est confronté. Nous devons nous interroger sur la définition du patrimoine (oral, traditionnel, etc…) et une fois celui-ci défini, savoir à quels publics nous nous adressons et quelle stratégie adopter pour attirer ces publics.
Lors d’un colloque, quelqu’un a dit du musée de Bamako qu’il était comme un musée occidental. Qu’est ce que cela veut dire ? Qu’un musée bien organisé avec un bel espace, une cafétéria et une boutique est un musée occidental ? Dans ces conditions, qu’est ce qu’un musée africain ? Un musée pauvre, sans projets, sans espace ?
Nous devons avoir une ambition globale, nous poser les bonnes questions concernant notre continent et résoudre les problématiques non pas à travers une approche intellectuelle « africaine » mais par une approche que toute personne du monde des musées pourrait avoir. Nous devons avoir les mêmes ambitions que n’importe quel musée du monde pour ne pas être considéré comme des sous-musées.

1. Le Musée national du Mali a organisé du 5 décembre 2005 au 28 février 2006, une exposition d’art contemporain à laquelle ont participé 11 artistes originaires du Bénin, du Burkina Faso, du Cameroun, de Côte-d’lvoire, du Kenya, du Mali et du Sénégal.
2. « Éloge d’Ocres & de Bleus », exposition d’œuvres textiles de Mariane Montaut & Aboubakar Fofana, du 29 novembre au 30 décembre 2007.
3. Exposition itinérante présentée au Musée national du Mali en 1994.
4. Président de la république du Mali de 1992 à 2002. Il avait été de 1975 à 1978, chef du patrimoine historique et ethnographique au ministère de la Jeunesse, des Sports, des Arts et de la Culture, puis président du Conseil international des musées en 1986. Il est depuis 2003 président de la Commission de l’Union africaine.
5. « Ciwara, chimères africaines ». Cette exposition – présentée au Musée du quai Branly du 23 juin au17 décembre 2006 – montrait l’aspect traditionnel de la société bamana, essentiellement, du Mali, tout en mettant l’accent sur l’aspect esthétique de ces cimiers antilopes en bois sculpté, gravés, patinés, peints, dont les formes stylistiques et les matériaux varient en fonction des régions et de l’évolution du temps.
6. Wamp : « West African Museums Programme, créé en 1982 à Abidjan, est une organisation régionale non gouvernementale basée à Dakar dont la mission est de contribuer au développement des musées en Afrique de l’Ouest par le renforcement de leurs capacités, et le développement d’un réseau de professionnels de musées au-delà des barrières linguistiques et géographiques. »
7. Septembre 2006.
Un catalogue de l’exposition permanente du Musée national du Mali a été édité en 2006 (éd. Quo Vadis), grâce à une coopération avec le Musée national d’Ethnologie de Leyde (Pays-Bas). Auteurs : Samuel Sidibé, Salia Malé, Annette Schmidt, Rogier Bedaux.///Article N° : 6722

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