Gouverneurs de la rosée

De Jacques Roumain

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Dans le cadre de la commémoration officielle de l’année Jacques Roumain en Haïti et dans le monde, l’Université d’État d’Haïti a réuni du 28 au 30 Novembre 2007 divers intellectuels autour d’un colloque international sur le thème : « Penser avec Jacques Roumain aujourd’hui ». Réflexions de Maximilien Laroche autour du célèbre roman Gouverneurs de la rosée

« Ne me tourmente pas, maudit. Est-ce que j’ai pas assez de tracas comme ça ? La misère, je la connais, moi-même. Tout mon corps me fait mal, tout mon corps accouche la misère, moi-même. J’ai pas besoin qu’on me baille la malédiction du ciel et de l’enfer. »
Délira

On a parlé de théâtre pauvre. Peut-on parler de roman pauvre ? La question paraît plausible. On pourrait même se demander si Jacques Roumain, dans Gouverneurs de la rosée, n’a pas, en pratique sinon en théorie, proposé un modèle de roman pauvre.
Le théâtre pauvre repose avant tout sur le corps de l’acteur, un corps nu qui renonce aux artifices du genre théâtral : maquillage, costume, décor… Ainsi ce corps dénudé représente, à lui seul, et le personnage et son univers dans ce qui fait leur identité commune.
Dans le roman, la description du corps du pauvre le place sous un éclairage. Le personnage du pauvre fait alors l’objet d’une mise en scène de la part du narrateur du récit où la focalisation narrative est l’équivalent de la mise en scène théâtrale ou cinématographique. Gouverneurs de la rosée met en scène des pauvres. Comment nous les représente-t-il et à quelles fins ? Il s’agira donc de recenser les attributs du corps du pauvre pour dégager un aspect de l’esthétique de ce roman.
Le pauvre n’est pas de soi admirable. Un écrivain cependant peut le rendre tel par le choix qu’il fait des moyens de le représenter. C’est ce que nous essaierons de voir dans Gouverneurs de la rosée en montrant comment le corps du pauvre se transforme en un corps de gloire
Mais avant de commencer cette analyse, je voudrais donner un coup de chapeau à Syto Cavé. C’est après avoir lu un texte de lui (1), qui ne portait d’ailleurs pas sur Roumain, paru dans un recueil publié en hommage au dramaturge martiniquais Vincent Placoly, que m’est venue l’idée de cette analyse.
Le corps du pauvre
Pour situer le décor dans lequel Jacques Roumain brosse un portrait du corps du pauvre dans Gouverneurs de la rosée, il suffirait de citer les mots par lesquels Manuel décrit la situation de Fonds-Rouge : « …regardez vos enfants, regardez vos plantes : la mort est sur eux, la misère et la désolation saccagent Fonds-rouge. » (2) Le mot misère est celui qui revient le plus souvent dans le texte du roman, comme un sombre et lancinant leitmotiv. Cette misère frappe aussi bien les humains que les bêtes et la nature. Tout le village de Fonds-Rouge en effet est « saccagé » par ce fléau.
Nous aurions l’embarras du choix s’il fallait choisir parmi les descriptions de la nature illustrant ce saccage qu’y a opéré la misère. Dès le premier chapitre, le narrateur nous dépeint la situation catastrophique dans laquelle se trouve Fonds-Rouge :
« Le ciel n’a pas une fissure. Ce n’est qu’une plaque de tôle brûlant. Derrière la maison, la colline arrondie est semblable à une tête de négresse aux cheveux en grain de poivre : de maigres broussailles en touffes espacées, à ras du sol ; plus loin, comme une sombre épaule contre le ciel, un autre morne se dresse parcouru de ravinements étincelants ; les érosions ont mis à nu de longues coulées de roches : elles ont saigné la terre jusqu’à l’os. Pour sûr qu’ils avaient eu tort de déboiser… » (3)
On notera, en passant, le double régime des images dont se sert Roumain. Les êtres humains sont comparés aux éléments de la nature et ceux-ci le sont aux êtres humains. Ainsi la lumière des yeux de Délira sera comparée à celle d’une source, synonyme de fraîcheur. Ici la tôle brûlante du ciel et les ravinements étincelants du morne ont quelque chose de métallique, de mortifère et de cruel puisqu’ils font saigner la terre jusqu’à l’os. Dans l’univers de Gouverneurs de la rosée, les hommes, les bêtes et les choses se « répondent », comme disait Baudelaire.
Ce n’est donc pas sans raison que le récit commence par une prophétie : l’annonce de la venue prochaine de la mort : « Nous mourrons tous… nous mourrons tous : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants… » (4)
L’image de la poussière qui coule entre les doigts de Délira est on ne plus appropriée en la circonstance. Elle est de la même couleur grise des cheveux de Délira. Elle recouvre tout comme un linceul puisque ce gris de la poussière et de la cendre auxquelles nos corps, selon les paroles bibliques, doivent un jour retourner est déjà là et que cette poussière glisse entre les doigts de Délira comme « un chapelet de misère ». Ce qui fait de Délira une pleureuse, se lamentant sur sa mort et sur celle de sa communauté.
Les images du texte, qu’elles soient prises au sens dénotatif ou connotatif, se recoupent pour signifier la même chose. En coupant les arbres qu’ils tuent ainsi, les habitants se tuent eux-mêmes. Le charbon qu’ils fabriquent avec ces arbres donne cette cendre qui préfigure la cendre de leurs cadavres. Tout concourt donc à dresser un tableau de deuil et de jour de lamentation avec des paroles qui sonnent comme un « dies irae ».
Lorsque Délira apprendra que Manuel a trouvé l’eau qui ramènera la vie à Fonds-Rouge, elle dira : « Je suis contente pour nous, je suis contente pour la terre, je suis contente pour les plantes. » Il y a une vie globale à protéger d’une menace de mort globale.
Les images, chez Roumain, mettent en place une forme systématique et généralisée d’anthropomorphisme. Hommes, bêtes et choses sont unis par un même destin. Leur symbolique nous invite sans cesse à ne pas séparer le destin des hommes de celui des autres créatures vivantes et du cadre dans lequel nous vivons tous. Cette symbolique fixe aussi les positions des êtres humains non seulement entre eux mais par rapport aux autres éléments de la vie autour d’eux. Voilà pourquoi il n’est pas indifférent de constater que si Gervilen nous est montré en train de fabriquer du charbon, Manuel, lui, cherche de l’eau. L’un tue la vie, l’autre s’efforce de la ressusciter.
Tout au long du récit, les personnages oscillent entre le souvenir heureux des jours passés et le désespoir causé par le présent. C’est pourquoi lorsque Manuel évoque l’image d’un avenir qui viendra mettre fin à cette mort présente et questionne Annaïse, celle-ci hésite :
« -Est-ce que tu vois les vivres et les fruits mûrs ?
– Oui, oui.
– Tu vois la richesse ?
Elle ouvrit les yeux.
-Tu m’as fait rêver. Je vois la pauvreté. » (5)
On ne peut voir Fonds-Rouge en couleurs, donc autrement que dans son vêtement de deuil et comme nature en poussière et en cendres, que si on ferme les yeux et qu’on ne regarde pas la réalité mais ses rêves. Sinon on ne peut voir que la pauvreté des gens, des bêtes et des choses. Ainsi la nature est pauvre mais les animaux et les humains le sont tout autant :
« -Manuel, dit Bienaimé, si tu allais voir où est passée la génisse peintelée, si tu allais te rendre compte :
Manuel laissa son travail, décrocha la corde qui pendait à un clou, en éprouva la résistance.
… Il aperçut la génisse… Il fit un crochet pour la prendre par le plus court… Elle se rendit compte de la manœuvre et commença à trotter vers le large. Manuel se précipita à grandes enjambées et en pleine course la lassa. Elle l’entraîna, mais il s’arc-boutait ferme, tirant sur la corde par saccades, l’apaisant de la voix. » (6)
Alors il s’engage un dialogue entre l’homme et la bête qui nous renseigne sur les sentiments réciproques de Manuel et de la génisse :
« -Tu vas changer de maître, dit-il, lui flattant le museau. Tu vas quitter la grande savane. C’est comme ça, la vie, que veux-tu.
La génisse le regarda de ses larges yeux larmoyants et mugit. Manuel lui caressa l’échine et les flancs du plat de la main » Tu n’es pas trop grasse, on dirait : on n’a qu’à te tâter pour sentir les os ; tu ne feras pas bon prix, non, certain que non. » (7)
Si on met en parallèle ce dialogue entre l’homme et la bête et l’autre dialogue qui opposait Delira à Bienaimé, juste quelques instants auparavant, on s’aperçoit que les hommes, les bêtes et les choses sont liés par un même sort :
« Manuel laissa son travail, décrocha la corde qui pendait à un clou, en éprouva la résistance.
Amarre-la à un piquet, mais avec une bonne longueur pour qu’elle ne s’empêtre pas.
Pourquoi n’attends-tu pas qu’elle ait grandi ? fit Délira. Qu’elle ait mis bas un veau que nous vendrons plus tard à sa place ?
Et de quoi vivrons-nous d’ici là ? Nous aurons le temps de manger nos propres dents jusqu’à la gencive, répliqua le vieux. » (8)
Ce qui lie l’homme et l’animal, c’est que cette misère de la nature les condamne tous les deux à la faim. Voilà le grand problème, le principal résultat du déboisement. Et quand l’homme est affamé, il n’a plus la possibilité de ménager la bête, fût-ce au détriment de ses propres intérêts.
Pour fêter le retour de Manuel, Bienaimé et Delira invitent les voisins à boire un coup. Mais après la deuxième bouteille de clairin :
« Une lourde tristesse tombait sur les habitants. Ils étaient ramenés à leur condition et aux pensées qui les tourmentaient : la sécheresse, les champs ravagés, la faim. » (9)
Bêtes et gens sont également frappés.
« Les poules caquetaient, inquiètes. Elles attendaient qu’on leur lançât du maïs, mais les habitants n’avaient plus rien à manger ou c’était presque tout comme. Ils gardaient les derniers grains, ils les écrasaient sous le pilon et ils en faisaient une bouillie épaisse et lourde, mais c’était remplissant, ça donnait de consistance à l’estomac. » (10)
Un dicton haïtien dit : « Kon m gou, m fou/ la faim rend fou » Comme de fait, la faim montait à la tête des gens :
« Une colère sourde et contenue, qu’une étincelle ferait éclater en violences et que la misère exacerbait, donnait à chaque habitant pour son voisin, cette bouche cousue, ce regard évasif, cette main toujours prête.
…Les femmes étaient les plus enragées : elles étaient véritablement déchaînées. C’est qu’elles étaient les premières à savoir qu’il n’y avait rien à mettre sur le feu, que les enfants pleuraient de faim, qu’ils dépérissaient, les membres grêles et noueux comme du bois sec, le ventre énorme. Elles en avaient parfois la tête dérangée et elles s’injuriaient, à l’occasion, avec des mots que ça n’est pas permis. » (11)
Cette détresse morale s’aigrissait de la détresse physique :
« Manuel boit, mais il observe les habitants, déchiffrant dans les rides de leurs visages l’écriture implacable de la misère. Ils se tiennent autour de lui ; ils sont pieds nus et dans les déchirures de leurs hardes rapiécées, on voit la peau sèche et terreuse. Tous portent la machette à leur côté, par habitude sans doute, car quel travail s’offre maintenant à leurs bras désœuvrés ? Un peu de bois à couper pour réparer les entourages des jardins, quelques bayahondes à abattre pour le charbon que leurs femmes iront colporter à dos de bourrique jusqu’à la ville. C’est avec quoi ils devaient prolonger leur existence affamée, en ajoutant la vente de la volaille et, par-ci par-là, d’une génisse maigre cédée à bas prix au marché de Pont Beudet. » (12)
Le dénuement, par incapacité de couvrir son corps, marque l’extrême limite de la pauvreté et le fond du désespoir pour le pauvre. Alors celui-ci perd tout, jusqu’à l’honneur :
« C’est que les choses prenaient mauvais visage, la faim se faisait sentir pour tout de bon, le prix du gros-bleu montait en ville, alors on avait beau raccommoder le linge, il y en avait dont le derrière, sauf votre respect, paraissait par les bâillements du pantalon comme un quartier de lune noire dans les déchirures d’un nuage, ce qui n’était pas honorable, non, on ne pouvait pas le prétendre. » (13)
Cette indignité provoque une fatigue qui plonge celui qui en est affecté dans un état de prostration. Le pauvre est alors livré, pieds et poings liés, à ceux qui n’attendent que cette démission pour exploiter sa misère :
« Ils étaient gavés de misère, ils n’en pouvaient plus. Les plus raisonnables perdaient la tête, les plus forts fléchissaient. Quant aux faibles, ils s’abandonnaient, advienne que pourra, disaient-ils. On les voyait couchés, mornes et silencieux, sur leurs nattes devant les cases, ruminant leur déveine, ayant perdu toute volonté. D’autres dépensaient leurs derniers centimes à acheter du clairin chez Florentine, la femme de l’officier de Police rurale, ou bien ils prenaient à crédit, ce qui tôt ou tard leur jouerait un mauvais tour. L’alcool leur donnait un semblant de vigueur, une brève illusion d’espoir, un oubli momentané. Mais ils se réveillaient la tête orageuse, la bouche sèche ; la vie prenait un goût de vomissure et ils n’avaient même pas un morceau de salaison pour se refaire l’estomac.
Fonds-Rouge s’en allait en débris et ces débris étaient ces bons habitants, ces nègres conséquents et de grand courage avec la terre… » (14)
Dans sa description du corps du pauvre, Roumain donne pour cause à la pauvreté la privation, source d’une faim qui taraude le pauvre. Mais la privation est aussi la cause du dénuement du pauvre, dénuement qui atteint son point maximum quand le pauvre perd tout honneur à montrer les parties honteuses de son corps. Or nous ne sommes pas au bout des effets de la privation. C’est elle qui force le pauvre à marcher pieds nus. Et c’est alors que le pauvre se change en dominé et bientôt en exploité :
« Icitte, il faut se gourmer dur avec l’existence et à quoi ça sert ? On n’a même pas de quoi remplir son ventre et on est sans droit contre la malfaisance des autorités. Le juge de paix, la police rurale, les arpenteurs, les spéculateurs en denrées, ils vivent sur nous comme des puces. J’ai passé un mois de prison, avec toute la bande des voleurs et des assassins, parce que j’étais descendu en ville sans souliers. Et où est-ce que j’aurais pris l’argent, je te demande, mon compère ? Alors qu’est-ce que nous autres, les habitants, les nègres-pieds-à-terre, méprisés et maltraités ? » (15)
Manuel parle d’une injustice qu’il aurait subie à Cuba et non pas à Fonds-Rouge. Pourtant il parle de Cuba comme si c’était Haïti puisque là-bas les « nègres-pieds-à-terre » seraient aussi des « nègres-mornes »qui descendraient en ville comme les paysans haïtiens. Que le récit fasse de Cuba un double d’Haïti, cela peut se comprendre. La petite histoire nous apprend cependant que c’est en Haïti, à l’époque même de la rédaction de Gouverneurs de la rosée, qu’il était de pratique courante pour la police de procéder à l’arrestation des paysans qui descendaient en ville sans souliers.
Le corps du pauvre est réellement, comme le disent les paroles de Délira citées en épigraphe, un corps de misère qui fait du pauvre un damné de la terre, au sens où Marx et Fanon utiliseront ce terme.
Le corps de gloire
Par la magie de la fiction, ce corps de misère et d’indignité du pauvre sera pourtant transformé, chez les protagonistes du roman, en corps de gloire.
D’abord tout concourt à nous faire voir les personnages principaux comme étant de grande taille. La perspective qui commande la focalisation du narrateur nous est donnée par le regard admiratif des enfants qui regardent passer Manuel :
« Les enfants suivaient sa haute taille avec des regards fascinés. Pour eux, il était l’homme qui avait traversé la mer, qui avait vécu dans ce pays étrange de Cuba ; il était auréolé de mystères et de légendes. » (16)
C’est le même regard que jettent sur lui les adultes. Le cas le plus frappant est celui de Laurélien qui spontanément s’adresse à Manuel en l’appelant chef, au grand étonnement de Manuel d’ailleurs. Le narrateur indique aussi que Laurélien s’était essoufflé à suivre les paroles de celui qu’il considère comme son chef.
Mais ce même narrateur, en nous présentant Manuel, à son retour de Cuba, ne l’avait-il pas revêtu d’un habit de chef, puisque l’habit qu’il portait ressemblait à s’y méprendre à l’uniforme d’un chef de section ?
« Il était grand, noir, vêtu d’une veste haut boutonnée et d’un pantalon de rude étoffe bleue pris dans des guêtres de cuir. Une longue machette engainée pendant à son côté. Il toucha le large bord de son chapeau de paille… » (17)
Dans Gouverneurs de la rosée, la focalisation sur les corps des personnages, c’est par le vocabulaire du cinéma, mieux encore que par le langage du théâtre, qu’elle pourrait être décrite. En effet à l’arrière-plan se situent les habitants de Fonds-Rouge avec lesquels les protagonistes du récit : Manuel, Annaïse et Délira partagent pour l’essentiel les mêmes caractéristiques. Mais en gros plan ce sont les protagonistes qui se détachent. L’on passe donc par un fondu enchaîné de scènes de premier plan qui nous montrent en zoom in le héros, sa fiancée et sa mère à des panoramiques qui nous font voir les autres habitants. Par ce va-et-vient de la focalisation, nous voyons se détacher ceux qui sont appelés à sortir les autres de leur misère. Et, d’une certaine façon, ces leaders, par leur apparence physique, illustrent l’avenir que tous recherchent.
Cette façon pour les protagonistes de se détacher, non pour se singulariser mais pour entraîner les autres, se reconnaît jusque dans leur démarche. Manuel, haut de taille, qu’on nous avait présenté dans un habit d’allure militaire, que Laurélien, le premier, reconnaît comme son chef, a une démarche athlétique qui est objet d’éloge de la part du narrateur : « Il avait repris ce pas allongé et presque négligent, mais qui a bonne allure des nègres de la plaine… » (18)
Cette souplesse et ce dynamisme du corps qui se déplace, nous en retrouvons l’équivalent chez Annaïse, en plus agile et en plus gracieux :
« Il la reconnut aussitôt à sa robe sombre, à son madras blanc et parce qu’elle était grande, quelle seule avait ce jet pur et souple des jambes, cet oscillement des hanches dans la douceur… » (19)
« Manuel quitta sa retraite et elle l’aperçut. Elle s’arrêta et d’un mouvement vif des reins sauta à bas de sa monture… Elle s’avança vers lui de son pas égal et agile, sa gorge était haute et pleine et sous le déploiement de sa robe, la noble avancée des jambes déplaçait le dessin épanoui de son jeune corps.
Elle fit une révérence devant lui.
-Je te salue, Manuel.
– Je te salue, Anna. (20)
Impossible de ne pas voir, dans le parallélisme inversé qui est ici clairement suggéré : la salutation de l’ange à Marie. Cette allusion aux Écritures nous fait aussi songer aux paroles d’Antoine le Simidor : « Je suis vieux et noir mais les femmes m’aiment » qui renvoient manifestement au « nigra sum sed formosa » du Cantique des Cantiques.
De tels renvois intertextuels rehaussent incontestablement l’image des personnages. Mais surtout comment ne pas remarquer, chez Manuel et chez Annaïse en particulier, que leur déplacement, le mouvement de leurs corps, soit qu’ils vont à pied ou se déplacent sur une monture, les projettent en avant des autres, comme pour les entraîner. Il y a le corps mais il y a aussi les gestes : démarche ou révérence, qui ajoutent une beauté au corps et contribuent à rendre ce corps séduisant, convaincant même, dans la mesure où ce mouvement a pour but d’entraîner vers un objectif.
Et puisque nous parlons de corps en mouvement, il y a un parallélisme interne qu’il faut établir non plus avec une scène extérieure mais entre les personnages d’une même scène. Il souligne bien ce rôle d’avant-garde que jouent les protagonistes de l’histoire. Considérons cette procession, si on peut ainsi parler, d’Annaïse et de ses consœurs de Fonds-Rouge revenant du marché :
« Sur la route, les paysannes conduisaient leurs ânes fatigués. Elles les encourageaient de la voix et l’écho affaibli de leurs cris monotones parvenait jusqu’à Manuel… Elles allaient en file ininterrompue, dans la poussière soulevée, et parfois l’une d’elles courait après sa bête qui s’écartait et la rabattait dans le rang, à grand renfort de malédictions et de coups de fouet. Séparée des autres, venait une paysanne montée sur un cheval alezan. Le sang de Manuel bondit vers son cœur avec des pulsations précipitées et brûlantes… Manuel quitta sa retraite et elle l’aperçut. Elle s’arrêta et d’un mouvement vif des reins sauta à bas de sa monture… L’alezan écumait, ses flancs haletaient, on voyait qu’Annaïse l’avait poussé à une bonne allure malgré les roches et la montée… » (21)
Tout au contraire donc de la progression laborieuse des autres paysannes, Annaïse chevauche un fringant coursier « qu’elle pousse à bonne allure » et même de façon assez risquée, compte tenu de la pente avec des roches qu’elle doit gravir.
À voir les protagonistes de l’action dépasser de plus d’une coudée les autres personnages on comprend que les propos de Manuel puissent, même à Annaïse, paraître un discours sur des rêves et non pas sur la réalité. À les voir marcher d’un pas si énergique ou chevaucher bien en avant des autres, on comprend qu’ils puissent les entraîner vers la conquête de ce rêve dont ils leur parlaient dans leurs discours et qu’ils s’activent à matérialiser malgré tous les risques qu’ils doivent prendre.
En avant de personnages fatigués et prostrés, ou se suivant en file monotone, obéissant aux exigences d’une tradition dépassée, il y a donc d’autres personnages dynamiques, en mouvement aussi bien en paroles qu’en actes. Ils esquissent le mouvement et la démarche que tous doivent adopter.
Dans le premier chapitre, au beau milieu de la description du combite, par ce que je qualifierais de colérique intrusion d’auteur, le narrateur, délaissant sa feinte impassibilité de raconteur d’un récit à la troisième personne et profitant sans doute de son statut de narrateur omniscient, s’était livré, sous forme de prophétie, à une violente diatribe :
« Mais ces habitants des mornes et des plaines, les bourgeois de la ville ont beau les appeler par dérision nègres pieds-à-terre, nègres va-nu-pieds, nègres-orteils (trop pauvres qu’ils étaient pour s’acheter des souliers), tant pis et la merde pour eux, parce que, question de courage au travail, nous sommes sans reproche ; et soyez comptés, nos grands pieds de travailleurs de la terre, on vous les foutra un jour dans le cul, salauds. » (22)
Ce passage du « ils » (Ces habitants) au « nous » constitue plus qu’une simple rupture du rythme du récit qui équivaudrait à une dérogation inconvenante aux règles de la narratologie. Il s’agit d’une prise de position radicale de l’auteur qu’il convient de compléter cependant par la conduite prudente de Manuel. Celui-ci en effet ne fait aucune propagande internationaliste à Fonds-Rouge. Il ne monte même pas les habitants contre Hilarion. Il les pousse plutôt à la réconciliation, à un « mete tèt ansanm » en vue d’exploiter l’eau. Il y a donc une position politique nuancée, à deux niveaux : stratégique et tactique dans Gouverneurs de la rosée. Roumain, quand il prend la parole, nous entraîne bien plus loin que ne le font les personnages dont il nous raconte les actions. Entre discours et récit, il y a le même rythme à deux temps auquel obéissent les personnages. Le parallélisme, là encore, est frappant et nous montre que la rhétorique de l’auteur sait tenir compte du temps de réception de son lecteur.
Dans ce portrait du corps du pauvre qui est dessiné dans le roman, l’auteur choisit la partie la plus méprisée de ce corps, le pied nu, cette partie de son corps qui vaut au pauvre l’humiliation et l’ignominie de l’emprisonnement, pour en faire une arme de libération.
Il s’agit d’un paradoxe puisque le point faible du corps du pauvre devient un point fort. Et en même temps il y a là une contradiction : le pied nu est à la fois source de désespoir et d’espoir. Il entraîne la condamnation du pauvre mais il lui permet d’aller de l’avant et même de se débarrasser des obstacles sur son chemin, en bottant le derrière des dominants.
On peut d’ailleurs noter que le narrateur use de manière sélective d’une même partie du corps. Si ce pied nu a valu à Manuel d’être emprisonné, il permet à Annaïse de s’éclipser en silence :
« -Voici la nuit, Anna, va en paix, va reposer, ma négresse.
Elle n’était déjà plus là, ses pieds nus, en s’en allant, ne faisaient pas de bruit. » (23)
Usage sélectif ? Usage fonctionnel plutôt. Car désavantage à la ville, le pied nu est avantage, à la campagne. Tout dépend de la maîtrise que nous avons de notre environnement. C’est nous qui définissons la fonction et la signification des parties de notre corps. Et nous le faisons dans la mesure de notre liberté.
Dans ce portrait en pied du corps du pauvre, nous voyons bien que plus le regard du narrateur descend le long du corps du pauvre, plus augmentent les faiblesses de ce corps. Mais on entrevoit la possibilité d’un renversement de l’impuissance en puissance par l’orientation du mouvement et de la force du pied, le point en apparence, le plus faible de ce corps. Comme quoi la faiblesse n’est jamais qu’apparente tant que nous ignorons le potentiel de forces dont nous disposons.
Néanmoins la force véritable, elle réside tout en haut du corps : dans la tête. Les protagonistes : Manuel, Annaïse et Délira, sont ou bien reconnus par les autres ou se reconnaissent eux-mêmes comme rusés, mot qui est synonyme d’intelligent. C’est le compliment qu’in petto Larivoire fait à Manuel en observant son comportement. C’est le compliment que Manuel fait à sa mère quand celle-ci cherche à savoir qui est l’élue de son cœur. Et c’est ce compliment qu’Annaïse s’adresse à elle-même pour indiquer qu’elle saura faire passer son message à ses consœurs.
Si cette intelligence des protagonistes n’est connue que des seules personnes concernées ou n’apparaît au grand jour qu’au vu du succès remporté dans leurs actions, cela pouvait déjà éclater aux yeux de leurs proches à observer la lumière qui brillait dans leurs yeux.
Délira est le premier personnage à propos de qui il est fait mention de cette lumière :
« Délira se lève avec peine. C’est comme si elle faisait un effort pour rajuster son corps. Toutes les tribulations de l’existence ont froissé son visage noir, comme un livre ouvert à la page de la misère. Mais ses yeux ont une lumière de source et c’est pourquoi Bienaimé détourne son regard. » (24)
Ensuite c’est au tour de Délira d’être séduit par la même lumière émanant de Manuel.
« Il ouvrit les bras, sa face était pleine de soleil. Elle regardait Manuel. Elle ne disait rien… il était devant elle, cet homme si grand, si fort, avec cette lumière sur son front et qui connaissait le mystère du sommeil de l’eau dans les veines des mornes. » (25)
Entre Manuel et Annaïse, nous assistons à un éblouissement réciproque quand Manuel confie à Annaïse son projet d’amener à Fonds-Rouge l’eau qui revivifiera le village :
« Suppose, Anna, suppose que je découvre l’eau, suppose que je l’amène dans la plaine.
Elle leva sur lui un regard ébloui :
-Tu ferais cela, Manuel ?
Elle s’attachait à chacun de ses traits avec une intensité extraordinaire, comme si, lentement, il lui était révélé, comme si pour la première fois, elle le reconnaissait. » (26)
Et quand Manuel après avoir déclaré son amour à Annaïse la presse de lui faire une réponse :
« -Tu n’as pas répondu à ma question.
Elle se retourna vers Manuel.
Une lumière illumina son visage, ce n’était pas un rayon de soleil couchant, c’était la grande joie. » (27)
Il y a enfin le sourire qui s’esquisse sur les lèvres de Manuel et d’Annaïse lorsqu’ils font le bilan d’une action menée à bon terme. Cela se vérifie à deux moments clés du récit. D’abord quand Manuel se fait interroger par Hilarion et qu’il ne répond guère, l’officier de police est finalement obligé de le laisser partir. Manuel arbore alors un sourire qui en dit long sur ses pensées. Et puis à la fin du récit, Délira se désole que Manuel soit mort, Annaïse alors le console d’un sourire qui n’empêche pas ses yeux de s’embuer de larmes.
Une version revue et corrigée du « pòv »
Dans Gouverneurs de la rosée, Jacques Roumain nous brosse un portrait en pied du pauvre. Les procédés dont il use et l’imagerie qu’il utilise nous éclairent à la fois sur son esthétique et sur son engagement.
L’esthétique classique parlait de sublime et de grotesque, catégories que nous jugerions aujourd’hui un peu trop passives, en tout cas fort peu mobilisatrices en cas d’engagement politique.
Il vaudrait mieux parler de méprisable et d’admirable. Le pauvre est méprisé. Roumain le rend admirable à travers Manuel, Annaïse et Délira. On peut mesurer le coup de maître grâce auquel l’auteur de Gouverneurs de la rosée a su faire passer ses personnages du méprisable à l’admirable par ce renversement étonnant de l’image du nègre-pied-à-terre, du pauvre au pied nu. En transformant un point faible en point fort, il a changé le défaut de la cuirasse en arme offensive. D’un objet de mépris, il a fait un sujet d’admiration.
Une distance sémantique énorme sépare le mot « pòv » en haïtien du mot « pauvre » en français. Pour le constater, il suffit de comparer les définitions que donnent les dictionnaires de langues haïtienne et française. Alors que le pauvre, en français, est un démuni, sans être forcément un sans-le-sou, en Haïti, le pòv est un gueux, un mendiant, une personne déchue, qui a perdu toute dignité puisqu’il vit de sa kwi qu’il tend à tout venant. Syto Cavé signale d’ailleurs, parmi les signes qui caractérisent le corps du pòv, le manque et l’infirmité. Le manque qui se traduit par la mendicité mais aussi comme la « mémoire brumeuse et lointaine d’une injustice sociale ». Et il s’interroge, à cet égard : « Quel est l’avenir d’un mendiant dans nos murs ? Parviendra-t-il jamais à briser les miroirs ? »
À ces questions, il me semble bien que Roumain apporte des réponses. D’abord celle de prendre conscience que le « pòv » l’est par définition avant de l’être en réalité. La définition étant cette « mémoire brumeuse », dont parle Syto Cavé. Mémoire brumeuse précisément parce qu’elle n’est pas celle que le pauvre a de lui-même. Nègre pied-à-terre n’est assurément pas une définition forgée et imposée à lui-même par le « pòv ». S’il avait à se définir, ce serait assurément dans les termes de Manuel :
« Alors qu’est-ce que nous sommes, nous autres, les habitants, les nègres-pieds-à-terre, méprisés et maltraités ? Eh bien, nous sommes ce pays et il n’est rien sans nous, rien du tout. Qui est-ce qui plante, qui es-ce qui arrose, qui est-ce qui récolte ? Et avec ça nous sommes pauvres… Mais sais-tu pourquoi ? À cause de notre ignorance : nous ne savons pas encore que nous sommes une force… » (28)
Le « pòv », comme personnage de fiction et tel qu’il est représenté dans Gouverneurs de la rosée, en particulier à travers la figure de Manuel, devient un personnage idéal. Non seulement il n’a pas encore perdu sa dignité mais il n’est ni fatigué ni résigné. Bien au contraire ! Il a gardé toute sa réserve de colère et de révolte et il est prêt à renverser sa situation. Il a pris conscience de sa force. À partir d’une réalité indéniablement haïtienne, Jacques Roumain nous a donné une version revue et corrigée du « pòv ».
L’on s’est beaucoup interrogé sur l’origine créole du titre de Gouverneurs de la rosée qui peut faire songer à « souket lawouze » par exemple. Peut-être faudrait-il considérer aussi la rhétorique de ce titre.
À la fois paradoxe et oxymore, Gouverneurs de la rosée évoque avec un zeste d’ironie et un brin de mélancolie le gouvernement éphémère de qui ne commande qu’à un domaine, la rosée, laquelle s’évanouira aux premiers feux du soleil.
Et pourtant tout l’optimisme que l’on peut ressentir à la lecture de ce roman se fonde sur la capacité régénératrice de la rosée qui est de l’eau. Aussi passagère qu’elle puisse être, l’eau demeure le seul moyen de perpétuer la vie. À la fois menacée par la mort et prometteuse de vie, la rosée symbolise en même temps le moyen et l’occasion de préserver la vie. Celle-ci ne peut être sauvée qu’au risque de la mort. Paradoxe donc que cette faiblesse en même temps force. Oxymore aussi de cette double et contradictoire nature.
Ces deux figures résument un roman qui commence par l’annonce de la mort de tous et se termine par la vision de la renaissance d’une communauté. Elles illustrent de plus l’ironie de voir la partie méprisée du corps du pauvre, le pied nu, se transformer en instrument de libération par le coup de pied au derrière de l’ennemi du pauvre.

1. Syto Cavé, « Le corps du pauvre… Haïti et le théâtre » Ce texte remanié sera repris sous le titre : »Entre le corps du pauvre et la mémoire du comédien. » dans Conjonction no 207, 2002,p.53-54.
2. Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, dans Oeuvres complètes, édition critique, Léon-François Hoffmann coordinateur, collection Archivos, ALLCA XX,Université Paris X, Paris, 2003,p.349. (Toutes les citations sont tirées de cette édition.)
3. Ibid.p.268.
4. Ibid. p.267
5. Ibid.p.320
6. Ibid.P.311
7. Ibid.p.312
8. Ibid.p.311
9. Ibid.P.290
10. Ibid.p.345
11. Ibid.p.312
12. Ibid.p.287-288
13. Ibid.p.311
14. Ibid. p.332
15. Ibid.p.309
16. Ibid.p.314
17. Ibid.p.277
18. Ibid. p.295
19. Ibid. p.315
20. Ibid. p.318
21. Ibid.p.317
22. Ibid.p.273
23. Ibid.p.316
24. Ibid. p.268
25. Ibid. p.347
26. Ibid. p.320
27. Ibid. p.323
28. Ibid. p.309-310
Gouverneurs de la rosée est paru pour la première fois en 1944, Imprimerie d’État, Haïti. Il a par la suite été publié à Paris en 1946, la Bibliothèque française. Traduite dans plus d’une vingtaine de langues, l’œuvre a connu de nombreuses éditions la plus récente étant chez Mémoire D’encrier, Montréal, août 2007.
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