Plaire et se plaire

Entretien de Virginie Andriamirado avec Sokhna Fall

Paris, avril 2005
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Dans Séduire, cinq leçons sénégalaises (1), illustré par d’éloquentes photos de Fabien de Cugnac, la Franco-Sénégalaise Sokhna Fall dévoile les dessous de l’intimité des femmes : boubous, parfums, encens, bijoux, petits pagnes… Au-delà de l’apparente légèreté de son sujet, le livre traduit la complexité des rapports entre hommes et femmes dans une société où la polygamie est encore courante.

Dans votre livre, on sent une sorte d’inquiétude perpétuelle dans le rapport des femmes à leur beauté. Pensez-vous que cela est généré par la polygamie ?
C’est une question que je me posais en travaillant sur le livre et en écoutant les témoignages. Mais il m’est difficile d’y répondre car il y a d’autres sociétés où la polygamie existe. Ce que je sais, c’est qu’il y a une spécificité dans la passion de la séduction des femmes sénégalaises. Elles ont une manière de travailler leur séduction qui est presque celle des artisans. Cette approche de la séduction a manifestement à voir avec les ethnies qui existent au Sénégal. Je pense que les Wolofs y jouent un grand rôle mais je ne l’explique pas. J’ai été frappée en lisant le récit d’un voyageur portugais du 15ème siècle décrivant une scène de sabar (2). Avec le langage de son époque et son regard d’homme, il utilisait presque les mêmes mots que moi pour décrire le rapport de la femme wolof à ses toilettes, ou encore la vitalité, la gaieté, la façon qu’elle a de mettre sa beauté en démonstration. Apparemment c’est quelque chose qui a des racines profondes dans la région. Ce rapport à la séduction est en quelque sorte la réponse sénégalaise pour dire ce mélange entre Wolofs, Peuls, Malinkés, Sérères, etc. C’est la réponse sénégalaise au problème que pose la polygamie qui peut être parfois vécue de manière positive. Elle est bien sûr aussi source de souffrance, de violence. Mais, en même temps, les femmes arrivent, au sein du foyer polygame, à reprendre la maîtrise du jeu et à tenir les rênes.
Cette présence constante de la polygamie se traduit par des rivalités entre les femmes. Mais vous montrez qu’elle peut aussi générer une formidable solidarité entre coépouses.
C’est paradoxal mais ça fonctionne comme ça. Dans certains cas, au bout de 20 ou 30 ans de vie commune, les coépouses deviennent solidaires et complices tout en étant toujours aussi séductrices. Après la ménopause, les enjeux ne sont plus les mêmes. Ce que je trouve extraordinaire – il est possible que cela évolue – c’est que l’âge, la maturité n’est pas un moins mais un plus. Lorsque l’enjeu n’est plus de trouver un mari et d’avoir des enfants, plus aucune menace ne pèse sur les femmes, sauf celle d’une éventuelle coépouse. Une fois la femme accomplie, la séduction et le rapport à l’homme sont libérés de la question de la position sociale. Elles ne sont plus assujetties à la culpabilité de ne pas être mariées, de ne pas avoir d’enfants. Elles ne séduisent plus que pour séduire. Au fond, est-ce que la vraie question réside dans le fait d’être la favorite et d’avoir le pouvoir sur l’homme ? À regarder vivre ces femmes, j’avais l’impression que c’était avant tout un rapport à elles-mêmes, à leur être qui s’exprimait dans le talent qu’elles avaient à se mettre en valeur. J’en étais arrivée à me demander si l’homme n’était pas finalement un prétexte.
Dans la relation entre hommes et femmes on a le sentiment que la communication passe plus par les gestes et les attributs de la séduction que par les mots…
Il y a en fait une sorte de fausse pudeur. On peut dire  » Je t’aime « , mais le corps est souvent plus bavard. Énormément de choses sont exprimées par des attitudes mais aussi à travers des tâches quotidiennes comme préparer un plat pour l’époux. Ce n’est pas l’asservissement de la femme qui fait à manger à son mari, mais la femme qui prépare un bon plat pour dire :  » Je suis pourvoyeuse de plaisir « . C’est aussi une part de prise de parole qui n’est pas toujours comprise par les Occidentaux pour lesquels l’importance de la communication non-verbale n’est aujourd’hui plus fondamentale dans les rapports personnels. Ce qui va primer, c’est ce qui se dit et particulièrement dans l’Occident latin où ce qui est verbalisé est beaucoup plus important que ce qui est non-verbal. Alors que dans de nombreuses cultures, notamment africaines ou asiatiques, il est évident de communiquer plein de choses sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Au Sénégal, les relations fonctionnent ainsi et ça joue dans le rapport au corps et dans le rapport amoureux. Cela peut parfois créer des frictions avec un Occidental qui peut mal vivre le fait que des choses aient été dites sans mots.
Les malentendus dans le rapport amoureux entre deux personnes qui n’ont pas les mêmes cultures peuvent-ils naître de cela ?
Oui, c’est évident. Mais je pense aussi que le malentendu prend ce prétexte-là pour se développer. Dans un couple où il n’y pas de conflits ou de malentendus profonds, où la relation est suffisamment forte et rassurante pour l’un et l’autre, la différence culturelle va être source de nouveaux échanges et de découvertes. Cette nouvelle dimension de l’échange n’est pas un obstacle.
L’homme est le grand absent de votre livre. Hormis la complicité du tailleur et des musiciens  » sublimateurs  » de la beauté féminine, il est un peu fantasmé. Comme si d’une certaine façon l’amour de la femme lui était dû…
Par rapport aux femmes occidentales, je trouvais les femmes sénégalaises beaucoup plus entreprenantes. Cela m’a surprise. Elles jouent leur carte, parfois de manière agressive, mais elles ne restent pas là à attendre que l’homme s’intéresse à elle. Cela ne signifie pas pour autant que pour lui tout est gagné d’avance. Dans mon livre, l’amour du personnage de la dirianké (3) n’est pas acquis à l’homme. D’une certaine manière, son projet, et donc toute son entreprise de séduction consiste à mettre le plus d’hommes possible à ses genoux et ensuite de choisir.
Dans votre livre, la dirianké apparaît en effet comme manipulatrice du jeu mais tend aussi d’une certaine façon à être objet de séduction.
La femme n’y est pas objet mais sujet de séduction et la différence est très importante. Bien que j’aie rencontré des situations de grande souffrance, j’ai eu le sentiment que dans l’ensemble, les femmes ne sont pas des victimes complaisantes. Ce sont des sociétés moins violentes que les sociétés arabes. Même s’il y a des violences encore faites aux femmes, même si les agressions comme les viols restent mal jugées, ce sont quand même des sociétés qui ont un respect pour la femme en tant que telle. Je n’ai pas senti, contrairement à d’autres cultures, que le fait d’être femme était une disqualification.
Depuis la parution de votre livre, avez-vous perçu des évolutions dans les relations entre hommes et femmes ?
Déjà moment où j’écrivais, de plus en plus de jeunes filles aspiraient à des mariages non polygames. La loi sénégalaise, assez hypocrite – je ne sais pas si elle a changé – stipulait que les époux pouvaient choisir un mariage non polygame, mais rien n’empêchait par la suite le mari de dénoncer cette décision. Ce mouvement s’accompagnait d’une sorte de perversion des traditions qui fait que dans le mariage sénégalais musulman (les trois mots sont importants), c’est l’homme qui prend en charge la nourriture, le vêtir de la femme et des enfants. Même si elle gagne sa vie, rien n’oblige l’épouse à participer à la vie matérielle du ménage. Dans les nouveaux ménages, les jeunes femmes modernes travaillant, elles ont logiquement voulu partager les biens. Mais dans certaines situations, ça a eu un effet catastrophique inverse, car l’homme s’est reposé sur la femme. Elles ont perdu ce statut  » autorisé  » par la polygamie sans rien récupérer en contrepartie. C’est une fausse égalité parce que finalement la charge émotionnelle s’est déplacée en charge matérielle et revient évidemment au bout d’un certain temps en charge émotionnelle, quand par exemple l’homme a une maîtresse.
En cas de divorce, banalisé depuis longtemps au Sénégal, la situation reste toujours douloureuse pour la femme qui – contrairement à ce qui a pu être abusif en Occident dans l’autre sens – voit généralement les enfants et notamment les garçons confiés à la garde du père.
Autre point, j’ai constaté les effets superficiels de l’arrivée des films pornographiques. Les images qu’ils véhiculent se substituent au discours iconographique naïf présent sur les pagnes érotiques. Il y a une nouvelle génération de pagnes peints par les hommes qui sont beaucoup plus proches d’un discours pornographique sur la sexualité. Ça reste suffisamment proche des images traditionnellement brodées sur les pagnes pour ne pas choquer, mais cette percée du cinéma pornographique peut transformer des rapports, des constructions psychiques qui vont avoir des effets négatifs sur le rapport à l’amour.
Cela concerne seulement les hommes ou également les femmes ?
Les femmes sont également concernées. Le rapport aux images télévisuelles n’est pas le même qu’en Occident qui en a une plus longue expérience. La plupart des gens n’ont pas conscience des conséquences que peuvent avoir à terme sur eux les images télévisées. Elles sont tout d’abord perçues comme n’étant pas réelles mais ont un effet sur le psychisme qui peut être tout à fait réel. Et cet effet n’est absolument pas le même que celui produit par une peinture ou un dessin sur un pagne. Je ne sais pas ce que cela va donner mais les conséquences sur les rapports amoureux sont inévitables.
L’idée de transmission de la mère à la fille, des femmes les plus délurées qui initient les plus timides, est très présente dans le rapport à la séduction. Est-ce une manière de l’inscrire dans une tradition ?
Mais c’est une tradition ! Lorsque je montais ce projet, j’ai rencontré, entre autres, des intellectuels sénégalais et des agents du ministère de la Culture dont certains ne me prenaient pas au sérieux et ne voyaient pas l’intérêt de mon projet. Depuis la sortie du livre, les regards ont changé. Cette approche de la séduction  » à la sénégalaise  » est désormais revendiquée comme faisant partie du patrimoine culturel. Beaucoup de femmes se sont réjoui que soient mises à jour des choses cachées et surtout que leur savoir faire soit reconnu.
Concernant la transmission, elle ne se fait pas forcément directement de la mère à la fille entre lesquelles le sujet n’est pas abordé frontalement. Il n’y a pas d’initiation ritualisée, mais plutôt des remarques quotidiennes comme lorsqu’une mère répète à sa fille  » Assieds-toi bien droite, ne t’assieds pas sur ton dos « , c’est une manière de transmettre en lui apprenant à bien se tenir et donc à se mettre en valeur.
Avez-vous rencontré des difficultés pour délier les langues et accéder à l’intimité de ces femmes ?
Non, car c’est finalement une intimité relative. Au marché à Dakar, vous trouvez sur les étals les pagnes, parfums et autres accessoires de séduction. Les pagnes érotiques y sont également vendus sauf qu’ils restent pliés et sont montrés discrètement à la demande. Les femmes qui les brodent les vendent aussi directement dans les maisons. Une chose est sûre : une femme à la recherche d’un pagne érotique saura toujours où le trouver !
L’initiation à la séduction sénégalaise dont fait l’objet l’étudiante de votre livre a pour finalité la conquête de celui qu’elle aime. En même temps que sa motivation traduit son attachement à l’autre, elle révèle aussi l’attachement à soi. Comment expliquez-vous cette dualité ?
Elle réside dans le double rapport qui opère dans le fait de conquérir l’homme et dans l’autosatisfaction – et non pas l’auto-érotisme – d’être séduisante, qui ne dépend pas de l’homme à conquérir. Même quand il n’y a pas un homme dont la femme est amoureuse, la séduction est présente et même quand il n’y a plus d’homme à séduire, elle est toujours là. Lorsque les femmes dansent le sabar – où l’homme n’est traditionnellement pas présent –, elles peuvent rivaliser dans le déploiement de leurs attributs de séduction, mais souvent, elles s’encouragent en montrant par exemple à une femme triste parce que son homme la néglige, comment s’y prendre. Cela a à voir avec le rapport au corps. Un rapport d’appropriation du corps peut-être beaucoup plus puissant qu’en Occident où la tradition est de déposséder les individus de leur corps.
Pensez-vous que cela peut se traduire par une différence avec l’Occident où la relation amoureuse serait plus individualisée ?
En Occident, la relation au corps est très individualisée. Soit vous êtes bien dans votre corps et c’est tant mieux pour vous, sinon, allez chez un psy ! Au Sénégal, j’ai l’impression qu’il y a aussi une gestion collective de ce rapport au corps et donc à l’Autre. On n’est pas indifférent mais on n’est pas intrusif pour autant.
La dimension matérielle est toujours présente. L’homme riche est-il encore le mari idéal ?
Les femmes sont pragmatiques. En Afrique, on est obligé d’accepter ce qui se passera le lendemain mais on ne peut pas faire comme si on s’en fichait. Les histoires d’amour avec  » celui qu’il ne fallait pas parce qu’il n’a pas de travail, pas d’argent  » sont fréquentes. Il y a parfois une espèce de dichotomie entre l’amour passionnel où justement on a oublié toute prudence et l’amour plus raisonné, où l’on accepte d’épouser un homme à condition qu’il assure matériellement. C’est celui que les familles voudraient pour leur fille mais ce n’est pas toujours celui qu’elle choisit. Certaines ont recours à un moyen qui a fait ses preuves : attendre un enfant. Les familles préfèrent souvent une fille mariée à un  » va-nu-pieds  » qu’une fille enceinte à la maison.
Dans le schéma traditionnel le mari de rêve n’est pas polygame, il est gentil avec sa femme, la couvre de cadeaux, de beaux vêtements, fait en sorte qu’il y ait toujours à manger à la maison, qu’elle soit aidée dans ses tâches, veille à ce que les enfants soient bien nourris. Bref le mari idéal est celui qui s’occupe de sa femme ! Aujourd’hui encore, malgré une certaine répartition des tâches et même s’il y a des déplacements, le schéma reste le même.

Notes
1. Éditions Alternatives, 1998, Paris
2.  » nom des tam-tams, rythmes et danse généralement réservée aux femmes  »
3.  » une belle dame, une grande dame, de celles qui dictent les modes et piègent les hommes dans leur sillage parfum酠« 
///Article N° : 3827

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