La douloureuse parturition de l’Afrique contemporaine et les déficits structurels multiformes rendent problématique la perception d’une notion du patrimoine qui rende complètement compte du génie des Africains.
Le patrimoine peut se concevoir comme ce qui réunit l’ensemble des éléments représentatifs et remarquables de la marque du génie d’un peuple à un moment donné de son évolution historique. Et qui se transmet, malgré l’incontournable phénomène de déperdition, de générations en générations, avec ceci de particulier que chacune d’entre elles a le devoir de préserver jalousement la valeur historique, symbolique et marchande, de l’ensemble de ces productions qui doivent nécessairement transcender le temps. Par rapport au paradigme de la culture en tant qu’incubateur par excellence de ces réquisits socioculturels, ces éléments renvoient à l’ensemble de productions esthétiques aussi diverses que variées dans un processus complexe soit d’interaction, de rétroaction ou de simple complémentarité.
Le cas des éléments symboliques est assez particulier en ce sens que ceux-ci puisent leur substance des fantasmes personnels et de l’inconscient collectif de la société, et qui par conséquent vont participer à la constitution des archétypes sociaux qui génèrent véritablement la perception de la culture telle que l’on pourrait l’observer dans des domaines aussi complexes que la peinture, la danse, la musique traditionnelle ou la sculpture africaines. L’exposition qui a résulté du Forum sur la Création Contemporaine au Centre Culturel Français François Villon de Yaoundé (07-17/03), sous la direction de la Française Brigitte Guy, l’a encore démontré sous le coup de pinceau de 15 artistes Camerounais dont les célèbres Pascal Kenfack, Nzante Spee et Joseph Francis Sumegné, aux côtés de jeunes loups comme Achille Kà Komguem, Marceline Fouda, Emile Youmbi, William Kayo, Max Lyonga, Ezechiel Iloga, etc. auront une fois de plus prouvé que le patrimoine au-delà des contenus manifestes de ses uvres est décidément une notion fort complexe. Aussi bien dans sa perception, sa construction, que dans sa transmission
Lorsque l’historien africain moderne essaye a posteriori une explication des principaux phénomènes générateurs de transformations sociales profondes, en remontant aussi loin qu’il le puisse dans son système de computation, il est certain que décembre 1884 qui marque la date du fameux Congrès de Berlin consacre de manière absolue et définitive l’entrée de l’Afrique dans un système de relations internationales viciées en tant que terreau d’expérimentation de différentes approches coloniales des 14 puissances européennes de l’Europe Centrale de l’époque. Les plus représentatives étant la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la Belgique. Prenant pour prétexte la question du territoire du Congo, durant trois longs mois, c’est-à-dire du 24 novembre 1884 au 26 février 1885, les représentants des puissances européennes et des Etats-Unis vont discuter du sort du continent à Berlin sous la férule d’Otto von Bismarck. Ce sera le début d’une avancée coloniale qui durant des siècles, va asseoir patiemment subvertir les mentalités aussi bien chez les colons ultra, que dans tout l’ensemble de l’auxiliariat post-colonial de « la première » et de la « deuxième génération », et spécialement celle de l’élite africaine d’alors autour du proto-commerce des uvres d’art. Cette période immémoriale de la culture africaine où des cultes religieux comme le vaudou, dans le cas des pays du golfe de Guinée, possédait encore cette terrible capacité à sublimer et à transcender les barrières de la quotidienneté pour aller chercher au tréfonds de soi par le biais d’un processus de régression, les mystères de la vie, le soutien des ancêtres et la voie vers les béatitudes éternelles
Ces survivances qui font partie de ce que le Pr. Elikia M’Bokolo désignent par le concept dynamique d’ » Héritages Africains » dans son premier tome de son ouvrage Afrique Noire. Histoire et Civilisations, (Hatier-AUPELF.UREF, 1992), sont à l’inverse pérennisées par des personnes soucieuses de la préservation de la qualité (valeur historique, symbolique et marchande) d’un patrimoine qui sous d’autres cieux, comme aux Etats-Unis avec le cas illustratif du National Museum of African Art de Washington entièrement consacré à l’exposition des uvres d’art d’Afrique subsaharienne, font la fierté de l’Art et du patrimoine africain ! Les célèbres masques tchokwés (ex.Zaïre et Angola) ou les figurines en cuivre, en bois ou perlées du peuple bamun (Cameroun) ; les vases en argiles réfractaire du Malawi tout comme les têtes en terre cuite de la région de Nok (Nigeria) et les masques ndomo en bois de Ségou (Mali) font chaque jour la fierté de Warren Robbins : l’homme qui en 1950 a compris l’importance de la valeur patrimoniale de ces uvres d’art en les collectionnant d’abord de manière personnelle. Aujourd’hui elles constituent le noyau dur de ce musée.
La culture, en tant que paradigme, et le patrimoine culturel en tant que vecteur dynamique qui en assure la pérennité, sont aujourd’hui relégués au rang de simples épiphénomènes. L’élite actuelle, ersatz d’un système éducatif colonial reste toujours au service de cet objectif dont le système éducatif a permis d’en opérationaliser la stratégie selon laquelle : « […]l’éducation scolaire coloniale a, par l’introduction d’un modèle de culture essentiellement écrit, mis en place et développé un système de recrutement des élites conformes aux seuls objectifs et intérêts qui l’avaient importée et implanté en Afrique, et qu’elle était appelée à servir sans faille. » Cela, malgré les épisodes historiques et surtout héroïques du mouvement syndicaliste et nationaliste qui ont ponctué le processus de décolonisation. Le fait qu’une prise de conscience réelle, accompagnée d’une volonté politique qui rompe avec l’immobilisme que l’on a souvent observé à propos des questions culturelles et de la préservation du patrimoine historique pour le rapatriement de la fameuse statue Afo Akom ayant appartenu aux Kom du Cameroun, relance la problématique aussi bien des stratégies identitaires que celle des objets d’arts amenés le plus souvent d’autorité vers les Amériques et le Vieux continent
afin d’en assurer la préservation !comme le relève l’anthropologue culturel Germain Loumpet de l’Université de Yaoundé I dans une réflexion initiée par la Fondation Paul Ango Ela pour la Promotion de la Géopolitique en Afrique Centrale (FPAE) dans son bulletin d’analyses no.15. Ce bref rappel reprécise de manière fondamentale non seulement les raisons de l’indigence des structures institutionnelles africaines, mais davantage la vacuité d’une réflexion pointue sur les questions du patrimoine culturel qui s’inscrirait dans la durée, afin d’en dégager des hypothèses de recherches sérieuses et d’initier un débat continu sur les différents aspects de sa problématique de fond, à savoir : quelle(s) valeur(s) accordons-nous à notre patrimoine et à notre culture ? En Afrique de l’Ouest et en Afrique du Sud, les pouvoirs publics essayent de générer des activités d’éveil (festivals, biennales, rencontres annuelles, Fabric Worshops, etc.) afin de capitaliser véritablement tout le potentiel créatif dont regorgent les catégories socioprofessionnelles impliquées dans le vaste processus de l’Art africain dans toutes ses variantes objectives. S’inspirant de son expérience de participation active à des séminaires et de multiples symposia notamment Italie, le sculpteur burkinabé Ky Siriki organisa avec succès une exposition de sculptures grandeur humaine en plein air qui, depuis 1989, essaye de maintenir malgré le timide soutien des autorités en charge des questions culturelles. Dans la même perspective on peut tout autant évoquer le Salon International de l’Artisanat (SIAO) qui se déroule tous les deux ans à Ouagadougou (Burkina Faso) où le visiteur peut découvrir les merveilles du batik et de la céramique et même de la médecine traditionnelle !
A ce titre, le Cameroun ne regrettera jamais assez la disparition récente d’un homme comme Jean-Baptiste Obama (1925-2003) à travers tous les efforts par lui déployés pour préserver la jeunesse camerounaise de la sanctification du Veau d’Or, par le biais d’une perception de la défense et de la préservation du patrimoine culturel monumental, notamment avec le célèbre Monument de la Réunification ou de la statue du Chef Supérieur Charles Atangana Ntsama, uvres réalisées en leur temps par le plasticien camerounais Gédéon Mpando dont on retrouve aussi les » traces » à la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale (CNPS) et à l’Hôtel de Ville à Yaoundé ou au pavillon présidentiel de l’aéroport international de Douala la capitale économique du Cameroun, etc.. La dévotion et surtout l’esprit d’abnégation qui caractérisèrent l’action de cet homme curieusement boudé des siens qui, tout en laissant plus d’un observateur de l’évolution culturelle camerounaise -tout au moins sur le plan national- perplexe notamment sur l’attention accordée par les pouvoirs publics à la culture et, par extension, à la préservation du patrimoine culturel, rendent bien compte de l’ampleur d’un défi culturel stratégique et des enjeux qui en résultent pour le confort des générations à venir.
On observe sur le plan culturel notamment des phénomènes de mode (connus et banalisés) comme la fuite des cerveaux ou « l’exode des tibias » (en cours de banalisation) dans le domaine du football et du sport en général ; deux aspects de la problématique du patrimoine qui renvoient de part leurs aspects dynamiques au paradigme de la transnationalisation du patrimoine. qui illustrent pleinement la dépendance accrue de l’Afrique par rapport à l’Occident. Et le laxisme affligeant avec lequel les instances politiques dirigeantes conçoivent la pérennité des acquis culturels dans un environnement mondial devenu extrêmement compétitif. Cet état de sujétion continuelle, si elle est structurellement justifiée par la conjoncture et autres marasmes multiples que le continent africain tout au moins dans sa partie géopolitique subsaharienne, connaît à terme, situe son devenir dans une perspective alarmiste. Et qui en appelle à d’autres urgences multiples. Il est donc impératif de repenser le cadre conceptuel et institutionnel qui devrait préciser les balises conceptuelles pour la sauvegarde et du maintien d’un patrimoine culturel (du moins ce qu’il en reste !) dont on connaît pourtant l’importance. In fine, la notion de/du patrimoine est donc fortement polysémique et il important qu’une véritable réflexion s’initie autour des termes de son contenu. Avant de songer aux politiques publiques qui en assureraient la pérennité.
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