Spécialiste de l’histoire des Juifs et d’histoire comparée des minorités, Esther Benbassa est directrice d’études à l’École pratique des Hautes Études – Sorbonne. Très engagée sur le terrain de la lutte contre les discriminations, elle a cofondé en 2006 Le Pari(s) du Vivre-Ensemble, un rendez-vous annuel de réflexion et de débats citoyens. Alors que paraît dans la revue Mouvements le dossier qu’elle a dirigé sur « la France en situation post-coloniale ? », cette intellectuelle désormais engagée en politique fait le point sur l’éducation et la lutte contre le racisme en France.
Vous avez dirigé la rédaction du Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations, paru l’an dernier aux éditions Larousse. Quelle est l’ambition d’un tel ouvrage ?
Ce Dictionnaire a voulu tout d’abord combler un manque. Ni en Europe, ni en France n’existe un pareil ouvrage couvrant ces questions brûlantes. Ces thèmes n’ont émergé, d’une manière conséquente, dans le débat public hexagonal que récemment. Et ceci du fait même que ne s’y sont pas développés des mouvements organisés et massifs de combat contre les racismes, l’exclusion et les discriminations comme aux États-Unis.
En France, les luttes contre les racismes et les discriminations se sont trop confondues, à gauche, avec des luttes sociales plus générales, dont les partis, avec leurs réseaux d’associations, et les syndicats s’étaient fait les champions dans un pays où les mouvements ouvriers ont leur propre histoire, longue et non moins exemplaire. Les effets d’un lourd contentieux colonial, prégnants, ont freiné la dénonciation décomplexée des fléaux qu’étudie ce Dictionnaire, vécus au quotidien dans la souffrance par ceux qui en sont les premières cibles. Ces lacunes à elles seules ont valeur de symptôme. Nous avons voulu éduquer, enseigner, informer, responsabiliser pour combattre les racismes, les discriminations et l’exclusion, qui sont des agressions envers le genre humain et montrer les cultures créées dans l’oppression qui sont devenues notre patrimoine culturel, du gospel à la littérature de la négritude, au jazz, etc. Nous avons imaginé, Jean-Christophe Attias et moi-même, ce livre comme un acte citoyen ; les auteurs qui y ont contribué aussi. Désormais sur les frontons des mairies, nous devons écrire : Liberté, Égalité, Fraternité et lutte contre les racismes et les discriminations.
Vous dites qu’il est important d’éduquer contre le racisme, contre l’antisémitisme, contre les préjugés. Où en est cette éducation aujourd’hui en France ? L’Éducation nationale joue-t-elle son rôle dans ce domaine ?
L’éducation est une tâche immense. L’école a le devoir de se mettre en phase avec les problèmes de la société dont les racismes, les discriminations et l’exclusion. Elle préfère l’abstraction plus facile à gérer que la réalité complexe et brûlante. D’abord les programmes devraient consacrer plus de place à ces sujets ainsi qu’à la culture et à l’histoire de son public scolaire. Certes, la colonisation, l’esclavage, la Shoah sont rentrés dans les manuels scolaires, mais pas ce qui fait partie du patrimoine des enfants issus de milieux très différents que ceux de la majorité blanche et catholique. Dispenser ces diverses cultures revient à les valoriser et valoriser par le même biais les élèves qui en sont issus. On devrait également distribuer à tous les élèves et étudiants des brochures avec la terminologie raciste à bannir, avec l’histoire des racismes, des interviews de personnes discriminées, etc. pour les sensibiliser. De même, plusieurs séances d’instruction civique pourraient aborder ces questions. C’est à l’école qu’on commence à devenir raciste, il faut attaquer le mal à sa racine. Il reste beaucoup de travail à faire, aussi au niveau des enseignants peu formés à ces questions.
On parle beaucoup de lutte contre les discriminations depuis quelques années en France. Celles-ci vous semblent-elles globalement reculer ou au contraire progresser ?
Étant donné la politique néo-nationale de notre gouvernement, son obsession anti-immigrés, ses efforts pour draguer du côté du FN pour la présidentielle ainsi que l’appropriation de ses thèmes favoris n’augurent rien de bon, sinon que fabriquer de la xénophobie et du racisme. à défaut d’un programme sérieux pour endiguer la crise, la pauvreté, le chômage, on ne sert au peuple, au nom de la sécurité, que du toxique. Les rapports annuels de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sont accablants en ce qui concerne la montée des racismes et des discriminations.
Vous n’aimez pas le terme de « discrimination positive ». Vous préférez l’expression anglo-saxonne « affirmative action ». Pensez-vous qu’il faille mettre en uvre de l’ « affirmative action » en France ? êtes-vous favorable aux statistiques ethniques ?
Oui je n’aime pas ce terme, on n’a jamais discriminé positivement. Déjà l’adoption de ce terme montre notre état d’esprit par rapport au monde anglo-américain, qui préfère le terme dynamique d’action positive. Adopter pour cinq ans « l’affirmative action » afin de dégripper l’ascenseur social est une expérience à tenter. On ne peut pas continuer à reproduire des élites, toujours blanches et françaises d’origine. La cocotte-minute va bien finir par sauter sous la pression de tant d’injustices. Il faut arrêter de prôner une citoyenneté à deux vitesses. Il y a les Français d’origine « contrôlée » et les autres, citoyens de seconde zone. Cette expérience pourrait être renouvelée après les cinq années, si les résultats sont probants. Aux États-Unis où on l’a appliquée d’une manière suivie, on sait qu’il y a eu des dérives mais aussi de très bons résultats. Aucun système n’est parfait.
Le « Pari(s) du Vivre Ensemble », que vous avez créé il y a quelques années, a organisé l’an dernier le colloque « Les traces postcoloniales en France. Négation coloniale, trou de mémoire ou trop de mémoire ? ». Les actes de cette rencontre devaient paraître en mai dernier dans la revue Hommes et Migrations. Mais suite à la censure d’un des articles, vous avez annulé cette parution. Que s’est-il passé ?
Le dossier était prêt, nous avions donné le BAT pour la publication. Le directeur de la CNHI, M. Luc Gruson mis à la tête de cet organisme par le gouvernement, a refusé l’article de Nicolas Bancel qui revient sur les dix ans de politiques migratoires et de discours publics de Nicolas Sarkozy depuis 2002. Il a voulu faire du zèle en censurant cet article. J’ai décidé de retirer tout le dossier et la direction de la revue Mouvements a fait un hors-série pour publier le dossier dans son intégralité. Il sera en librairie le 15 septembre. Pour sa sortie nous organisons deux journées le 30 septembre et le 1er octobre, à l’école Normale Supérieure sur : La France en situation postcoloniale ?
Vous publiez à la rentrée un nouvel ouvrage sur les « Minorités visibles en politique ». Quel constat faites-vous dans ce domaine ?
Si les minorités ne prennent pas leur destinée politique en mains et qu’ils n’entrent pas en politique plus massivement, rien ne bougera pour elles. Cet ouvrage compare sur ce sujet la France et les États-Unis. C’est époustouflant de vérité.
Membre du parti Europe écologie Les Verts, vous êtes candidate aux élections sénatoriales qui ont lieu ce mois de septembre. Que représente pour vous votre engagement politique ? Si vous êtes élue sénatrice, que comptez-vous faire ?
Je compte porter encore plus haut mes convictions et me battre pour faire supprimer le livret de voyage des gens du voyage, introduire des réformes supplémentaires pour combattre les discriminations à l’école, à l’emploi, au logement. Convoquer les états généraux des discriminations et des racismes. uvrer pour faire dégripper l’ascenseur social avec des créations de classes prépa dans les lycées de banlieue, leur jumelage avec celles des grands lycées plus prestigieux, faire créer des antennes des grandes écoles dans ces mêmes banlieues pour préparer les jeunes à leurs concours d’entrée, et ce afin de former des élites d’un nouveau genre. Mon programme est vaste, mais je crains de ne pas arriver à tout faire. Faut-il encore que je sois élue.
Pour en savoir plus : [http://www.estherbenbassa.net/]
Article également paru dans Afriscope n° 22, septembre-octobre 2011///Article N° : 10446