Les artistes ont de tous temps évoqué l’esclavage mais c’est avec la traite que l’expression plastique se transforme vers l’abstraction et le pessimisme des représentations. La diaspora américaine sut pourtant trouver de nouvelles voies.
L’Afrique noire n’est pas la seule à avoir connu et subi l’esclavage. Tous, à des époques diverses, ont alimenté ce commerce. Le mot même d’esclave dans les langues d’Occident vient de » slave « , nom des Barbares envahisseurs des Balkans réduits en esclavages par les Germains et les Byzantins du haut Moyen âge. Les pirates barbaresques de la Méditerranée vendaient leurs captifs sur les marchés de Constantinople ou d’Alger, et nombre d’ordres religieux avaient été fondés pour racheter et rapatrier les esclaves chrétiens. St Vincent de Paul ou Cervantès en furent des exemples.
Lorsque le Sahara était une savane verdoyante, des peintures rupestres montrent la guerre et les prisonniers capturés grâce à la supériorité technique des cavaliers ou des chars sur les piétons. Dès la VIe dynastie, les Egyptiens sont en relation avec la Nubie. Des explorateurs ramènent à Thèbes des Pygmées, personnages de légende qui serviront de modèle pour la figure du Dieu Bès. L’époque hellénistique ou romaine nous a laissé des paysages de villages de pygmées. La reine egyptienne Hatshepsout envoie au pays de Pount une expédition de cinq navires qui ramènent avec de l’ivoire et des produits divers 134 esclaves, ce dont témoignent des stèles à l’entrée du palais.
La supériorité technique et l’existence d’un Etat organisé assurent une indiscutable suprématie aux Egyptiens. Des documents chaldéens évoquent le commerce des aromates, de l’or et des esclaves. On pensait que les textes parlaient de paons (thukkijim, en hébreu), mais selon les philologues, il faudrait lire sukkijim, esclaves (Luc Croegaert, Premières Afriques, Hatier Bruxelles 1985).
Par les géographes arabes, on sait qu’en 871, une révolte des esclaves avait éclaté à Bassora, que les Califes mirent dix ans à reconquérir. Le mouvement est lancé et ne s’arrêtera pas facilement !
La sculpture au Nigeria montre les aspects les plus sinistres. Comme chez les Aztèques, la mort d’un chef était le signal de sacrifices humains. Le mort devait partir pour l’au-delà avec ses épouses, ses serviteurs. Le tableau bien connu de Delacroix, La mort de Sardanapale… montre que ces scènes atroces ont marqué l’imaginaire occidental. Au Nigeria, les victimes n’étaient pas consentantes puisque les têtes coupées sont représentées étroitement bâillonnées. Alors que ces têtes ont face épaisse, lippe et nez épaté, les statues royales ont les traits fins, les fronts dégagés, des visages d’un ovale pur… Froebenius, fasciné par ces plastiques et la technique de la cire perdue, en rechercha l’origine dans Dieu sait quelle civilisation antique… alors qu’elle reflètent sans doute la hiérarchie de classe entre aristocrates et captifs.
A la fin de ses voyages en Afrique noire, Ibn Batuta écrit qu’il est rentré au Maghreb en même temps qu’une caravane de 600 femmes captives destinées aux marchés du Proche Orient. Mais alors que le système de l’esclavage traditionnel n’était pas qu’inhumain, l’esclave étant peu à peu inséré dans la famille de ses maîtres, la traite négrière coïncide avec une remise en cause des pouvoirs liée à une flambée de ferveur musulmane : conquête du Fouta Djalon, conquête de la vallée du Niger, conquête des royaumes haoussa et twé jusqu’au Nord-Cameroun. Les royaumes anciens sont submergés par des réformateurs épris de pureté. L’art des sculptures traditionnelles sombre dans le mépris. Or, les Peuls, qui sont l’âme de ces conquêtes, ne sont pas plasticiens figuratifs : l’art des Bambaras ou Malinkés est mis en cause. Les incursions vers les royaumes yorubas menacent des traditions artistiques qui ne pourront se relever que par l’appui de certains rois éclairés. Une poussée vers la décoration géométrique et l’abstraction se fait sentir.
Avec la traite, les royaumes côtiers avaient acquis au XVIIIe et XIXe siècles la richesse et les armes. Entre les conquérants peuls au Nord et la pression de la traite relayée par les royaumes côtiers de l’Ashanti, du Dahomey ou des Yorubas, les populations Djoukouns, Tivs, Chambas, se trouvent laminées. Toute une sculpture païenne fut menacée. D’autres styles de sculptures aboutissent aux poteaux mummuyés où les visages, les coiffures, les oreilles sont abstraits.
Etrangement, on peut rapprocher cette pfahl-plastik du style caractéristique de la côte orientale. Les formes des sculptures se sont simplifiées : les poteaux viganga des Giryama du Kenya sont des planches ornées de motifs géométriques et de découpures parfois surmontés d’une tête. Ces poteaux ne sont pas à proprement parler funéraires car ils ne marquent pas l’emplacement des tombes. Dressés dans l’abri des hommes, ils reçoivent des vibrations et permettent aux âmes des défunts de trouver une place. Avec l’évolution des familles et des habitations, les viganga sont remplacés par de petites sculptures de trente centimètres. Bien que ce ne soit pas démontré, il est possible que les poteaux funéraires malgaches très semblables aux viganga en soient une forme dérivée (cf. Africa – Art of a continent, Ed. Phillips 1995).
Les effets simultanés de la traite négrière et des guerres qui l’ont accompagnée ont ainsi abouti à une transformation des styles, passant du figuratif caricatural à l’abstrait le plus dépouillé.
La traite poussa donc les arts plastiques vers une décoration abstraite. Bien sûr, elle eut de pires conséquences : intensifiant les guerres internes en armant les rois conquérants, elle détruisit l’édifice social des groupes sans Etat. Les tribus anarchiques peu structurées y perdirent leur mémoire et leurs traditions. Les classes d’âge et autres éléments de cohésion sociale s’effondrèrent. Psychologiquement, les populations menacées se sentaient sans défense, poursuivies par la fatalité. Ne faudrait-il rattacher à ce courant pessimiste toute une sensibilité masochiste que l’on pressent à travers de nombreux ouvrages d’art ? Iba Ndiaye peint des moutons menacés par le sacrifice de la Tabaski, des têtes coupées d’ancêtres, des vautours menaçant de dévorer une pauvre Afrique squelettique. Les tableaux abstraits de Kra Nguessan sont pleins de mâchoires de crocodiles ou de squelettes. Les secrets mangeurs d’âme grouillent chez Yousouf Bath, Fadaïro ou Soukemawou.
Mais l’esclavage eut pourtant une heureuse conséquence. La diaspora africaine va trouver d’autres continents et d’autres conditions sociales où pourra fleurir un art nouveau. Citons simplement l’art des Bonis Saramacas de Guyane. Esclaves évadés, réfugiés à la frontière du Surinam et de la Guyane, ils ont inventé un art de la peinture et de la gravure d’une grande originalité : géométrique, cubiste, symboliste, cet art utilise les entrelacs avec une habilité extrême. Dans Africains de Guyane, Hurault a étudié cet art complexe qui évoque une recherche lettriste (Ed. Guyanne Presse, Cayenne 1989).
L’art haïtien marque par sa peinture (cf. Ph. De Rebours, Haïti et ses peintres, thèse éditée à Port au Prince) : gentillesse des naïfs, épopées de l’histoire guerrière, poésie et lyrisme avec des rêveries sur les eaux, les fleurs et les animaux, paysages urbains… Les peintures proprement sacrées, sur les rituels vaudous et les divinités apparaissant aux fidèles et les chevauchant, sont souvent impressionnantes.
En 1989, le ministère de la Coopération commémora la Révolution française en organisant des travaux communs entre le Haïtien Edouard Duval-Carrie, le Sénégalais Fode Camara et le Français Ph. Nouail (cf. catalogue du MAAO, juin 1989). Même si les parentés sont faibles, le partage des racines fonde des relations entre Africains et Afro-américains. Récemment encore, l’Ivoirien Ouattara a trouvé des appuis aux Etats-Unis grâce au Haïtien Basquiat. La face heureuse d’un crime…
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