Orson et le jazz, à l’oreille

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Comment Orson Welles avait voulu rendre aux jazzmen une musique que le cinéma a grandement contribué à leur voler. Sans y parvenir.

Cliché
1943, coulisses d’un théâtre new-yorkais. Un photographe inconnu immortalise une rencontre mythique entre le jazz et le cinéma, image retrouvée dans les archives Magnum : Orson Welles, entre Duke Ellington et Cab Calloway. Une rencontre amoureuse entre le son et l’image, entre la voix de Duke et le regard d’Orson. Rencontre amoureuse entre trois corps, entre ces corps noirs à l’élégance voyante, parfaitement à l’aise dans d’impeccables costumes gris, et ce corps blanc, un peu dégingandé, la mèche vaguement rebelle, comme en désordre, à l’étroit dans un costume noir rayé. C’est d’abord la proximité entre ces corps qui attire l’attention. Plus qu’une complicité, plus qu’une connivence : une tendresse, une affection, confirmés par le toucher, par le genou et la main d’Ellington, par la main de Calloway posée sur le genou de Welles. La posture des corps et le regard des musiciens semblent enserrer le cinéaste d’un cocon protecteur. D’autres éléments de la photographie confirment cet encerclement, qui place Welles dans une position parfaitement centrale : les rayures de la veste, le nœud papillon, et les mains, posées sur un parapluie, que Welles tient comme un instrument de musique, comme une trompette ou un saxophone.
Mais il y a surtout ce regard émerveillé qui mange ce visage d’enfant espiègle, cet évident ravissement. Orson Welles et Duke Ellington rêvent peut-être encore de faire une bonne blague à Hollywood, blague qu’ils ont imaginée, quelques années plus tôt : réaliser ensemble un film à la gloire du jazz. Pas à la gloire de ce jazz sirupeux et mécanique que les Majors ont promotionné depuis plus de dix années, entre les figures imposées de Paul Whiteman intronisé King of Jazz(1) en 1930, et celles du King of Swing, Benny Goodman, qui, huit années plus tard, défile à la tête de son big band en jouant Hooray For Hollywood!, dans Hollywood Hotel de Busby Berkeley. Pas à la gloire de ces musiciens à la peau blanche, mais à ceux que le cinéma ignore presque totalement, ceux qui ont inventé la seule musique américaine.
En 1930, le véritable roi du jazz s’appelle précisément Duke Ellington, pianiste, compositeur et chef d’orchestre, qui fait les beaux jours du Cotton Club de Harlem, où il prouve que le jazz peut être autre chose qu’une musique de danse, qu’un entertainment. A la tête d’une grande formation, il met au point une écriture orchestrale parfaitement originale, entre réminiscences d’une jungle africaine mythique (le style jungle(2)) et orchestrations subtiles et raffinées (le style mood(3)). Quelques années après, en 1938, l’année de Hollywood Hotel et du triomphe de Benny Goodman, Count Basie est le roi incontesté du swing : à la fin de la décennie précédente, il jouait du piano devant les films muets dans un cinéma de Red Bank, sa ville natale, avant de porter à la perfection un swing de masse, où les riffs(4) des pupitres de cuivres déchirent l’espace sonore comme autant de brèves explosions.
Sur cette photographie, ce n’est pas Count Basie mais Cab Calloway qui semble approuver, hilare, la bonne blague de Duke. Sa cravate traduit sa vraie nature, celle de l’inventeur du Hi-De-Hi-De-Ho(5) et du Zah zuh zah, précurseur des zazous français. L’amuseur burlesque a occulté le musicien surdoué : le pitre génial est aussi un des précurseurs du be bop, un de ceux qui, à force d’audaces rythmiques et mélodiques, ont mis à mal la régularité des orchestres des années trente pour faire entrer le jazz dans une ère nouvelle, celle de Charlie Parker et de Dizzy Gillespie. Calloway est peut-être le symbole de la manière dont le cinéma a appréhendé le jazz, n’en retenant que les aspects spectaculaires, réduisant les jazzmen à quelques bouffons rigolards.
Citizen Kane
Mais Ellington a toujours refusé ces caricatures, et c’est à lui que fait appel Orson Welles quand il s’apprête à consacrer au jazz l’un des quatre épisodes de It’s All True. Il avait déjà magnifiquement utilisé la musique noire dans la scène du pique-nique de Citizen Kane. Celle-ci commence par un très gros plan du visage d’un chanteur noir, regard caméra, qui amorce une ballade(6), accompagné par une petite formation de jazz. Un travelling découvre l’orchestre dans un décor exotique, une jungle rêvée, jungle de pacotille où la fête bat son plein. Ce travelling latéral est prolongé par un travelling avant dans le même mouvement, vers une tente dans laquelle on retrouve les Kane, claustrés, hors du monde, assis l’un face à l’autre. Une dispute de plus en plus violente, filmée en champ/contre-champ, les oppose, pendant que, hors-champ, la musique continue. Retour à l’orchestre, cette-fois en plan fixe, avec le batteur au premier plan, tandis que les invités (blancs) tapent maladroitement des mains. La musique n’est pas plus rapide, mais plus dense, avec les percussions omniprésentes. A l’intérieur de la tente, Kane, debout et furieux, filmé en contre-plongée très accentuée, répond à la demande d’amour en forme de défi de Suzan par une gifle terrible. Des cris d’une femme, hors-champ, sur le visage impassible de Susan, semblent faire écho à cette gifle, et mettre fin brutalement à la musique, jusqu’au fondu enchaîné final.
Orson Welles exploite dans cette scène les ressources dramatiques du jazz comme aucun metteur en scène ne l’avait fait jusque là. La musique se réfère directement au style jungle d’Ellington, avec effets de growl(7) et de cuivres bouchés. Les percussions, proches des tambours africains, confirment cette hypothèse. La force de Welles est d’utiliser l’énergie et la vigueur rythmique d’un jazz authentique (et pourtant a priori parodique), pour mettre en évidence, par contraste, la vanité et le ridicule de ces apparats et de ces noceurs. Les Noirs ne sont plus de simples amuseurs pour Blancs : Welles renverse le rapport de forces en les présentant comme seuls êtres humains réellement vivants dans un univers de faux-semblants.
Mais il va plus loin encore : c’est dans la musique que sont contenues la tension et la violence de la scène, sa sauvagerie. Pendant la dispute, il oppose la lumière blanche et froide des visages immobiles, notamment celui de Kane, cadavérique, à la pénombre mystérieuse et mouvementée de la fête. Il oppose l’ennui et la rancœur à l’érotisme et la sensualité du jazz. Le mélange de percussions, de glissandos de cuivres, de voix, mélange de plus en plus foisonnant, traduit la rage rentrée de la querelle, jusqu’à devenir la voix intérieure de l’héroïne, cris terribles et irréels qui prennent le relais d’une musique à bout de souffle.
It’s All True
En ponctuant de cris cette exultation progressive, Welles est bien dans l’essence d’un jazz qu’il aime et connaît parfaitement. Sa principale initiatrice en la matière n’est autre que Billie Holiday. Dans son autobiographie, elle raconte une aventure amoureuse avec Welles, à Los Angeles, pendant le tournage de Citizen Kane :  » C’était les débuts d’Orson à Hollywood, comme pour moi. On s’aimait bien, il adorait le jazz, on a commencé à sortir ensemble. A la fermeture de la boîte [où je chantais], je l’emmenais jusqu’à Central Avenue, le ghetto noir de Los Angeles, et lui faisais connaître tous les cabarets et les boîtes louches. Orson adorait çà […]. Il était plongé jusqu’au cou dans son premier film, Citizen Kane, qu’il écrivait, mettait en scène et interprétait tout à la fois, et il avait beau s’amuser au-dehors, son esprit était sans cesse occupé par ce qui se passerait au studio le lendemain matin à six heures « (8). Le 29 juillet 1941, quelques mois après la sortie de Citizen Kane, Welles dépose à la RKO le titre It’s All True, projet de film en plusieurs parties dont une, la première, est intitulée Jazz Story, brièvement résumée ainsi dan Moi, Orson Welles :  » histoire du jazz américain racontée à travers la vie de Louis Armstrong, sur un scénario d’Elliot Paul avec la collaboration de Duke Ellington (qui composera la partition et en fera l’arrangement), d’Armstrong, qui doit jouer son propre rôle et de Hazel Scott, qui doit interpréter Lil Hardin (la première épouse d’Armstrong) « (9). Ellington composa même un morceau destiné au film, et toucha un cachet de 12 500 dollars, ce qui montre l’état d’avancement du projet et la collaboration effective entre Welles et le compositeur.
Comme on le sait, jamais It’s All True ne verra le jour. Les rushes magnifiques retrouvés par Richard Wilson, Myron Meisel, et Bill Krohn, même s’il n’est jamais question dans leur documentaire(10) de l’épisode sur le jazz, attisent douloureusement d’éternels et inutiles regrets. La beauté des plans du carnaval de Rio, le travail sur le noir et blanc, cette manière unique de filmer la peau noire, d’accompagner les corps en mouvement, cette volonté, évidente sur ces quelques images, de saisir l’instant, la vie en train de se faire : autant de raisons de penser qu’Orson Welles pouvait réussir, enfin, à filmer le jazz, musique de l’instant, musique du geste et de la spontanéité.
Orson Welles a ainsi, vainement, voulu rendre à Louis Armstrong, à Duke Ellington, et à tous les jazzmen, une musique que le cinéma a grandement contribué à leur voler. Mais il n’était pas uniquement guidé par ce désir de rendre justice. Il trouvait dans le jazz et dans la prise de risque permanente de ses hommes un idéal de cinéaste :  » Le danger pour un artiste, c’est d’être trop à l’aise. Il doit toujours avoir l’impression d’être dans une situation inconfortable. Il doit chercher le maximum d’insécurité « (11). Duke Ellington rendra hommage à cette passion sincère en lui composant un Orson. C’est cette proximité entre Welles et le jazz qui hante cette photographie. Une manière de vivre, de jouer avec la vie, commune à trois des grands créateurs de ce siècle. Mais cette emphase ne leur sied guère : l’étrange casquette de rappeur, qui sert de malicieux couvre-chef à Duke Ellington, est là pour rappeler à l’exégète sentencieux que tout cela est pour rire. Et que, s’il est une qualité, une seule, que les trois hommes revendiquent joyeusement, c’est la légèreté.

1. John Murray Henderson.
2. Style évoquant, à l’aide de multiples effets de cris pour les instrument à vent, ou de tam-tam pour les percussions, à la fois une jungle africaine mythique et la jungle des villes (Black and Tan Fantaisy, 1927, Echoes Of The Jungle, 1931).
3. . Littéralement : état d’esprit, atmosphère. Au début des années trente, l’expression mood music sert surtout à qualifier les compositions très complexes, à l’atmosphère intimiste, de Duke Ellington (Mood Indigo, 1930).
4. Courtes phrases très rythmiques, de deux à quatre mesures, destinées à pousser le soliste.
5. Pour les cinéphiles et jazzophiles, on trouve une incroyable version féminine et japonaise (!) du Hi-De-Hi-De-Ho dans l’Ange Ivre (1948) d’Akira Kurosawa.
6. Cette ballade est un extrait de In a Mizz, de Charles Barret et Haven Jonhson. Les paroles semblent commenter l’amour du couple Kane :  » It can’t be love / For there is not true love…  » (cela ne peut pas être de l’amour / car il n’y a pas de véritable amour…).
7. Manière très expressionniste de jouer, sorte de grognement rauque, imitant la voix humaine, que le musicien produit avec un instrument à vent.
8. Billie Holiday, Lady Sings the Blues, New York : Doubleday & Co., 1956 ; Roquevaire : Editions Parenthèses, 1984, p. 76, pour la présente traduction française de Danièle Robert.
9. Peter Bogdanovitch, Orson Welles, Moi, Orson Welles, Paris : Belfond, 1992, p. 383. Frank Brady relate également cet épisode dans Citizen Welles, New York : Charles Scribner’s Sons, 1989, pp. 333-334.
10. It’s All True, 1992.
11. Moi, Orson Welles, op. cit., p. 229.
Gilles Mouëllic, Jazz et cinéma
Gilles Mouëllic signe ici un essai consacré aux rapports qu’on entretenus jazz et cinéma dans les films de fiction, tout au long de l’histoire du cinéma et jusqu’à aujourd’hui. Le nom de grands musiciens de jazz reste associé au cinéma ; Duke Elligton – Autopsie d’un meurtre ; Milles Davis – Ascenseur pour l’échafaud ; Charlie Parker – Bird.
A la fin des années 50, John Cassavetes invente avec Shadows un véritable métissage entre les deux arts, dessinant les contours d’un « cinéma-jazz ». Plus rien désormais ne sera comme avant et le cinéma moderne s’empare du jazz comme d’une forme esthétique propice à l’expérimentation. Sorti dans la Collection Essais des Cahiers du cinéma.///Article N° : 1429

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