» Moi mon océan, c’est une Garonne,
Qui s’écoule comme un tapis roulant,
Moi mon océan, c’est une Garonne,
La grande personne dont je suis l’enfant. «
En écoutant un tel disque, d’un musicien qu’on admire tant et qui nous a habitué à toutes sortes de surprises, on est d’abord amené à se demander ce que c’est que ce truc si bizarre : ce cd en trio, aussi inattendu qu’inégal, ne ressemble en rien aux précédents albums de Ray Lema.
A priori on s’attend à un feu d’artifice, avec Étienne Mbappe, un de ces géniaux virtuoses de la basse camerounaise, et Francis Lassus, l’un des plus turbulents batteurs européens actuels.
Or il n’y a ici aucun artifice. Que de la musique, dans la plus noble acception de ce terme.
Rien qui chatouille en vain l’oreille, mais tout ce qui fait que chaque son ira au fond du cur.
D’abord, Ray Lema n’a pas la réputation d’être un grand chanteur. Cependant, son vibrato est assez émouvant pour souffrir la comparaison avec celui des plus séduisants » crooners zaïrois « .
J’ose dire que je préfère Tabu Ley et Papa Wemba, mais pour moi Ray Lema vient juste après.
Tant pis si je me fais allumer une fois de plus par mes amis de Kinshasa, mais » Joy of Love » me paraît mille fois plus original et séduisant que 99 % de la production congolaise actuelle, qui est d’une médiocrité musicale affligeante, dominée par une bande de capitalistes débiles et véreux, dont la surdité n’a d’égale que la stupidité.
Excusez-moi d’être trop gentil envers ces abrutis, de ne pas perdre assez de temps à les insulter comme ils le méritent : eux qui ont réussi à tuer l’une des plus belles musiques du monde.
Calmons-nous et revenons plutôt à ce magnifique disque de Ray Lema.
Suit un hommage absolument bouleversant, inattendu et trop bref à Ali Farka Touré, dont l’atmosphère mystique nous évoque celle – inoubliable – de certains albums d’Alice Coltrane.
C’est le moment de dire que Ray Lema est (ce que peu de gens savent) un vrai pianiste de jazz.
C’est ensuite le moment d’ajouter qu’il est un grand pianiste tout court, dont la délicatesse et la science harmonique se révèlent une fois de plus dans » Set Him Free « , magnifique ballade en solo d’un dépouillement qui évoque le grand Erik Satie.
C’est le même, et personne d’autre, qui nous étourdit ensuite avec cette sublime rumba érotique et hédoniste que n’auraient reniée ni Franco ni Kabassele : » L’amour est un art «
Sautons sans le négliger le très joli » Sâo Tomé « , qui peut paraître (à tort) un peu trop » piano bar « , mais on ne peut pas ici parler de tout.
Allons donc directement à » Paradox » – qui donne son titre à tout l’album – car là ça commence à castagner vraiment.
C’est quand même ce qu’on aime le plus dans la musique congolaise et on a vite fait de comprendre alors que Ray Lema n’aurait pu trouver meilleurs compères que Lassus et Mbappe.
Et donc voici enfin où je voulais en venir : si ce disque m’apparaît comme » historique « , c’est que moi qui suis depuis toujours à la fois fou de jazz et de rumba congolaise, c’est la première fois de ma vie que j’ai le bonheur d’entendre une musique qui concilie aussi bien les deux.
Ray Lema n’est pas McCoy Tyner, mais il n’est pas non plus le contraire.
Il mérite bien d’être comparé, par sa technique, aux meilleurs pianistes de jazz.
Étienne Mbappe, ce n’est pas Jaco Pastorius, mais parfois je l’aime encore plus que Jaco.
Quant à Francis Lassus, pardonnez ma vulgarité, mais là il me troue le cul, tout simplement.
Je ne pouvais même pas imaginer qu’un jour un batteur » français » serait capable de jouer ainsi.
Écoutez comme il joue dans » Indépendances » : la plus belle rumba révolutionnaire depuis les chefs-d’uvre du regretté Franklin Boukaka, où Monsieur Ray Lema se surpasse vraiment en tant que chanteur et pianiste. Mais écoutez ce batteur ! koutoubou, comme on dit à Abidjan.
Et ce n’est pas fini : avec l’instrumental et puissant » Souira « , on monte encore d’un ton.
Puis tout s’apaise avec » Mathissou « , qui nous rappelle un peu les » Biguine Reflections » d’Alain Jean-Marie, et qui nous émerveille encore par la perfection de ce trio.
Le pianiste Ray Lema est peut-être alors à son apogée ?
Non. Sa reprise de » C’est une Garonne « , qu’il composa avec Claude Nougaro, est le dernier et sûrement le plus beau morceau de ce disque. Les larmes me viennent. J’étais passé chez Nougaro, Quai de Tounis à Toulouse, quand cette chanson venait tout juste de naître.
Ray Lema était déjà reparti. Claude parlait beaucoup de son amour insatisfait pour l’Afrique.
Ray chante et joue cette chanson comme une de ces mélodies de Fauré qu’aimait tant Nougaro.
Disons simplement qu’il n’y a jamais eu depuis longtemps de disque qui fasse si bien la synthèse entre le meilleur des musiques africaines, américaines et européennes !
On peut aussi écouter ce cd à l’envers : se demander pourquoi un tel disque est une exception, pourquoi l’immense majorité des musiciens africains n’ont pas l’ambition d’un Ray Lema ?
C’est la question inévitable que nous ne cesserons jamais de nous poser à Africultures.
Paradox, de Ray Lema (Laborie Records / Naïve)///Article N° : 6775