Patrice Kayo, mille caillots de pas…

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Le baobab sorcier dont je suis fétiche
Est jonché de mes os
Rutilant de mon sang
P. Kayo

Ce qu’on sait de Patrice Kayo tient en trois ou quatre pointes (et non points) qui marquent sa vie littéraire et son intrusion dans un espace national qui l’a marqué de ses plaies et de ses violences: une nouvelle qu’il a publiée et qui a provoqué la fureur du roi de chez lui et presque le bannissement de l’auteur, la liberté de son ton dans l’appréciation critique des textes poétiques de ses contemporains, un goût irrépressible pour l’héritage oral traditionnel dans sa pratique de l’écriture, et une poésie qui, malgré ce qu’il en dit, est restée plus proche des saines et saintes traditions de la langue française qu’il n’a pas suffisamment  » colonisée « (de l’avis d’une certaine tendance critique) que des formes éclatées nées de la Négritude. Il a mené de front la rude et presque impossible bataille d’être à la fois un écrivain poète et critique, deux métiers qui coexistent souvent mal sous une seule et même plume, qui transforment le rêveur actif en juge, qui déplace la barre vers un autre espace. Comme il s’est employé à démontrer que la notion de genre est non opératoire dans l’articulation du texte africain qui est à la fois poème, récit, morceau dramatique, il s’est évertué à être lui-même total : poète, écrivain, anthologiste, critique littéraire et même éditeur. Aujourd’hui encore, il est directeur de collection littéraire aux Presses universitaires d’Afrique où, de son propre aveu, il  » chôme « , du fait de l’absence de textes romanesques produits au Cameroun.
On sait ce que Kayo, sans la moindre fioriture, a dit des poèmes de Pouka, de Mveng et d’Eno Belinga; ou encore du  » choix  » politique de Philombe au dernier virage de sa vie. Si le premier lui est apparu sous les traits insupportables d’un opportuniste et d’extraverti culturel qu’il a dénoncé et dénudé dans toute une thèse, le deuxième lui est apparu non pas comme le savant que la majorité s’accorde à monter sur tous les podiums de la sapience et de la création, mais comme un poète de peu de lucidité. Car pour Kayo, Mveng n’a rien compris à la Négritude dont il voulut faire écho dans ses poèmes ; l’auteur de Balafon n’a fait que confondre  » christianisme et négritude « . Eno Belinga n’a été aux yeux de l’auteur d’En attendant l’aurore qu’un surréaliste, c’est-à-dire un membre de cette bande de fauteurs de mort qui ont jeté la poésie à terre au moment où il fallait la sauver… On sait aussi que Patrice Kayo a crié à la trahison lorsque René Philombe, au crépuscule de sa vie, comme un terrible coup de théâtre, s’est converti au parti au pouvoir au Cameroun. Entre l’agitateur des idées, le créateur, le diffuseur de la création camerounaise endogène naissante et contemporaine, on a quelque fois du mal à calibrer Patrice Kayo dans une identité définitive. Il nous apparaît tout simplement comme étant la création malheureuse d’une institution littéraire manquée où les individus, assumant à leurs risques et périls les missions qui reviennent de droit à ce qu’on appelle pompeusement les pouvoirs publics, se trouvent obligés, à un moment incontournable de l’histoire,… et l’Etat et l’individu.
Voici en quels termes Puis Ngandu Nkashama le présente en 1984 dans son monumental ouvrage intitulé Littératures africaines paru chez Silex. Né à Bandjoun, le 13 avril 1942. Etudes à Melong, à Douala, au petit séminaire. En 1969, il est membre de l’  » Association des Poètes et Ecrivains du Cameroun  » après avoir enseigné à Bafoussam au Collège Saint-Thomas. Il enseigne à l’Ecole Normale Supérieure de Yaoundé, après sa licence en lettres. Il est l’auteur d’une Anthologie de la poésie camerounaise (Imprimerie Saint-Paul, 1978). Il est beaucoup intéressé aux littératures orales et il a rendu publics les résultats de ses recherches dans Recueils de la poésie populaire. La sagesse Bamiléké (Nkongsamba, 1964). Chansons populaires Bamiléké (Yaoundé Imprimerie Saint-Paul, 1968). Fables et devinettes de mon enfance (Yaoundé Editions CLE). Son oeuvre proprement poétique est importante également : Hymnes et sagesses, Paris, P. J. Oswald, 1972. Dans les poèmes de Kayo, tout est symbole, tout est signe. La seule nomination des choses et des objets fait surgir tout un univers, et fait redisposer le  » cosmos  » au travers de l’imaginaire. Ainsi cette image saisissante de la nuit, qui se transforme, qui  » prend chair « , qui évolue au rythme de la poésie elle-même :
Au fond du firmament bleu
Déjà fleurissent les larmes lactées des étoiles
Et tu es réelle et tu es présente, ô nuit
Mère des fleurs qui éclosent
Au vert soleil du matin
Je te sais mère de ceux qui sont seuls
Pour connaître Patrice Kayo aujourd’hui, on peut se rendre à Essos, quartier de Yaoundé où il s’est construit une modeste bâtisse sur une sage déclivité plantée de cocotiers, ou à Bandjoun, son village natal, où le métier de tradi-praticien et la faveur de la retraite le rendent plus que jamais régulier. Car ces moments où on voyait le vieil homme à l’ENS de Yaoundé, trottant sur ses deux jambes lentes ou à bord de sa Renault 12 verdâtre d’un autre âge, sont bel et bien révolus. Partout où on aura rencontré Patrice Kayo, ici ou ailleurs, le petit homme à l’allure négligée sera toujours cette vie pleine de désirs d’être plus qu’homme et de susciter l’homme autour de lui. Ce sera toujours l’homme engagé dans le courage de tous les fronts où l’on souffre de la soif d’être homme, tout simplement homme. Et pétri jusqu’à la moelle de l’instinct de conservation. Dans une interview parue dans Notre Librairie à la fin des années 80, il affirmait, sage et direct : Le pays est comme un oeuf qu’on se transmet de génération en génération. Il faut éviter qu’il ne se casse entre vos mains 
Depuis plus d’un demi siècle, il essaye sa vie sur le péril d’être. Il a écrit des poèmes, des anthologies de poésie, des essais… Il a dirigé des journaux et des revues. Jacques Chevrier dit de lui qu’il a  » joué un rôle important dans la vie littéraire du Cameroun « . Pendant 12 ans en effet, à partir de 1969, Kayo a été président de l’APEC, il a dirigé les revues Le Cameroun littéraire et Ozila, et le journal L’échos des sports. Observons un arrêt en 1977. Patrice Kayo publie aux éditions Flambeau L’anthologie de la poésie camerounaise d’expression française. L’avant-propos de ce livre offre à la postérité des repères judicieux sur l’histoire littéraire du Cameroun et plus précisément sur son histoire poétique. Il s’agit d’un petit livre rouge, de 89 pages, qui présente 33 poètes et 72 poèmes, depuis Louis Marie Pouka (écrits depuis 1931) à Michel Simen, né en 1954 en passant par les René Philombe, Eno Belinga, Paul Dakeyo, Marie-Claire Dati, Engelbert Mveng et les autres. L’anthologie présente, sur tout un autre plan, un poète camerounais d’origine française, un certain Henry de Juliot (né à Amiens en 1913), deux femmes : Jeanne Ngo Maï et Marie-Claire Dati, mais surtout René Philombe qui, de l’avis de Kayo, est à l’époque  » le plus prolifique des écrivains camerounais « , et un poète posthume, Etienne Noumé, mort en 1970, à l’âge de 26 ans et auteur du recueil Angoisses quotidiennes. Patrice Kayo dit de cet auteur prématurément arraché à la vie qu’il est  » le plus doué des poètes camerounais « , ce qui fait penser à Antoine François Assoumou qui, lui, est tombé près de dix ans plus tard à l’âge de 17 ans.
Nous avons observé un arrêt en 1977. Arrêtons-nous à présent à l’an 1988. Jacques Chevrier publie Anthologie africaine : poésie chez Hatier. Le livre présente l’histoire de la poésie africaine dans son évolution thématique. Six chapitres renferment chacun divers poèmes d’auteurs qui tracent l’histoire de la poésie africaine depuis les thèmes de la souffrance et de l’esclavage jusqu’à la période post indépendance. Patrice Kayo revient trois fois dans le chapitre consacré aux  » Actualités éternelles « . Dans la sous partie  » l’éloge à la femme  » avec le poème  » A la princesse  » ; ensuite dans la deuxième sous partie avec  » l’amour du pays natal  » ; enfin la quatrième sous partie avec  » Le chant de la renaissance  et de la fraternité »,  » le grand collier  » et  » en attendant l’aurore « .
Les travaux les plus récents sur Kayo sont signés de Fernanndo d’Améida. Le poète de l’estuaire est revenu sur le patriarche de Bandjoun dans plus d’un volume. L’amorce, c’était au début des années 80 lorsque dans l’ouvrage collectif intitulé Identité culturelle camerounaise, il ramasse dans une même trame critique l’essentiel des figures qui marquent la production poétique de l’époque à travers le prisme de l’héritage culturel de ce que les Allemands dans leur nostalgie du Kamerun perdu appellent le pays du soleil. Il faut attendre mars 2000 pour lire encore Kayo sous la haute pulsation verbale de d’Alméida dans un livre intitulé Autour de deux poètes camerounais où il tracent les passerelles et les distances entre lui et un autre poète du sérail lyrique national en la personne de Paul Dakeyo. Kayo apparaît au poète et critique littéraire de l’estuaire comme cette figure singulière de notre patrimoine scripturaire qui travaille à :  » surmonter par le Verbe les multiples divergences du réel, les tensions permanentes du donné, les conflits sanglants de l’Histoire « , en vue, poursuit d’Améida, de  » conduire à l’extrême l’écriture créatrice en vue d’invalider, de négativiser les pratiques tautologiques et totalitaires des pouvoirs exécutifs et législatifs tels qu’ils construisent en Afrique, d’espaces regressifs, conflictuels et idéologiques  » (1)
Au bout du compte, Kayo étale une vie qui ressemble à tous point de vue aux caillots de vie qui font l’oeuvre poétique de Marie Claire Dati. Il y a une coagulation du destin de cet homme, un plombage de sa vie qui donne à sa soixantaine plus l’aspect de tessons et autres gravats qu’une rassurante équipée vers une vie bien vécue. Dans son regard bloqué comme dans son pas qui s’est davantage enfoncé dans sa lenteur et sa crispation de jadis, il y a un texte insoutenable dont on ne peut s’empêcher de lire la douloureuse connotation que si on a le cœur fermé et ferreux. Il rejoindra ses compagnons de lutte on ignore avec quelle blessure gloutonne dans le cœur, l’âme et la chair déchirée par la double postulation qui a maintenu son vécu dans le déchirement :  » J’ai voulu partir/ Mais mon cœur ballottait/Entre le désir de fuir/Et l’amour de rester  » Sa terre est saturée d’êtres et de choses mutilées :  » Je sais ah ! Des hordes d’orphelins/Et des troupeaux de veuves/Je sais des jours de râle/Des chemins tout constellés de morts/Des nuits froissées de terreur/ Et des morts que personne n’a pleurés « . On peut lui faire reproche de n’avoir pas cassé la langue française pour la coloniser à son  » tour « . Mais a-t-on encore suffisamment d’énergie pour casser lorsque toute sa vie on l’a été soi-même ?

1. Fernando d’Alméida, Autour de deux poètes camerounais : Patrice Kayo & Paul Dakeyo, les Chiers de l’Estuaire et Presses universitaires de Yaoundé, mars 2000, P. 14///Article N° : 4196

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