Patrimoine haïtien (Ayiti Toma)

New York, octobre 2003
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L’histoire de la France et des Etats-Unis est intimement liée à celle d’Haïti. Une histoire faite d’occupations, d’embargos, d’échanges et de conflits, passée sous silence dans l’historiographie officielle.

Ayiti Toma, l’étonnante Haïti, Haïti chérie. Comment célébrer son bicentenaire ? Ma perspective de réflexion est celle d’une autre île, Manhattan, la ville-île de New York où, en décembre 1914, les marines américains sont revenus avec tout l’or de la Banque nationale d’Haïti. À l’époque, Haïti n’avait pas vraiment fini de payer sa « dette » écrasante envers la France, ces millions de francs-or négociés avec Charles X en 1825 pour que la France « reconnaisse » l’indépendance d’Haïti, en fait pour rembourser le « capital » perdu des planteurs. Quel tragique western symbolisé par ce butin du hold-up des marines ; l’occupation américaine (1915-1934) débute peu après, sous prétexte de rétablir l’ordre sur l’île et de protéger la propriété. Penser à ces transferts historiques du capital haïtien me fait revisiter les mythes qui entourent les noms de ceux que l’on appelle dans les écoles états-uniennes les Founding Fathers, les pères fondateurs.
Les trois pères fondateurs
Quand le jeune Thomas Jefferson rédige la Déclaration de l’indépendance des Etats-Unis en 1776, il change la formule lockienne pour que « propriété » devienne « bonheur ». La devise américaine proclame ainsi le droit « à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur » (« Life, Liberty and the Pursuit of Happiness« ). Ce droit essentiel était réservé à ces hommes « blancs » réunis à Philadelphie, dont des esclavagistes comme Jefferson. Depuis un certain moment, les historiens se penchent sur le cas de Sally Hemings, esclave de Jefferson avec qui il a eu, paraît-il, un ou plusieurs enfants. Quarteronne, Sally serait déjà la demi-sœur de Martha, l’épouse de Jefferson ; Sally faisait partie de la dot de Martha parmi plus d’une centaine d’autres esclaves et plus de 4000 hectares de terrain acquis comme c’était la norme (Sally-le-meuble pour employer un terme du Code noir pour décrire une telle « propriété » – « bonheur » ? – ajoutée à celle du futur mari). Ce n’est pas ici le lieu de faire le procès de Jefferson qui, par écrit, dénonce l’esclavage. Et pourtant, de quelle histoire jeffersonienne se souvient-on quand on voit les deux « faces » des pièces de cinq sous (5¢, un nickel) ? Les Etats-uniens – comme les Français – ont la mémoire sélective quand il s’agit d’exclure les moments où l’histoire haïtienne coïncide avec la leur. Peut-on oublier les raisons pour lesquelles Napoléon, ayant perdu les richesses de Saint-Domingue, avait besoin d’argent en 1803 pour négocier The Louisiana Purchase avec Jefferson, doublant la taille des Etats-Unis ?
En 1802, trois de ces « pères fondateurs » de première importance pour l’histoire des Amériques se nomment Thomas Jefferson, Napoléon Bonaparte et Toussaint Louverture. À la fin de l’année 1801, Napoléon envoie son beau-frère le général Leclerc avec une armée expéditionnaire de plus de 20 000 hommes pour reprendre Saint-Domingue, ce qui implique la réimposition de l’esclavage. Pour les mêmes raisons, Napoléon envoie en Guadeloupe une autre armée, plus petite, dirigée par le général Richepance. Dès les insurrections à Saint-Domingue en 1791, le premier président-planteur (1789-1797) et père fondateur des Etats-Unis, George Washington, promet à la France de l’argent et des armes pour supprimer cette « alarming insurrection of the Negroes in Hispanola » ; rien de plus normal que de voir Jefferson, une fois devenu président en 1801, soutenir Napoléon aussi. L’année 1802 est capitale : la capture et la déportation de Toussaint en juin et, en juillet, l’annonce de la réimposition de l’esclavage en Guadeloupe avec la défaite des forces rebelles d’Ignace et de Delgrès en mai, poussent Dessalines, Christophe et Pétion à déclencher la guerre décisive. Celle-ci ne se termine que le 18 novembre 1803 avec la victoire de Dessalines sur Rochambeau à Vertières. Dès 1802, Jefferson fait voter une loi interdisant l’accès au territoire des Etats-Unis à tout esclave ou affranchi africain étant passé par l’île insurgée. En 1804, il propose l’embargo économique de la jeune nation haïtienne. L’embargo devient officiel en 1806 et durera plus d’un demi-siècle. Pendant la guerre, les colons de Saint-Domingue fuient vers d’autres terres ; ils peuvent ainsi garder leur cheptel humain avec eux sur de nouvelles plantations à Cuba, par exemple, et dans les maisons bourgeoises de la Nouvelle Orléans. Cette première diaspora de l’île – « haïtienne » avant la lettre – est une autre histoire à écrire dans les annales de la politique, des arts et de l’histoire de la production sucrière.
Une reconnaissance difficilement acquise
Dès sa naissance, le nom du pays – « Haïti » – devient un mot à lourdes connotations pour les planteurs de la Caraïbe et des Amériques. Une première constitution d’Haïti offre la liberté et la citoyenneté à tous les esclaves qui arrivent sur son territoire. Aux non-affranchis du monde, « Ayiti » évoquera toujours cette fière liberté, un mot d’une force révolutionnaire portant pendant plus d’un siècle une parole libératrice aux esclaves et aux colonisés. Jefferson refuse de reconnaître la nouvelle République et encourage plutôt les planteurs à se débarrasser de leurs esclaves rebelles, comme des affranchis, en les déportant en Haïti et en Afrique. (Ce ne sera qu’en 1862, en pleine guerre civile, que les Etats-Unis reconnaissent officiellement Haïti.) La constitution de Dessalines de 1805 déclare tout Haïtien « Noir » et qu' »Aucun Blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire, et ne pourra à l’avenir acquérir aucune propriété. » L’Oncle Sam sait utiliser la force nécessaire pour arranger ses « affaires » : en 1918, pendant l’occupation américaine d’Haïti, le secrétaire des marines américains, le jeune Franklin D. Roosevelt, rédige une nouvelle constitution qui permettra aux « Blancs » (étrangers) d’acquérir des terres haïtiennes. Si aujourd’hui la base militaire de Guantánamo à Cuba « héberge » des soldats afghans dans ses prisons, il ne faut pas oublier l’emploi traditionnel de cette même base pour enfermer les Haïtiens repêchés de la mer (sauf par exemple pour certains qui s’y trouvaient en avril 2002, déportés en Australie pour faire place aux prisonniers de la guerre en Afghanistan). En pleine guerre froide, quand les bateaux-radeaux de fortune partaient par exemple des Bahamas, le tri donnait toujours un accueil sur le sol de la Floride pour les passagers cubains fuyant le « communisme » de Castro, tout en renvoyant en Haïti les réfugiés « économiques » fuyant le régime ami et anti-communiste des Duvalier. En 2002, les quelques 1500 Haïtiens ainsi repêchés de la mer par la gendarmerie maritime américaine ont été immédiatement rapatriés en Haïti. Pour l’administration actuelle, les Haïtiens seraient une menace à la sécurité nationale américaine, déviant les ressources et le matériel dont le pays a besoin dans sa guerre contre le « terrorisme ». De toutes manières, Guantánamo affiche complet.
Tout de même, le visage du patrimoine symbolique commence à changer. Les socles portent moins fièrement les statues de l’ancien panthéon héroïque : celle de Christophe Colón (offerte sans ironie par le gouvernement italien au régime de Duvalier père) est jetée dans la mer à Port-au-Prince après la chute de Duvalier fils, celle de l’impératrice Joséphine Bonaparte à Fort-de-France est fièrement décapitée. Pour rectifier le tir de 1802 en Guadeloupe, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, fait rebaptiser la rue Richepance en 2002 : à présent, la rue du Chevalier de Saint-Georges fait honneur au compositeur et violoniste guadeloupéen, commandeur des troupes « de couleur », la « Légion Saint-Georges », pendant la Révolution française, et combattant dans la guerre d’indépendance à Saint-Domingue. En 1999, la société exclusive des descendants de Jefferson (The Monticello Association) admet, pour la première fois en 170 ans, les descendants de Sally Hemings à leur réunion annuelle. Et pourtant, même si la vie de Hemings est plusieurs fois portée à l’écran, petit et grand, cette même association vote en 2002 de ne pas admettre ses arrière-petits-enfants dans le cimetière de la famille. Avec ou sans preuves d’ADN, ce n’est pas tout rejeton qui peut se réclamer du patrimoine génétique et national. La narration officielle de l’histoire reste partiellement modifiée.
En regardant les relations haïtiano-américaines, le centenaire de la révolution haïtienne semble mal augurer du bicentenaire. En 1904, les Etats-Unis sont en pleine expansion après la défaite de l’Espagne (Cuba et Puerto Rico en 1898, Panama en 1903) : le président Théodore Roosevelt menace de loin avec son « gros bâton » (« speak softly and carry a big stick« ), sachant laisser les Allemands et les Français se disputer entre eux leur capital et leurs intérêts haïtiens, ce qui arrange le président haïtien Nord Alexis, xénophobe menant une politique économique désastreuse. Haïti en 1904 est au bord d’une guerre civile. La puissance américaine est ressentie et crainte, même si ce n’est que sous la présidence de Wilson, onze ans plus tard, que les marines vont débarquer. La deuxième occupation américaine – qui commence par un débarquement de marines en septembre 1994 – débute pour des raisons différentes, mais depuis lors, qu’en est-il des peacekeepers yankees ? Les ONG et autres associations internationales font un véritable travail de « soldats » en Haïti, mais ceux et celles qui, ne portant ni armes ni uniformes, construisent au lieu de détruire et de tuer, n’apparaissent jamais à la une de nos journaux. Quant aux autres soldats, les « vrais », plus de 4000 d’entre eux patrouillent la frontière haïtiano-dominicaine en uniforme dominicain et sont renforcés pendant l’embargo actuel par des centaines de soldats de l’armée américaine (plus de 8000 y ayant déjà servi dans ce rôle). Par le « don » de quelques 20 000 fusils d’assaut M-16, la vente de bien d’autres armes et l’entraînement de soldats dominicains, l’administration de George W. Bush poursuit publiquement une « guerre contre le terrorisme » et contre la drogue illicite. En fait, les préoccupations du président sont plutôt de protéger les intérêts de son frère, gouverneur de l’Etat de Floride où les précieux électeurs ont tendance à se plaindre quand ils voient débarquer sur les rives de leur « Terre promise » ces boat-people haïtiens à la recherche de « liberté ». Gun Blesse America. (1)
Les silences de l’histoire
En ré-examinant ce patrimoine et quelques moments-clé de notre histoire partagée, ma perspective n’est ni historienne ni politologue. Intellectuel et littéraire, mon rôle ne saurait être autre que de trouver des traces symboliques dans la glorieuse et tragique histoire haïtienne qui semble se répéter comme une intrigue à la Césaire, une Tragédie du Roi Christophe. Le dossier spécial d’essais réunis ici nous permet également de témoigner contre le silence qui voile la réalité, de parler haut et fort de la fulgurante création artistique haïtienne, dans la peinture, en métal, et dans des formes riches et variées de musique et de littérature. Ainsi j’interroge ce patrimoine qui nous a légué des injustices qui se perpétuent en silence. Dans son texte Silencing the Past (Boston, 1995), Michel-Rolph Trouillot nous rappelle, avec la révolution haïtienne à titre d’exemple, à quel point l’histoire « officielle » est écrite en supprimant des traces qui ne conviennent pas à la narration voulue. La suppression de cette histoire, nous dit-il, sert moins à comprendre la révolution haïtienne et l’histoire de l’esclavage que de nous apprendre l’histoire de l’Occident ; pour lui, il ne s’agit pas de connaître l’histoire mais de comprendre comment l’histoire fonctionne, c’est-à-dire, comprendre le fonctionnement du pouvoir.
En terminant ces réflexions sur trois « pères » fondateurs de nos mythes nationaux – Jefferson, Napoléon et Toussaint – je voudrais introduire le nom de deux femmes dans ce « patrimoine » masculin, deux femmes dont l’histoire n’est pas souvent racontée. Leur pouvoir – de l’imaginaire – représente des conquêtes plus significatives que celles des armées meurtrières ; c’est une source d’inspiration constructive. La première s’appelle Anacaona, poétesse taïna renommée pour sa beauté (« la Fleur d’Or »), reine qui accueille les premiers colons espagnols si généreusement. Pourquoi certains disent-ils que la reine Anacaona fut pendue, d’autres qu’elle fut brûlée vive en 1503 ? Comme Toussaint, Anacaona s’est fait avoir ; comme lui, sa voix ne s’est pas tue. Sponsorisés par los Reyes Católicos de l’Inquisition, Isabella et Ferdinand, les frères Colón, Christophe et Bartholomé, nous ont légué des histoires comme des secrets bien « chrétiens » (le Code noir de Louis XIV et Colbert n’est pas moins « catholique »). Comment ne pas voir la forme symbolique d’une croix qui poignarde Anacaona, et admirer la force inouïe de cette femme, première victime et première résistante à cette religion imposée. (2) L’autre nom que je tiens à évoquer est celui de l’écrivaine Marie Chauvet dont le roman Amour, colère et folie reste inaccessible aux lecteurs du monde depuis que la famille de l’auteure en interdit la circulation, achetant les droits et le stock restant chez Gallimard en 1968. Encore une fois, l’histoire officielle n’a pas de place pour une femme trop belle, trop intelligente ; mieux vaut un autodafé de ces pages qui tracent avec force le portrait d’une bourgeoisie veule, raciste et vénale, complice d’un régime dictatorial brutal, des pages crues qui décrivent les rapaces humains qui sont, malheureusement, des personnages trop universels et dangereusement familiers.
Haïti, selon Césaire, est le pays « où pour la première fois la négritude s’est mise debout ». Ayiti Toma reste debout et fière. Mais si vous êtes trop belle – comme Anacaona ou Marie Chauvet – votre histoire risque d’être étouffée. Etats-uniens, Français et Haïtiens… que l’année 2004 nous permette à tous d’apprendre trois mots dans la langue de chacun de nos pères fondateurs, leur donnant un sens nouveau par nos actions concrètes :
Good Neighbor Policy.
Liberté, égalité, fraternité.
Onè. Respè. Ayiti !

1. Voir L’Amérique saigne (Gun Blesse America) de Frankétienne et de Claude Dambreville (Port-au-Prince, 1995). Il ne s’agit pas de l’histoire ancienne ; lisez, par exemple, « As TV Cameras Roll, Haitians Dash from Stranded Boat to the Florida Shore », par Dana Candey, The New York Times, 30 octobre 2002.
2.. Voir la nouvelle, « We are ugly, but we are here » (« Nou lèd, nou la ») d’Edwidge Danticat.
Thomas C. Spear enseigne à la City University of New York (CUNY).  Auteur de nombreux articles sur des écrivains francophones (de France, des Caraïbes et du Québec), il étudie spécialement les formes de l’autobiographie.  Il a dirigé La culture française vue d’ici et d’ailleurs (Karthala, 2002), un recueil d’essais critiques et personnels. La liste de ses publications est accessible en ligne sur http://home.earthlink.net/~tcspear/publications.html. Critique et traducteur, il est également webmestre du site  » Ile en île  » qui comporte une large base de données sur la littérature haïtienne (www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile).///Article N° : 3281

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